C.S. Lewis et l’apologétique

par | Résister et Construire - numéros 37-38

Plutôt qu’une étude pointue sur la méthode apologétique de C.S. Lewis, cet article sera surtout une présentation globale d’un homme et de son œuvre. En effet, cette approche m’a semblé plus à même de faire découvrir cet auteur anglo-saxon souvent mal connu dans le monde francophone et de rendre justice à la richesse de sa personnalité et de son œuvre.

Je commencerai par expliquer comment cet auteur a croisé mon chemin, puis tracerai les grandes lignes de sa biographie et de son œuvre en consacrant un chapitre particulier au récit de sa conversion. Finalement, je parlerai de sa méthode apologétique en la mettant en parallèle avec son œuvre romanesque et tenterai une évaluation personnelle de l’auteur.

Introduction

Ma première rencontre avec C.S. Lewis eut lieu très peu de temps après ma conversion, il y a de cela plus de quinze ans. L’ami par l’intermédiaire duquel je m’étais convertie m’avait envoyé deux de ses livres, traduits en français : Les fondements du christianisme (à l’époque traduit sous le titre de Voilà pourquoi je suis chrétien) et Tactique du diable.

Dieu, qui est pédagogue, savait exactement ce dont j’avais besoin à l’époque et Il avait alors mis entre mes mains les deux livres de cet auteur qui répondaient le mieux à mon questionnement du moment.

Le premier livre, par un raisonnement inductif[1] rigoureux et une logique implacable, étayé par des illustrations vivantes, tente, sinon de prouver que Dieu existe, du moins de montrer que la croyance en un principe spirituel est une croyance plus raisonnable que le matérialisme car plus adéquate aux faits universellement observés. En effet, cette hypothèse (existence d’un principe spirituel personnel) explique, mieux que n’importe quelle autre, l’existence universelle, en dehors de toute Révélation, d’une loi morale naturelle régissant la conscience des hommes sur toute la terre, loi que tous les hommes ont aussi universellement conscience de transgresser.

Le fait d’adhérer à cette conclusion ne suffisant pas à faire d’un homme un chrétien, C.S. Lewis s’emploie ensuite à montrer qu’une partie de l’enseignement du christianisme coïncide avec les conclusions auxquelles nous aboutissions par l’usage méticuleux de la raison et que cela le rend extrêmement crédible, sinon absolument prouvé. En bref, il montre que le saut de la foi dans la révélation biblique n’est pas un saut dans l’irrationnel.

Pour être honnête, je dois dire qu’à l’époque, la méthode m’impressionna autant que le contenu des arguments. J’avais été formée à l’école du rationalisme laïque hérité des Lumières, faisant l’impasse sur toute une tradition de réflexion chrétienne, et j’avais toujours vu appliquer cette méthode inductive pour détruire toute idée de transcendance. Comprendre qu’elle pouvait être utilisée dans le but inverse (promouvoir l’idée de transcendance), et de manière tout à fait convaincante, fut pour moi un choc salutaire et rassurant, car je percevais intuitivement que la foi définie comme un suicide intellectuel absolu ne pouvait produire à long terme que des fruits pourris. Grâce à la raison elle-même, C.S. Lewis ouvrait une brèche dans mon rationalisme étriqué, en me faisant comprendre que la foi en Dieu était finalement une position plus raisonnable, plus cohérente et plus conforme aux faits observés que l’athéisme, le matérialisme ou le relativisme moral, alors que jusqu’à cette époque j’avais appris à tenir le contraire pour vrai.

Le deuxième livre est une fiction humoristique dans laquelle un diable apprenti reçoit des lettres de son supérieur hiérarchique, lui donnant des conseils sur la meilleure façon de tenter un nouveau converti et de le perdre. L’emploi de la fiction pour aborder un problème si controversé ne doit pas nous faire perdre de vue que C.S. Lewis croyait réellement à l’existence du diable (ce qui est clairement dit dans le premier livre). Ce second livre s’attaque d’une manière toute différente du premier à un aspect de la problématique entre foi et raison qui était particulièrement épineux pour moi, à savoir le problème entre surnaturel maléfique et raison. La question de savoir si le diable existe vraiment et s’il a réellement le pouvoir d’agir dans le cœur des humains se posait à moi, à l’époque, en termes dramatiques. En effet, cette question, que je posais sans avoir une idée préconçue de la réponse, me faisait me demander si je n’étais pas en train de sombrer dans une névrose religieuse d’un type complètement démodé et si ma conversion n’était pas le signe annonciateur d’une folie d’un autre âge.

Si je me réfère à cette première expérience personnelle de C.S. Lewis, c’est parce qu’elle m’a permis de mieux cerner l’originalité de cet auteur, originalité qui, à l’époque, m’était apparue dans toute sa force surprenante.

Cette singularité consistait en ce mélange, chez un même homme, de logique et de méthode inductive rigoureuses, d’argumentation serrée, et… de foi inébranlable dans le surnaturel le plus fou tel que les miracles, la révélation, l’incarnation et même la croyance, si désuète, dans l’existence d’un principe maléfique tel que le diable. Jusqu’à ce jour, mon éducation m’avait toujours appris à considérer ces deux éléments comme définitivement irréconciliables. Voir ces qualités réunies chez un même homme était pour moi extrêmement surprenant et en un sens très rafraîchissant.

Cette première rencontre me mettait aussi immédiatement en présence des deux talents de C. S. Lewis, talents qui eux aussi sont rarement réconciliés en un seul homme, à savoir une rationalité implacable doublée d’un profond sens du merveilleux. Sous ce terme de merveilleux, j’inclus une imagination d’une grande fécondité, un authentique talent poétique et un sens aigu du surnaturel. En effet, C.S. Lewis n’est pas seulement un philosophe solide et un apologète émérite de la foi chrétienne, mais c’est aussi un conteur de fables édifiantes, capable d’écrire de passionnantes histoires pour les enfants comme pour les adultes.

Une des principales erreurs commises à son égard, et source de malentendus, me semble avoir été de séparer ces deux fonctions ; mais nous y reviendrons par la suite.

Malgré l’aide inappréciable qu’il m’apporta, je crois que sur le moment je n’ai pas su mesurer la valeur de cet écrivain. Je n’en avais, à l’époque, pas les moyens.

Chose étrange, C.S. Lewis, après avoir si bien rempli son rôle auprès de la jeune convertie que j’étais, disparut de mon paysage personnel pendant plus de dix ans. Jusqu’au jour où le film d’Attenborough Shadowlands (en français Les ombres du cœur), qui raconte de manière discutable mais en tout cas pleine de sensibilité un moment dramatique de sa biographie, l’a à nouveau fait sortir de l’ombre, non seulement pour moi, mais pour tous les spectateurs du film.

Dans ce film, on voyait l’intellectuel et le chrétien, l’homme qui avait si bien su parler de la souffrance selon Dieu (le mégaphone de Dieu pour réveiller un monde sourd, selon ses propres termes), aux prises non avec des idées ou des dangers fictifs, mais avec une impitoyable réalité : la mort lente et douloureuse, à cause d’un cancer, d’une épouse tendrement aimée, d’autant plus chère qu’elle lui avait été tardivement accordée. C.S. Lewis resta en effet célibataire jusqu’à l’âge de cinquante-neuf ans, et ne put jouir de la présence de sa femme que pendant trois brèves années. Le cancer fut l’un des « dragons » concrets que ce grand allégoriste eut à affronter au cours de son existence, car cette terrible maladie, après avoir dévoré sa mère alors qu’il n’était qu’un enfant, emporta sa femme alors qu’il était un homme vieillissant.

Le film ajoutait la note biographique, la touche de réalité et d’expérience qui rendait le personnage vivant et palpable, et qui me permit de me rendre compte que j’avais sans doute eu tort de ne pas m’intéresser d’un peu plus près à l’œuvre d’un homme qui semblait avoir tant de facettes.

C’est alors que je me mis à lire une grande partie de sa production, tant apologétique, littéraire que biographique (plus d’une trentaine de livres en tout), et que je découvris un écrivain d’une grande richesse, un homme à l’intelligence aiguë, capable de diagnostiquer, avant que les symptômes ne soient pleinement évidents, les maladies dont était atteint l’Occident « post-chrétien ». Plus surprenant encore, je découvris aussi un grand allégoriste et un poète visionnaire.

Alors qu’à la même époque la plupart des intellectuels (consciemment ou inconsciemment) travaillaient à la déchristianisation de l’Occident, cet homme œuvra toute sa vie à contre-courant en se servant de l’intelligence et de la culture que Dieu lui avait données pour rechristianiser la culture occidentale. Ayant parfaitement compris que le chrétien ne se battait pas premièrement contre la « chair et le sang » mais contre « les dominations dans les lieux célestes », il affronta avec courage, amour, persévérance et avec un humour tout britannique, toutes les idéologies mortifères du vingtième siècle (souvent de vieilles hérésies remises au goût du jour) telles que matérialisme, scientisme, relativisme moral, freudisme, hédonisme, ainsi que toutes les épreuves concrètes que Dieu ne manqua pas de lui faire traverser.

Grâce à son sens aigu du mal sous toutes ses formes et plus particulièrement sous sa forme idéologique, il fut probablement l’un des premiers intellectuels à prévoir le danger que représentait les médias, le scientisme et l’idéologie technicienne pour la civilisation occidentale et à s’opposer de toute la force de sa foi, de sa raison et de son imagination, au désenchantement du monde, à sa déshumanisation et à son abrutissement.

Les femmes ont, peut-être plus que les hommes, la fâcheuse tendance, lorsque quelqu’un leur est profondément sympathique, à en déduire que cette personne a forcément toujours raison. J’espère ne pas être tombée dans ce piège. Pour le prouver, j’admettrai volontiers que C.S. Lewis n’est pas un grand théologien systématique (il ne prétendit jamais l’être), ni un exégète méticuleux du texte biblique. Force m’est aussi d’admettre que certains de ses choix doctrinaux ne sauraient satisfaire toutes les dénominations chrétiennes (sa croyance au purgatoire ainsi qu’une forme abâtardie de croyance en l’évolutionnisme en sont des exemples).

Toutefois, il ne fit jamais un cheval de bataille de ses positions controversées mais s’acharna plutôt à défendre un christianisme « de base » sur lequel les principales dénominations chrétiennes pouvaient tomber d’accord. Il refusa toujours de perdre son lecteur dans des querelles scolastiques trop subtiles. Il favorisa ainsi une sorte d’œcuménisme doctrinal. Par exemple, le manuscrit des Fondements du christianisme fut alternativement soumis à un ecclésiastique anglican, un méthodiste, un réformé et un catholique, qui tous en ratifièrent l’essentiel.

Mais il est aussi un reproche que j’ai souvent entendu prononcer contre lui et que j’aimerais, grâce à cet article, sinon nier complètement, du moins nuancer, car il me semble ne pas rendre justice à la personnalité complexe de cet auteur. En effet, on lui fait souvent le double reproche d’accorder une confiance sans limite à la raison et à la logique pour conduire l’homme jusqu’à Dieu, et de se servir exclusivement de ces instruments dans sa défense de la foi chrétienne.

Après cette longue introduction qui, je l’espère, nous a installés au cœur de notre sujet, voyons maintenant la biographie de C.S. Lewis. Nous examinerons ensuite sa méthode apologétique.

Biographie

C.S. Lewis est né à Belfast, en Irlande du Nord, en 1898, et mourut à Oxford en 1963. Sa mère mourut d’un cancer lorsqu’il avait neuf ans et son père, avoué de son métier, qui ne se remit jamais complètement de cette mort, abandonna l’éducation de ses deux fils, d’abord à des institutions scolaires de mauvaise qualité, puis finalement, en ce qui concerne C.S. Lewis, à un tuteur remarquable mais agnostique qui nourrit l’intelligence hors du commun de son élève de toute la culture classique occidentale (latin, grec, philosophie, histoire, littérature), en le confrontant directement avec les textes originaux. Si son éducation le mit en contact intime avec toutes les sources classiques et rationnelles de la culture occidentale, ses goûts naturels le portaient plutôt vers la culture “barbare” et romantique (au sens littéraire du terme). En effet, dès son plus jeune âge, C.S. Lewis fut un grand amateur de mythologie nordique, de contes de fées, d’allégories, de littérature médiévale et fantastique. Vers l’âge de dix-huit ans, bien avant sa conversion au christianisme, il fut profondément influencé par la lecture d’un auteur de contes de fées assez peu connu du nom de Georges Mac Donald, chrétien de surcroît.

Comme son intelligence, la fertilité de son imagination se révéla aussi précocement. Il commença à exercer ses dons de créateur de fictions dès l’école primaire, en inventant des mondes fantastiques dont il dressait des cartes géographiques très précises.

La seule branche où il ne brilla jamais fut l’arithmétique (mais pas la logique), car ainsi qu’il l’affirme lui-même dans son autobiographie, quel que soit le soin qu’il prenait pour faire ses opérations, elles ne tombaient jamais justes. Tout génie a ses failles et celle-ci ne fut heureusement pas éliminatoire[2].

C.S. Lewis appartient donc à cette dernière génération d’intellectuels nourris à toutes les grandes sources de la culture occidentale, tant grecque que barbare et chrétienne, à l’exception de la veine purement scientifique et technique.

À partir de sa conversion, il mit cette immense culture au service de la défense du christianisme qu’il reconnut rapidement comme la géniale synthèse des deux autres tendances (grecque et barbare), chacune manifestant, à sa manière, une parcelle de vérité.

Quand la première guerre mondiale éclata, C.S. Lewis avait seize ans. Il attendit d’avoir l’âge légal pour s’enrôler et passa ainsi son dix-neuvième anniversaire sur le front. En 1918, il fut blessé et rapatrié. L’expérience de la guerre, qui fut pour d’autres écrivains décisive et révélatrice, ne tient pas une place prépondérante dans son œuvre, ni même dans sa vie. Les combats intellectuels et spirituels l’occupèrent et l’intéressèrent bien davantage. Si nous signalons ce fait, c’est que le film d’Attenborough avait tendance à présenter C.S. Lewis comme un intellectuel ayant frileusement passé toute son existence dans l’univers protégé des bibliothèques et des universités, en évitant soigneusement la vraie vie et ses souffrances. Cet épisode de sa vie (dont il se vanta rarement) prouve qu’il n’en fut rien et qu’il n’hésita pas, lorsque cela était absolument nécessaire, à sacrifier son confort à ce qu’il considérait être son devoir.

Après avoir brillamment terminé ses études à l’Université d’Oxford (latin, grec, anglais et philosophie), il fut chargé de cours (philosophie puis littérature anglaise) et directeur d’étude au Magdalen College (Oxford) de 1925 à 1954, date à laquelle il devint professeur de littérature médiévale et renaissante à Cambridge. Il eut une influence durable et profonde sur un grand nombre de ses élèves.

Longtemps athée convaincu, il se convertit pourtant au christianisme à l’âge de trente-trois ans, partiellement grâce à l’influence de son ami et confrère J.R. Tolkien, linguiste érudit et auteur de fictions fantastiques, mais aussi chrétien convaincu. C.S. Lewis adhéra alors à l’église anglicane d’Angleterre (et à ses doctrines fondatrices) à laquelle il resta fidèle toute sa vie, tout en sachant pertinemment que les loups (en particulier les théologiens libéraux pour lesquels il n’avait aucune sympathie) étaient dans la bergerie.

A partir de ce moment, il devint un très populaire maître de conférence, un vulgarisateur de qualité des grandes doctrines du christianisme.

Ainsi que nous l’avons déjà vu, il est l’auteur d’un grand nombre d’essais de critique littéraire, d’essais apologétiques sur la foi chrétienne, de romans fantastiques et allégoriques pour enfants et pour adultes, et même d’essais biographiques, l’un racontant sa conversion, Surpris par la joie, et l’autre la période qui succéda à la mort de sa femme, A Grief Observed, non traduit à notre connaissance.

La conversion

Dans son enfance, en contemplant de lointaines collines de la fenêtre de sa chambre, C.S. Lewis fit pour la première fois l’expérience d’un désir romantique intense, comblé par une émotion esthétique d’une qualité spéciale, qui le marqua profondément et dont il passa la première partie de son existence (avant sa conversion) à essayer de comprendre l’essence. Il refit par la suite plusieurs fois, à diverses occasions, cette même expérience (qualifiée du nom de « joie »), en particulier en lisant les contes féeriques de Georges Mac Donald.

C.S. Lewis étant avant tout un intellectuel, la quête pour découvrir la nature de la « joie » prit la forme d’un pèlerinage intellectuel au travers des principales idéologies (les hérésies) du passé et du présent. Ce pèlerinage, raconté sous forme d’allégorie dans le livre The Pilgrim’s Regress (la régression du pèlerin) et construit sur la forme du Voyage du pèlerin de John Bunyan, le ramena finalement à la case départ. Il y trouva ce qu’il ne cherchait pas et ce qui ne l’arrangeait pas particulièrement, à savoir Dieu et la foi en Christ. En effet, l’expérience de la « joie » se révéla finalement d’essence religieuse, ce que C.S. Lewis n’avait pas prévu en entamant son voyage. Cette quête entreprise pour découvrir la vraie nature du bonheur aboutit donc, bien malgré C.S. Lewis, au sein de l’église chrétienne.

C.S. Lewis confessa lui-même qu’il ne chercha jamais Dieu consciemment, mais qu’engagé dans une quête d’un autre type, il trouva ce qu’il n’avait jamais désiré trouver. Il affirme lui-même :

Je n’ai jamais connu l’expérience qui consiste à chercher Dieu. C’est dans l’autre sens que les choses se produisirent : Il était le chasseur (ou c’est ainsi que je percevais la chose) et j’étais le daim. Il me traqua comme l’aurait fait un Peau-Rouge, me visa précisément, et fit feu. Et je suis reconnaissant que cette première rencontre (la première dont j’eus conscience) se produisit de cette manière. Cela m’arma contre la peur future que cette expérience n’ait été que l’assouvissement d’un désir. Une chose que l’on désire peut difficilement ressembler à cela.

Fort de cette citation, il est difficile de comprendre comment on peut faire de C.S. Lewis un rationaliste persuadé que l’homme peut trouver Dieu par le seul usage de la raison. La découverte de l’existence de Dieu et de la véracité du christianisme ne fut pour lui que le sous-produit non souhaité d’une quête existentielle et intellectuelle plus générale. Bien qu’adepte de la raison et de la logique, C.S. Lewis savait que l’homme ne cherche jamais Dieu spontanément mais que souvent engagé dans une quête d’un autre type, il finit parfois par Le croiser sur son chemin ; l’initiative de la rencontre et de la conversion reposant en dernier recours toujours sur Dieu lui-même. Il savait aussi que cette première rencontre fait rarement très plaisir.

Voici comment il décrit lui-même sa conversion dans son autobiographie Surpris par la joie :

Ce que j’avais tant redouté a fini par m’arriver. Au cours de l’été 1929, je cédais et admis que Dieu était Dieu. Je me jetais à genoux et me mis à prier. J’étais sans doute cette nuit-là le converti le plus démoralisé et récalcitrant de toute l’Angleterre.

Il est vrai aussi que d’autres extraits de sa biographie, en apparente contradiction avec les passages cités plus haut, tendent à montrer que C.S. Lewis se convertit parce que l’usage rigoureux du raisonnement et de la logique le conduisit d’abord à la conclusion non souhaitée qu’un principe spirituel était à l’origine de tout (au théisme), puis à la conclusion encore plus dérangeante que le christianisme ne pouvait qu’être vrai. La raison, chez lui, fut convertie avant la volonté et les sentiments, mais une fois acculé intellectuellement, en homme conséquent avec lui-même, il ne put que se soumettre tout entier.

C.S. Lewis était assez lucide sur le cœur humain en général, et sur le sien en particulier, pour savoir que les hommes ne croient pas spontanément à ce qui est vrai mais d’abord à ce qui les arrange ou leur fait plaisir, et peut-être même (par perversion) plus facilement à ce qui les dérange qu’à ce qui est vrai. Or, le fait que la foi chrétienne soit vraie ne le réjouissait pas particulièrement, mais il était contraint d’en admettre la véracité en se soumettant aux exigences de la logique. Une adhésion accordée avec tant de répugnance, presque contraint et forcé, et sur la base de quelque chose d’aussi neutre, était pour lui une garantie d’authenticité.

On peut ainsi constater deux choses apparemment contradictoires : d’une part l’importance de la démarche intellectuelle dans le processus de la conversion de C.S. Lewis, mais d’autre part aussi la conviction que cette démarche intellectuelle (entreprise pour de toutes autres raisons que la recherche du divin) ne fut qu’un instrument docile entre les mains de Dieu. On a parfois bien de la peine à concilier ces deux aspects de cette même conversion. Pourtant ceux-ci ne font que manifester sous une forme incarnée les deux grandes doctrines apparemment paradoxales du Christianisme, à savoir la souveraineté totale de Dieu et l’entière responsabilité humaine (et particulièrement lorsque cette responsabilité humaine est celle d’un intellectuel).

C.S. Lewis n’a jamais cru que la raison seule, indépendamment de la Révélation et de toute action divine, pouvait conduire l’homme à la connaissance parfaite du Dieu vivant et de son plan de salut.

Par contre, en tant qu’intellectuel, il pensait que sa responsabilité consistait à défendre l’idée que la foi était quelque chose de parfaitement raisonnable et que la Révélation était plus conforme aux faits et à la logique que la plupart des philosophies concurrentes, contrairement à ce qu’une propagande malveillante laissait généralement supposer.

Il savait aussi, j’essaierai de le montrer tout à l’heure, que la raison n’est pas neutre mais largement corrompue, et que sans une grâce divine particulière et constante elle n’est qu’une mauvaise boussole.

L’Apologétique

Si je me suis longuement étendue sur le déroulement de cette conversion, c’est qu’elle nous aide à comprendre la méthode apologétique que C.S. Lewis utilisa toute sa vie. En effet, cette apologétique s’inspire plutôt de son expérience personnelle et de constatations pratiques que de principes théologiques généraux. On peut le lui reprocher. Cependant, il faut rappeler qu’il n’affirma jamais que son expérience était normative. Il pensait simplement que ce qui l’avait aidé à franchir le seuil de la foi pouvait aussi aider ceux qui lui ressemblent.

La raison et la réflexion ayant joué un grand rôle dans sa propre conversion, il va les utiliser pour amener son lecteur à admettre la crédibilité du christianisme, sa cohérence interne et son adéquation à l’expérience humaine générale. Etant absolument convaincu que le christianisme est objectivement vrai, il essaiera d’en convaincre ses adversaires par toutes sortes d’arguments rationnels, tout en sachant pertinemment qu’il faut une grâce spéciale pour admettre la validité de ces arguments.

Il va aussi utiliser la raison pour traquer les contradictions internes des philosophies concurrentes et en démontrer l’inanité et la fausseté.

L’une des méthodes possibles, pour bien comprendre l’apologétique de C.S. Lewis, consiste sans doute à analyser ce qui représentait pour lui l’antithèse de cette apologétique : la tactique du diable.

En effet, si C.S. Lewis a une relative confiance dans la raison humaine, il sait aussi très bien que le diable peut tordre les fils de cette raison de manière inextricable, que c’est même une de ses stratégies favorites, et que sans une intervention divine particulière et constante l’homme est forcément sa dupe.

Écoutons ce que Screwtape, l’oncle du diable apprenti, écrit à son neveu à propos du jeune converti qu’il doit perdre :

Je prends note […] du soin que tu prends à le mettre aussi souvent que possible en contact avec son ami matérialiste. Mais n’es-tu pas un peu naïf ? On dirait que tu t’imagines l’arracher par le raisonnement aux griffes de l’Ennemi. Ceci aurait été possible s’il avait vécu quelques siècles plus tôt. À cette époque-là, les humains savaient encore reconnaître quand une chose était prouvée et quand elle ne l’était pas. Et lorsqu’elle était prouvée, ils y croyaient vraiment. Ils faisaient encore le lien entre la pensée et l’acte, ils étaient prêts à changer leur manière de vivre quand la logique le leur conseillait. Mais, par le moyen de la presse et des autres mass media, nous avons réussi en grande partie à modifier cela. Ton homme a été habitué, depuis son enfance, à abriter une douzaine de philosophies contradictoires dans son cerveau. En jugeant d’une doctrine, l’essentiel pour lui n’est pas de savoir si elle est « vraie » ou « fausse », mais si elle est « abstraite » ou « pratique », « démodée » ou « moderne », « souple » ou « rigide ». Les slogans, et non le raisonnement, seront tes meilleurs alliés pour l’éloigner de l’église. Ne perds pas ton temps à essayer de le convaincre que le matérialisme est vrai ! Fais-lui croire qu’il est fort, vigoureux, courageux, que c’est la philosophie de l’avenir. Car c’est à ce genre de chose qu’il est sensible.

L’inconvénient à faire appel au raisonnement, c’est que l’Ennemi a l’avantage du terrain. Il sait fort bien argumenter. Tandis que dans le genre de propagande pragmatique que je préconise, il s’est montré depuis des siècles bien inférieur à notre père d’en bas. Par le simple fait d’argumenter, tu éveilles l’esprit de ton protégé. Et une fois qu’il est éveillé, qui peut en prévoir les répercussions ? Même si tu arrives à tordre le fil de ses pensées et que cela tourne à notre avantage, tu constateras que tu as favorisé chez lui l’habitude néfaste de réfléchir aux grands problèmes de la vie et détourné son attention de ce qui tombe sous le sens. Or, c’est là-dessus que tu feras bien de fixer son attention. Et apprends-lui à appeler cela la « vraie vie » sans lui laisser le temps de s’interroger sur ce qu’il entend par « vrai ». (Tactique du diable, p. 9-10.)

Pour C.S. Lewis, le diable est avant tout le père des sophistes, capable de démontrer et de prouver n’importe quoi par le biais d’une argumentation apparemment logique. Il était un temps où le diable aurait essayé de prouver par A + B à son jeune protégé que le matérialisme était vrai. Non qu’il fût vrai, mais un raisonnement spécieux, n’ayant que l’apparence de la logique, aurait pu le faire paraître comme tel. Ensuite, selon lui, il est aussi l’inventeur de la méthode inverse et plus moderne, à savoir la propagande, dans laquelle l’impact émotionnel court-circuite toute argumentation rationnelle (« Fais-lui croire qu’il est fort, vigoureux, courageux ! »).

Il est vrai que malgré la possibilité qu’il a de corrompre l’usage de la raison, Screwtape, et C.S. Lewis avec lui, affirme malgré tout que sur le terrain du raisonnement Dieu conserve toujours l’avantage, car il sait très bien argumenter.

N’est-ce pas là le préjugé d’un intellectuel et d’un rationaliste plutôt qu’une vérité révélée bibliquement ou même simplement confirmée par l’expérience ?

En effet, comment C.S. Lewis, qui était environné d’intellectuels incroyants et hostiles au christianisme, peut-il adhérer à une telle proposition ?

D’une façon toute pragmatique, C.S. Lewis avait certainement constaté que s’il est extrêmement difficile de convaincre de la véracité du christianisme une personne à l’esprit critique aiguisé et qui pratique un rationalisme étriqué depuis de longues années, il est tout aussi difficile, sinon plus, d’en convaincre quelqu’un qui a perdu l’habitude (ou qui ne l’a jamais acquise) de poser une question existentielle rigoureusement et sérieusement.

C.S. Lewis avait parfaitement compris que l’apparition du grand divertissement médiatique allait favoriser, sur une grande échelle, l’avènement d’un homme du deuxième type, fermé à toute argumentation rationnelle et pensant à l’aide de clichés réducteurs, bafouant journellement sans même s’en apercevoir le principe de non-contradiction (croyant en même temps une chose et son contraire), et donc proie facile pour les hérésies de toutes sortes. Il pressentait aussi, de manière très intuitive, que ce danger était l’un des plus grands (le plus grand ?) que la chrétienté aurait à affronter dans l’avenir proche. Son apologétique, qui a une portée stratégique, reflète cette préoccupation et cette conviction intime, conviction parfaitement confirmée par les faits.

Ce passage nous permet donc de comprendre pourquoi C.S. Lewis, a contrario de ce qu’il imagine être la pratique diabolique, utilisa si intensément le raisonnement logique honnête (la « droite raison ») dans son apologétique et essaya par tous les moyens d’éveiller l’intelligence et la capacité rationnelle de son lecteur.

C.S. Lewis a toujours tenté d’armer son lecteur contre les sophistes et les rationalistes bornés (des intellectuels pour la plupart), mais aussi contre les propagandistes de tout bord, les esprits paresseux et sentimentaux (ceux qui règnent en général sur les médias).

Il désirait apprendre à son lecteur à discerner entre les vraies démonstrations, celles qui sont droites, cohérentes, conformes à l’expérience (le christianisme), et celles qui n’ont que l’apparence de la logique et de la cohérence et qui s’effondrent dès que l’on creuse un petit peu, telles le matérialisme, le scientisme ou le relativisme moral absolu. Il s’agissait aussi de mettre en garde le lecteur contre ses préjugés et contre le fait d’adhérer sans réflexion aux idées qui lui font plaisir, à celles qui sont à la mode, séduisantes, ou même à celles qui lui semblent évidentes et tomber sous le sens. Indéniablement, il y a un petit peu de Socrate chez C.S. Lewis.

Après avoir vu la pratique que C.S. Lewis condamnait, examinons maintenant brièvement la méthode apologétique qu’il défendit et qu’il pratiqua. Pour rendre cette méthode aussi lumineuse que possible et accessible à tous, nous nous référerons non à un de ses livres apologétiques mais à un de ses livres pour les enfants, L’Armoire magique.

Dans cet ouvrage, quatre enfants sont réfugiés, à cause de la guerre, dans une maison à la campagne chez un vieux professeur excentrique. La plus jeune d’entre eux, Lucie, petite fille lumineuse comme son prénom l’indique, découvre par hasard que le fond d’une vieille armoire ouvre sur un pays magique, le Narnia, où se promènent des faunes et toutes sortes de créatures étranges et sympathiques. En revenant dans le monde habituel, elle s’aperçoit que quel que soit le temps passé dans ce monde magique, il ne s’est écoulé que quelques secondes dans le monde habituel. Son frère Edmond, plus âgé et d’un tempérament plus machiavélique, fait la même expérience qu’elle, mais rencontre dans ce pays un personnage maléfique, la reine blanche, qui en le corrompant par de délicieuses friandises et par la promesse d’en obtenir davantage s’il lui obéit, ourdit avec lui un complot pour amener les autres enfants dans ce pays magique.

Lucie, sachant qu’Edmond peut confirmer son récit, dévoile toute l’affaire aux deux autres enfants qui bien évidemment ne veulent pas la croire, d’autant plus qu’Edmond, soudoyé par la sorcière, nie maintenant être jamais allé dans ce pays et affirme qu’il n’a fait que semblant d’y croire.

Lucie, désespérée de ne pas être crue, mais continuant d’affirmer l’incroyable, sombre dans la tristesse et le mutisme, si bien que son frère et sa sœur, inquiets pour sa santé, vont consulter le vieux professeur à son sujet. Voici le récit de leur conversation :

Ils allèrent donc frapper à la porte du bureau et le professeur dit : « Entrez ! » I1 se leva, leur avança des chaises, et leur déclara qu’il était entièrement à leur disposition. Puis il s’assit, et, pressant les uns contre les autres les bouts de ses doigts, il les écouta sans les interrompre jusqu’à ce qu’ils aient terminé toute leur histoire. Ensuite, il resta silencieux un long moment. Enfin, il s’éclaircit la voix et leur posa la question à laquelle l’un et l’autre s’attendaient le moins :

  • Comment savez-vous, leur demanda-t-il, que l’histoire de votre sœur n’est pas vraie ?
  • Oh ! Mais… commença Suzanne, puis elle s’arrêta. On pouvait voir, d’après la physionomie du vieil homme, qu’il était parfaitement sérieux. Alors Suzanne se ressaisit et dit : Mais Edmond a dit qu’ils ont juste fait semblant…
  • C’est un point, admit le professeur, qui mérite certainement qu’on l’examine ; qu’on l’examine très attentivement. Par exemple,
  • excusez-moi de vous poser une telle question – d’après votre expérience, qui, de votre frère ou de votre sœur, vous semble le plus crédible ? Je veux dire, qui est le plus franc ?
  • Voilà justement ce qui est curieux dans cette histoire, monsieur, répondit Pierre. Jusqu’à aujourd’hui, j’aurais répondu Lucie, sans la moindre hésitation !
  • Et vous, ma chérie, qu’en pensez-vous ? demanda le professeur, en se tournant vers Suzanne.
  • Eh bien, dit Suzanne, en temps normal j’aurais répondu la même chose que Pierre, mais cela ne pourrait pas être vrai… toute cette histoire de forêt et de faune…
  • Cette question me dépasse, dit le professeur, mais accuser de mensonge une personne que l’on a toujours considérée comme franche est une chose très grave, une chose extrêmement grave, assurément.
  • Nous avions peur que ce ne soit peut-être même pas un mensonge, dit Suzanne ; nous avions pensé que sans doute Lucie n’allait pas très bien…
  • Vous voulez dire, qu’elle était folle ? dit le professeur très calmement. Oh ! Rassurez-vous ! Il suffit de la regarder et de lui parler pour voir qu’elle n’est pas folle du tout !
  • Mais alors… s’exclama Suzanne, et elle s’arrêta.

Elle n’avait jamais imaginé qu’une grande personne puisse parler comme le professeur, et elle ne savait pas quoi penser.

  • La logique ! dit le professeur, en partie pour lui-même. Pourquoi n’enseignent-ils pas la logique dans ces écoles ? Il n’y a que trois possibilités. Soit votre sœur ment, soit elle est folle, soit elle dit la vérité. Vous savez qu’elle ne ment pas, et il est évident qu’elle n’est pas folle. Donc pour le moment, et jusqu’à preuve du contraire, nous devons admettre qu’elle dit la vérité.

Suzanne le regarda attentivement et fut certaine, d’après l’expression de son visage, qu’il ne se moquait pas d’eux.

  • Mais comment cela peut-il être vrai, monsieur ? demanda Pierre.
  • Pourquoi posez-vous cette question ? rétorqua le professeur.
  • Pour une raison très simple, répondit Pierre. Si c’est vrai, pourquoi ne trouve-t-on pas ce pays chaque fois que l’on pénètre dans l’armoire ? Je m’explique : il n’y avait rien lorsque nous avons regardé, et Lucie elle-même n’a pas prétendu le contraire.
  • Qu’est-ce que cela change ? dit le professeur.
  • Eh bien, monsieur, si les choses sont réelles, elles ne disparaissent pas.
  • Le croyez-vous vraiment ? demanda le professeur, et Pierre ne sut pas quoi répondre.
  • Et il n’y a pas eu de temps, objecta de son côté Suzanne. Même si un tel lieu existait, Lucie n’aurait pas eu le temps d’y aller : elle a couru derrière nous juste au moment où nous sortions de la pièce. Il ne s’était même pas écoulé une minute, et elle a prétendu qu’elle avait été absente pendant des heures.
  • C’est justement la chose qui rend son histoire tout à fait susceptible d’être vraie, déclara le professeur. S’il y a réellement, dans cette maison, une porte qui conduit vers un autre monde (et je dois vous avertir que cette maison est très étrange, et que, même moi, je la connais très mal), si donc, je répète, Lucie a pénétré dans un autre monde, je ne serais pas du tout surpris de découvrir que cet autre monde a un temps séparé, qui lui est propre ; si bien que quelle que soit la durée d’un séjour là-bas, cela ne prendra jamais une seconde de notre temps. Par ailleurs, je ne pense pas que beaucoup de petites filles de son âge soient capables d’inventer cette idée toutes seules. Si Lucie avait imaginé son histoire, elle serait restée cachée pendant un certain temps avant de venir vous raconter son aventure.
  • Mais vous voulez vraiment dire, monsieur, dit Pierre, qu’il peut exister d’autres mondes comme ça, tout autour de nous, tout à côté de nous ?
  • Rien n’est plus probable, dit le professeur, qui enleva ses lunettes et se mit à les nettoyer, tout en marmonnant pour lui-même : Je me demande ce qu’ils peuvent bien leur enseigner dans ces écoles.

C.S. Lewis ne s’y prendra pas autrement que le vieux professeur, dans Les fondements du Christianisme, pour démontrer l’historicité des Évangiles ainsi que la véracité des prétentions du Christ. Refusant les idées étroitement rationnelles, celles qui tombent apparemment sous le sens (les miracles, ça n’arrive jamais ; les pays magiques, ça n’existe pas), C.S. Lewis examine avec neutralité et attention les affirmations de Jésus. Selon lui, il n’y a, à son propos, que trois possibilités : soit il ment (et cela n’est ni cohérent avec son caractère et sa doctrine, ni avec ce que les autres disent de lui), soit il est fou (ce qui n’est pas non plus cohérent avec la teneur de ses propos et avec ses actes), soit il dit la vérité.

La possibilité que le récit des disciples ne soit qu’une fiction à but spirituel et éducatif n’est pas cohérente avec le style journalistique (et non littéraire) de leur témoignage, style qui, selon C.S. Lewis, ne fut inventé que des siècles plus tard. D’autre part, cette possibilité dépasse de loin les compétences naturelles d’hommes qui appartenaient à la classe la moins cultivée de cette époque.

Tout comme le vieux professeur à l’égard du frère et de la sœur de Lucie, C.S. Lewis nous force à affronter la possibilité surprenante mais logique que les prétentions du Christ et le témoignage de ses disciples soient objectivement et historiquement vrais.

Socrate n’a pas beaucoup utilisé sa raison pour défendre la possibilité du surnaturel, ni la fiction parabolique pour véhiculer des vérités difficiles. Par cette pratique, C.S. Lewis nous semble particulièrement original et surtout fidèle disciple de Jésus-Christ.

L’œuvre littéraire

Pour des raisons pratiques évidentes, on a souvent tendance à distinguer entre l’œuvre apologétique de C.S. Lewis et son œuvre romanesque. Or, cette distinction nous semble avoir contribué à entériner le reproche de rationalisme (le fait de faire exclusivement appel à la raison et à la logique dans la défense de la foi) qui lui est souvent fait dans certains milieux chrétiens. C’est donc à dessein si, pour parler de son apologétique, nous nous sommes uniquement référé à son œuvre romanesque.

En effet, cette distinction nous empêche de voir que pour C.S. Lewis, la fiction, qui a d’abord une fonction artistique, fut aussi de l’apologétique poursuivie sous une autre forme, une forme non exclusivement rationnelle. Comme nous l’avons vu par le court extrait de L’armoire magique, ses romans ne servent pas à détruire ce que sa raison a construit. Bien au contraire. Ils sont des illustrations vivantes, des allégories, des paraboles qui incarnent avec bonheur et d’une manière non mécanique tout ce qu’il croit et défend par l’argumentation rationnelle. Dans ses fictions, C.S. Lewis n’utilise pas la raison comme seul levier, mais il emploie (par le médium du langage) toutes les facultés humaines, l’imagination, les sens, les sentiments, le sens moral, le sens esthétique, le sens de l’humour, le sens du merveilleux, pour concourir tout d’abord à créer de la beauté et de la poésie mais aussi, finalement, à la glorification divine. (À cet égard, l’extrait de L’Armoire magique cité plus haut n’est pas représentatif de l’ensemble.)

Dans sa propre conversion, c’est une émotion esthétique romantique (et non la démarche intellectuelle) qui a été le moteur principal du pèlerinage le ramenant jusqu’à Dieu. C.S. Lewis savait donc mieux que quiconque que l’homme n’est pas un animal strictement rationnel. C’est pourquoi, il mit non seulement son intelligence au service de la défense de la foi chrétienne, mais aussi son imagination et son don littéraire et esthétique. Il espérait sans doute que celui qui n’avait pas été convaincu par l’argumentation rationnelle, ou ne l’avait pas comprise, serait sensible à la poésie ou à la tonalité de certaines images. Ces deux méthodes lui semblaient complémentaires. Encore une fois, en utilisant des paraboles et des allégories, il suivait les traces de notre Maître qui ne s’est pas révélé seulement dans des propositions raisonnées.

Après avoir posé la question de savoir si C.S. Lewis croyait que la raison autonome pouvait nous conduire jusqu’à Dieu, me voilà obligée de demander s’il croyait que la raison doublée d’une émotion (esthétique ou littéraire) était capable de nous amener à la connaissance du Dieu vivant. Niait-il que seule la Parole inspirée de Dieu pût nous conduire sûrement à cette connaissance ? Là encore, je ne le pense pas. Il savait simplement, par expérience, que la grâce de Dieu emprunte parfois des sentiers buissonniers avant de confronter l’homme directement à cette Parole. Si la grâce les empruntait, il ne voyait pas pourquoi il les aurait méprisés.

Évaluation

Philosophe et poète, apologète rationnel et allégoriste visionnaire, homme raisonnable et mystérieux, C.S. Lewis ne se laisse pas cerner facilement. En un sens, il est à l’image de ce Christianisme riche et complexe qu’il défendit si ardemment. Convaincu qu’il y a chez tout homme un côté « barbare » et un côté « grec » ou rationnel, il est aussi persuadé que seul le christianisme (parmi toutes les philosophies et toutes les religions existantes) est à même de satisfaire simultanément et pleinement ces deux tendances fondamentales de l’être humain.

Écoutons-le plutôt :

[…] Le christianisme fait tomber le mur de séparation entre les deux tendances. Il s’empare d’un converti d’Afrique centrale et lui enjoint d’obéir à une éthique éclairée et universelle ; il s’empare d’un universitaire poseur dans mon genre, et lui enjoint de se nourrir frugalement (jeûner) d’un mystère, de boire le sang du Seigneur. (Christian apologetics, Timeless at heart, Fount, p. 29.)

Selon lui, c’est donc la seule religion adéquate à la complexité de la réalité, et cette adéquation est un gage de sa véracité et de son authenticité. Les autres religions et les autres philosophies qui négligent toujours un des aspects ne sont donc pas recevables.

Pour essayer de répondre lui-même à cette complexité, dans sa défense de la foi chrétienne il utilisera alternativement ou simultanément son intelligence et sa capacité symbolique (son imagination et son sens poétique) pour s’adresser à celles de son lecteur.

La seule méthode apologétique que C.S. Lewis utilise rarement est l’exposition et l’explication méticuleuse du sens des textes bibliques en tenant compte d’une théologie systématique. Disons aussi que C.S. Lewis emploie rarement des citations bibliques complètes pour soutenir ou confirmer son argumentation rationnelle, ce qui ne veut pas dire que ses arguments ne sont pas bibliques. Cette négligence est peut-être à la source de certaines de ses positions théologiquement litigieuses. C’est aussi, sans doute, pour ces raisons que certains protestants se méfient de lui. Les faits ne peuvent être niés, mais comment les interpréter ?

Cette impasse, énorme pour un protestant, signifie-t-elle que C.S. Lewis minimisait l’importance du texte biblique et son interprétation rigoureuse, ou simplement qu’il savait n’avoir aucun don pour ce travail et que là n’était pas la mission à laquelle Dieu l’avait appelé ? Personnellement, j’inclinerais fortement en faveur de la deuxième solution.

C.S. Lewis n’a jamais prétendu être un pasteur, ni même un grand théologien. Il s’est toujours considéré comme un laïc, un simple chrétien doué pour la réflexion philosophique et s’adressant à des non-spécialistes en théologie (convertis ou inconvertis), catégorie que l’Église anglicane de son époque avait tendance à fortement négliger ou à décourager par l’usage abusif d’un « patois de Canaan ». Il considérait que sa responsabilité de laïc n’était pas d’exposer ou d’interpréter le texte, mais plutôt de mettre au service du christianisme les dons particuliers que Dieu lui avait faits : grande aptitude philosophique, excellente capacité de vulgarisation, imagination féconde et profond sens poétique. C’est pourquoi, pour défendre la foi chrétienne, il utilisa plus facilement les moyens de la grâce commune que la Parole elle-même, moyens que les protestants, il faut bien le reconnaître, ont tendance à mépriser.

Étant donné qu’il s’acharna toute sa vie à utiliser ses dons pour glorifier Dieu, il nous semble que c’est lui faire un mauvais procès que de lui reprocher de ne pas avoir cherché à utiliser ou à acquérir ceux qu’il n’avait pas. À la rigueur, peut-être pourrait-on lui reprocher de ne pas avoir assez « aspiré aux dons les meilleurs », quoique l’accusation ne me semble, là encore, guère tenir.

Finalement, le reproche de rationalisme qui lui est souvent fait est-il fondé ? C.S. Lewis a-t-il une confiance sans limite dans la raison autonome et la logique pour amener l’homme à Dieu ? Personnellement je n’en crois rien, et à la lumière de tout ce qui précède j’espère avoir réussi à nuancer ce jugement. Adepte de « la droite raison », il l’était certainement ; par contre, rationaliste borné, il ne le fut jamais.

J’ajouterai encore une citation de l’auteur, tirée d’un article intitulé L’apologétique chrétienne et extrait d’un recueil de conférences publiques réunies sous le titre de Timeless at Heart, qui me semble aller dans le sens de ce que j’ai essayé de montrer dans cet article :

Un dernier mot. J’ai découvert que rien n’est plus dangereux pour ma propre foi que mon travail d’apologiste. Aucune doctrine ne me semble aussi spectrale et irréelle qu’une doctrine que je viens juste de défendre avec succès dans un débat public. Pendant un moment, vous voyez, elle a semblé reposer sur elle-même : et le résultat est que lorsque je quitte le lieu du débat, elle ne me semble pas plus solide que ce faible pilier. C’est pourquoi nous autres apologistes prenons nos vies dans nos mains et ne pouvons être sauvés qu’en tombant régulièrement du filet de nos arguments, en dégringolant de nos forteresses intellectuelles pour atterrir dans la Réalité, en chutant des bras de l’apologétique chrétienne dans le sein du Christ lui-même. C’est aussi pourquoi nous avons besoin du soutien continuel des autres – oremus pro invicem (prions les uns pour les autres). (Fount, p. 30.)

Conclusion

J’ai toujours pensé qu’au sein même de son Église (Église universelle) Dieu avait fait les hommes complémentaires, donnant à celui-là ce qu’il retirait à l’autre, pour qu’aucun ne puisse se croire auto suffisant et s’enorgueillir. Dans cette Église, à l’exclusion des faux docteurs, il y a de la place pour une grande diversité de personnes. Au milieu de cette diversité, je crois, j’espère, que C.S. Lewis a une petite place, et c’est dans le but de lui rendre justice que cet article a été écrit.

Signalons aux lecteurs potentiels qu’un certain nombre des livres de C.S. Lewis ne sont pas traduits en français ou que, s’ils l’ont été, sont maintenant épuisés, ce qui prouve le peu d’intérêt du monde francophone pour un auteur si populaire dans le monde anglophone. Notons également que dans ses livres apologétiques, C.S. Lewis n’est pas toujours de lecture facile, même si son style n’est jamais hermétique ni jargonnant, mais plutôt plein d’un humour typiquement britannique.

Laurence Benoit

[1]      L’induction est une opération mentale qui consiste à remonter des faits à la loi, de cas donnés, le plus souvent singuliers ou spéciaux, à une proposition plus générale. C’est aussi le fait de remonter, par le raisonnement ou l’intuition, de certains indices à des faits qu’ils rendent plus ou moins probables.

[2]      Petite anecdote amusante à ce propos : C.S. Lewis dut son entrée à Oxford au fait qu’ayant été blessé à la guerre de 1914, il fut dispensé de l’examen de mathématiques.