Cornelius Van Til (1895-1987) – Défenseur de la foi

par | Résister et Construire - numéros 37-38

La vie et l’œuvre d’un chrétien fidèle

I. Introduction

Cornelius (Kees) Van Til est reconnu dans bien des milieux réformés-calvinistes, tout particulièrement aux États-Unis, comme l’un des penseurs chrétiens les plus éminents du vingtième siècle. Théologien et apologète, philosophe, professeur d’université et écrivain, pasteur et prédicateur, homme de famille et homme d’Église, voilà quelques-uns des traits ou images dont se compose le portrait de cet homme de Dieu. Le chrétien Van Til était caractérisé par une attitude à la fois humble et intègre, patiente et aimable à l’égard de ses proches, de ses étudiants, de ses collègues et même de ses adversaires. Pourtant, dans sa défense de la foi Van Til s’attaquait à la pensée philosophique et théologique de son temps et du passé avec l’énergie d’un lion qui se jette en rugissant sur sa proie. Il s’en prenait avec vigueur et précision aux arguments apologétiques des non-chrétiens ainsi qu’à ceux qu’avançaient des chrétiens dont la pensée était inconséquente avec les fondements de la foi. Il cherchait non seulement à démontrer les fondements erronés de tels raisonnements et des positions ainsi défendues, mais aussi, et avant tout, à mettre en lumière la Vérité de cette Foi biblique, historique et orthodoxe dans l’expression réformée-calviniste qui fut toujours la sienne.

En premier lieu et avant tout, Van Til fut un homme marqué du sceau d’un esprit de foi, de fidélité et de force. Sa foi dans le Dieu transcendant, souverain et trinitaire, et dans sa Parole révélée – en la personne de Jésus-Christ et par les Saintes Écritures infaillibles – n’était pas seulement une foi simple ; elle était également rigoureuse, profonde et complète. Jusqu’à sa mort, à l’âge de 92 ans, il demeura fidèle à la foi alliancielle et confessionnelle de ses pères réformés. Cette foi lui fut enseignée dès sa tendre jeunesse, tant dans l’intimité du foyer familial que dans l’Église que fréquentait sa famille. Cette foi et cette fidélité reçues et exercées par la grâce de Dieu furent pour lui la source d’une force inépuisable qui l’accompagna tout au long de sa vie. Elles lui donnèrent de rendre gloire à Dieu et de travailler au progrès de Son royaume dans les domaines si divers où le Seigneur l’appela à agir.

Dans cet article, nous chercherons à faire connaître tout à la fois la personne et la pensée de Van Til. Nous commencerons par un résumé biographique comprenant son enfance et sa formation. Nous verrons ensuite le contexte dans lequel il accomplit son œuvre et tenterons de décrire sa contribution théologique et philosophique. Pour ceux qui s’intéressent à poursuivre leur étude de ce sujet, nous joindrons une bibliographie indiquant non seulement ses ouvrages les plus importants mais aussi quelques livres et articles traitant de sa pensée.

II. Brève biographie

 

A. Enfance

Cornelius Van Til est né le 3 mai 1895 dans la ferme de ses parents, Ite et Klazina Van Til. Il est le sixième garçon d’une famille de huit enfants (sept garçons et une fille). Son village natal, Grootegast, se situe dans la province de Groningue, aux Pays-Bas, non loin de la Mer du Nord. C’est dans cette campagne idyllique que le jeune Van Til voit pour la première fois la lumière et passe ses toutes premières années[1].

Le père de Cornelius était paysan, éleveur de bétail et producteur de produits laitiers. Pour les Van Til, tant parents qu’enfants, le travail, la famille, l’école et l’Église faisaient partie d’une saine routine quotidienne. Tous ces domaines de la vie étaient structurés par leur foi protestante. Cette foi appartenait à la tradition réformée du calvinisme néerlandais. Elle tirait sa source des Saintes Écritures et de ce qu’on appelait les Trois Formes d’Unité : La Confession des Pays-Bas, le Catéchisme de Heidelberg et les Canons de Dordrecht. Cette foi était fortement marquée par l’engagement de la famille dans ce qu’on nommait l’Afscheidung, la Séparation. Cette expression se réfère à ceux qui, au XIXᵉ siècle, furent expulsés de l’Église réformée des Pays-Bas (l’Église d’État) en raison de leur rejet des doctrines affirmant, d’une part la régénération automatique des enfants nés dans l’alliance et prescrivant de l’autre le baptême des nourrissons, acte sacramentel confirmant simplement une telle régénération purement mécanique.

C’est cette foi des partisans de l’Afscheidung, à la fois réformée et calviniste, alliancielle et confessionnelle, qui était enseignée dans le foyer familial. Et cette instruction chrétienne était renforcée, non seulement par la prédication et l’enseignement reçus dans l’Église, mais aussi par l’instruction donnée dans l’école chrétienne. En raison de cette instruction régulière et cohérente, l’esprit du jeune Van Til fut, dès sa plus tendre enfance, enveloppé dans une vision réformée-calviniste du monde et de la vie. Ainsi toute sa vie et toute sa pensée, de son enfance jusqu’à son entrée dans la gloire, furent imprégnées de cette vision cohérente du monde, vision biblique qui englobe tous les domaines ainsi que toutes les dimensions de la vie.

Peu de temps après que Van Til eut débuté ses études, la famille quitte Grootegaast pour la localité de De Leek, située entre les provinces de Groningue et de Frise, où son père reprend un train de campagne. Bientôt Ite, le père, prend la décision, capitale pour l’avenir de Cornelius, de quitter définitivement les Pays-Bas pour émigrer aux États-Unis. Le 19 mai 1905, la famille Van Til débarque à New York. De là ils prennent le train et, après un voyage de 26 heures, arrivent à Highland dans l’Indiana. Cornelius a alors dix ans.

A Highland reprend alors l’ancien rythme de vie (travail de la ferme, vie familiale, Église et école). Mais maintenant tout cela se situe dans un autre contexte, dans une autre culture, une autre langue. Après dix années passées à Highland, la famille déménage dans la localité de Munster, toujours dans l’Indiana. Deux événements importants marquent alors la vie de Cornelius : il fait la connaissance de Rena Klooster, qui deviendra plus tard son épouse, et il reçoit l’appel pour le ministère. En automne 1914, alors que sur le vieux continent s’engage le désastre de la Première Guerre mondiale, Cornelius quitte Munster pour Grand Rapids, dans le Michigan, où il commence sa formation universitaire.

B. Formation

En arrivant à Highland, la famille Van Til s’était rattachée à l’Église Réformée Chrétienne (Christian Reformed Church), une Église néerlandaise réformée-calviniste implantée par des immigrants des Pays-Bas dans le Michigan. Une des grandes villes de cet État, Grand Rapids, située au bord du lac Michigan, était devenue en quelque sorte la Jérusalem de cette Église et même de tout le mouvement Chrétien Réformé aux États-Unis[2]. Ici se trouvait l’École Préparatoire de Calvin (Calvin Preparatory School), qui préparait aux études universitaires, l’Université de Calvin (Calvin College), puis finalement la Faculté de Théologie de Calvin (Calvin Seminary). Toutes ces institutions éducatives avaient été établies par l’Église pour former la jeunesse et ainsi faire avancer le royaume de Dieu dans tous les domaines de la vie.

Van Til est immatriculé à l’École Préparatoire de Calvin en 1914, dans le but de commencer sa formation pour le ministère. Ayant reçu un excellent bagage réformé-calviniste dans le foyer familial et à l’école, il va poursuivre son éducation d’une manière plus formelle dans cette université chrétienne. Ces années d’études ne sont guère faciles. Van Til est le premier de sa famille à aspirer à une formation académique. L’argent manque et, pour subvenir à ses besoins, il doit travailler à temps partiel comme concierge de la résidence universitaire. Et puis le foyer familial, la ferme et Rena se trouvent décidément bien loin. Pourtant, malgré bien des luttes et la tentation d’abandonner ses études, il persévère, se préparant ainsi à servir Dieu et confirmant l’appel qu’il avait reçu.

Parmi d’autres sujets, il étudie l’histoire et la littérature des Pays-Bas, le grec ancien, le latin, l’hébreu et la philosophie. Alors que les autres étudiants s’adonnent à divers loisirs, Van Til, pour sa part, se plonge dans l’étude des dialogues socratiques de Platon, dans la lecture d’Aristote, de Kant, de Hegel et de Schopenhauer. Après six années d’études, il obtient en 1920 sa licence en lettres de Calvin College. L’année suivante il s’engage dans la formation proprement pastorale en s’inscrivant à la Faculté de Théologie de Calvin qu’on appelait alors l’école des prophètes[3].

Pendant ces années à Grand Rapids, Van Til étudia sous des théologiens très capables tels Louis Berkhof, Samuel Volbeda, William Heyns, Ten Hor et W.H. Jellema. Sa pensée fut marquée par deux théologiens calvinistes hollandais de très grande envergure : Abraham Kuyper (1837-1920) et Herman Bavinck (1854-1921)[4]. Ces deux théologiens faisaient partie du grand renouveau calviniste qui s’est développé aux Pays-Bas dans le dernier quart du dix-neuvième siècle. L’influence de ces deux hommes fut déterminante pour Van Til, et en particulier la pensée de Kuyper garda une place de choix pour lui durant toute sa vie.

Kuyper fut à la fois pasteur, journaliste, directeur de revue, auteur, professeur, philosophe, parlementaire et enfin premier ministre des Pays-Bas. Il fut, notamment, l’auteur de quelque deux cents livres, le fondateur du quotidien De Standard, et celui qui fut à l’origine de l’Université réformée libre d’Amsterdam. La conviction inébranlable qui fondait cette œuvre foisonnante était que…

Le Christianisme manifesté par la Bible est la seule religion révélée par Dieu et que le calvinisme en est l’expression la plus claire et la plus consistante tant en ce qui concerne son contenu que dans sa présentation d’une vision cohérente du monde[5].

Pour Kuyper, Jésus-Christ, en tant que Roi des rois, doit régner dans tous les domaines de la vie et de la pensée des hommes.

Une des idées de Kuyper qui marqua fortement toute l’œuvre de Van Til est celle qui affirme le caractère radicalement antithétique de l’opposition qui existe entre la pensée de l’homme irrégénéré et celle de l’homme régénéré par le Saint-Esprit. Dans une telle perspective épistémologique, la pensée de l’homme non chrétien n’a rigoureusement rien de commun avec celle du chrétien, car l’une et l’autre ne pourront jamais interpréter les faits ou définir la vérité de la même façon. Parmi d’autres idées de Kuyper qui eurent une influence formatrice sur la pensée de Van Til, notons les suivantes :

  1. la place centrale de la souveraineté absolue de Dieu sur la création tout entière ;
  2. le fait que tous les fils conducteurs de la vie et de la pensée des hommes trouvent leur racine dans le cœur humain lui-même, point central de son existence et de sa relation avec Dieu ;
  3. l’existence humaine tout entière est marquée par son caractère proprement religieux, car elle ne peut être vécue que de deux manières : soit en harmonie avec Dieu, soit dans une guerre constante livrée contre lui ; ceci exclut toute possibilité de neutralité ;
  4. la recherche d’une pensée chrétienne cohérente, d’une philosophie chrétienne qui s’applique à tous les aspects de la création ; cette pensée chrétienne juge de toutes choses au moyen du motif biblique de base qui est celui de la création, de la chute et de la rédemption en Jésus-Christ[6].

En 1921, Van Til est amené à prendre une décision capitale qui influera sur la suite de sa formation et marquera tout le cours de son activité future. Il est placé devant le choix suivant :

  1. ou il continue tranquillement ses études de théologie au Calvin Seminary ;
  2. ou bien alors il s’inscrit au célèbre Séminaire théologique calviniste de Princeton (Princeton Theological Seminary) et à la Faculté des Lettres de l’Université de Princeton. Le choix n’est pas facile. D’une part à Calvin ses professeurs sont des théologiens de premier ordre, et Van Til se sent tout à fait à l’aise dans le milieu néerlandais où il évolue (sa famille et sa fiancée Rena ne sont pas trop loin !). D’autre part, à Princeton la Faculté de Théologie calviniste a une grande renommée et il y est également possible aux étudiants de suivre les cours de philosophie à la célèbre université[7].

À cette époque, Princeton était considérée comme l’une des universités les plus importantes des États-Unis et pouvait se vanter d’une faculté de philosophie dont les professeurs avaient été formés à la pensée des universités du vieux continent. Par ailleurs, il se trouvait à la Faculté de théologie des géants de l’étude de la Bible, des érudits formidables aux noms de Geerhardus Vos, Casper W. Hodge, William P. Armstrong, Robert D. Wilson, Oswald T. Allis et J. Gresham Machen. Il existait cependant un contraste très marqué entre l’Université proprement dite et la Faculté de théologie. La première défendait une position purement relativiste ; la deuxième gardait jalousement une pensée absolue. L’université ne reconnaissait aucune autorité ultime ; la faculté s’appuyait sur la révélation divine de l’Ancien et du Nouveau Testament comme autorité finale sur toutes choses[8].

Van Til opta pour Princeton et ne fut pas déçu. Les cours, la bibliothèque (d’une grande richesse) et ses contacts avec ses professeurs le marquèrent profondément. Par rapport à ce dernier point, l’influence de deux professeurs du séminaire fut déterminante pour lui. Le premier, Geerhardus Vos (1862-1949), un théologien hors pair formé aux États-Unis, à Strasbourg et à Berlin, enseignait la théologie biblique[9]. C’était un homme entièrement consacré à Dieu. D’origine néerlandaise, d’une famille associée à l’Afscheidung, éduqué à Calvin et à Princeton, membre de l’Église réformée chrétienne, professeur à Princeton (où Van Til enseignera lui-même plus tard). Vos avait bien des traits en commun avec son jeune élève. Dans le contexte du conflit qui montait déjà fortement dans l’Église Presbytérienne des États-Unis, entre les partisans de la Foi historique et orthodoxe et les promoteurs d’une foi a-historique et libérale, Vos fit comprendre à Van Til que les conséquences de la bataille qui se profilait à l’horizon toucheraient toutes les dénominations calvinistes, même celle à laquelle Van Til était rattaché[10]. C’est ainsi que Van Til se rendit compte qu’il ne pouvait rester indifférent au conflit qui se dessinait déjà[11].

L’autre professeur du Séminaire de Princeton qui exerça une grande influence sur Van Til fut J. Gresham Machen (1881-1937). Il enseignait le Nouveau Testament[12]. Après s’être formé dans les langues et la littérature classiques à l’Université de John Hopkins, puis en théologie et en philosophie à Princeton, Machen poursuivit ses études en Allemagne, à Marbourg sous Adolf Jülicher et Wilhelm Hermann, et à Gottingen sous Wilhelm Bousset, Wilhelm Schuerer et Wilhelm Heitmueller. Pendant ces deux années en Allemagne, sa foi fut confrontée à une sérieuse épreuve. (Mais celle-ci avait en fait commencé dès avant son arrivée dans ce pays.) Cette épreuve consistait en l’opposition à laquelle il devait faire face entre le protestantisme dans sa forme historique traditionnelle et un protestantisme nouveau, celui d’un libéralisme a-historique qui se propageait à cette époque comme un feu de brousse tant en Europe qu’en Amérique. Plus spécifiquement, Machen allait devoir prendre position face au coin destructeur que le mouvement protestant libéral avait enfoncé entre l’histoire biblique et la personne de Jésus, entre la dogmatique et l’éthique, entre le surnaturel (création, providence, miracles) et la science. Face à ces dualismes ravageurs, Machen devait décider dans quelle voie il allait s’engager[13].

Cette épreuve représenta pour lui comme une espèce de passage au travers de la vallée de l’ombre de la mort. Après avoir surmonté cette expérience difficile, il prit la décision de mettre… sa formation philologique et classique au service de la foi orthodoxe et historique afin de placer la foi chrétienne (face au libéralisme) sur le fondement intellectuel d’une érudition solide[14]. En 1906, Machen fut engagé par la Faculté de théologie de Princeton pour enseigner dans le département de Nouveau Testament. Et ce fut en 1921, à Princeton, que Van Til le rencontra pour la première fois. Il admira énormément la foi et le courage de son maître. Plus tard il suivrait ses traces dans le bon combat qu’il allait devoir livrer contre le libéralisme (avant tout sous sa forme néo-orthodoxe barthienne) et pour la défense de cette foi délivrée une fois pour toutes aux saints.

Sous la direction et soumis à l’influence de tels hommes de foi et d’érudition (ainsi que bien d’autres), Van Til termine sa Maîtrise en théologie à la Faculté de théologie de Princeton au printemps de 1925. Le 5 septembre de cette année, il épouse son amie de jeunesse Rena Kloster. En 1927, l’Université de Princeton lui décerne le titre de Docteur en Philosophie pour sa thèse Dieu et l’Absolu. Dans l’attente de prendre une paroisse rurale dans l’Église Chrétienne Réformée, il profite de six semaines de liberté pour rendre visite à sa famille à Groningue aux Pays-Bas et visiter l’Allemagne. De retour en Amérique, il endosse aussitôt la charge de pasteur de la petite Église de Spring Lake, dans le Michigan. Il y reste une année seulement (1927-1928), avant d’accepter la charge de professeur d’apologétique à la Faculté de théologie de Princeton. Ce fut là son premier et dernier poste pastoral.

III. Champs de travail

Van Til enseigne l’apologétique à Princeton pendant l’année académique 1928-1929. Son travail l’intéresse et il s’y consacre avec beaucoup d’ardeur. Mais autour de lui se déchaîne une véritable tempête philosophique et théologique. Cette tempête secoue autant la Faculté de théologie de Princeton que le Synode national de l’Église Presbytérienne (Presbyterian Church, U.S.A.) qui exerce le contrôle ecclésiastique ultime sur la faculté. Une question fondamentale se pose : quelle sera l’orientation future de ces deux institutions ? Se maintiendront-elles dans leur orientation ancienne, celle de la foi historique et orthodoxe ? Ou alors seront-elles abandonnées aux courants nouveaux et inconnus d’une foi tant relativiste qu’humaniste ? Les répercussions de cet ouragan spirituel vont bientôt donner une nouvelle direction à la carrière de Van Til et réorienter la vie de beaucoup de chrétiens membres de cette dénomination.

A. Contexte

Avant d’examiner la contribution de Van Til à la Théologie et à la Philosophie du XXᵉ siècle (et plus particulièrement à l’apologétique chrétienne), il nous faut éclaircir le contexte de l’ouragan spirituel dans lequel il allait bientôt se trouver. Sur le plan philosophique, l’idéalisme allemand, qui tire ses racines de l’Aufklärung (les lumières du XVIIIe siècle) et de la pensée kantienne, commença à pénétrer à l’intérieur des Églises et des Facultés de théologie américaines dès la deuxième moitié du XIXᵉ siècle. Cette philosophie considère que la pensée de l’homme constitue la réalité ultime et finale et que les idées elles-mêmes doivent être prises pour des objets de perception. Adolph von Harnack, l’un des principaux promoteurs de cette pensée dans le domaine de la théologie, enseignait par exemple la doctrine de la paternité universelle de Dieu ou celle de la fraternité de tous les hommes[15]. Se basant uniquement sur son raisonnement d’homme autonome par rapport à Dieu et à sa Parole, Harnack faisait disparaître d’un trait de plume la distinction orthodoxe fondamentale entre le peuple élu de Dieu, membre de son alliance de grâce, et les réprouvés, exclus de cette alliance. Des deux peuples antithétiques que la Bible nous présente, lui n’en faisait qu’une seule humanité.

La théologie orthodoxe du Christianisme historique (qui à Princeton avait un caractère nettement calviniste) était attaquée de front par ce nouveau développement d’une théologique naturelle de type libéral[16]. La montée de la critique biblique nous fournit un bon exemple des conséquences qu’il faut nécessairement attendre d’une telle théologie humaniste. Car cette critique de la Bible, comme d’ailleurs la philosophie idéaliste elle-même, trouvait toujours plus de portes ouvertes dans les institutions d’enseignement aux États-Unis. Ces disciplines rationalistes s’occupaient de l’appréciation des meilleurs manuscrits grecs ou hébreux de la Bible, des auteurs et des sources variées des textes bibliques, du contexte culturel (anthropologique, sociologique et religieux) de la révélation et de la véracité historique de la Bible (en particulier des actes surnaturels qui y sont relatés). Elles furent introduites aux États-Unis à partir de souches européennes par d’éminents professeurs enseignant aux universités de Harvard, de Yale, de Princeton et d’ailleurs. Cette nouvelle critique textuelle et historique de la Bible se présentait en principe comme une méthode empirique inductive (a posteriori) ouverte à toutes les conclusions qu’entraîne l’étude attentive des faits. En réalité, elle était devenue la hache de guerre d’une philosophie idéaliste et d’une théologie naturelle et humaniste (a priori) qui s’étaient donné pour but de rompre tout rapport entre le texte biblique et la vérité objective, entre l’histoire et la foi, entre la dogmatique et l’éthique, entre les réalités surnaturelles et la science. Selon les conclusions de cette méthode, la Bible ne pouvait plus être considérée comme la Parole inspirée et infaillible de Dieu ayant pleine autorité sur tout ce qu’elle touche ; elle ne devenait plus qu’un simple témoignage d’expériences religieuses, tant juives que chrétiennes[17].

Cette intrusion à l’intérieur des facultés de théologie aux États-Unis d’une philosophie et d’une théologie naturelles et humanistes ancrées dans la pensée d’un homme libre de toute autorité extérieure, s’étant déclaré autonome par rapport à Dieu et à sa Parole et s’étant constitué lui-même comme le point de référence ultime, conduisit à des effets fort concrets. En 1920, lors d’une session du Synode national de l’Église Presbytérienne des États-Unis, J. Ross Stevenson, Président de la Faculté de théologie de Princeton, proposa un plan visant à réunir 18 dénominations protestantes en une seule confédération nationale d’Églises. Ce projet, connu sous le nom de Plan de Philadelphie, avait pour but de rassembler ces différentes Églises, et cela en dépit de leurs divergences théologiques et ecclésiastiques, afin de créer un seul mouvement uni dont l’influence vers l’extérieur serait multipliée. Ceux qui étaient attachés à la foi historique et orthodoxe s’opposèrent vivement à ce projet d’union d’Églises, étant convaincus que l’unité chrétienne véritable ne pouvait exister et se maintenir que sur la base de la vérité, c’est-à-dire sur le fondement d’une confession de foi à caractère doctrinal et fondée exclusivement sur la Bible. Ce projet fut refusé par le Synode mais les lignes de la bataille qui commençait à s’engager entre les camps libéraux et orthodoxes étaient maintenant clairement dessinées[18].

En 1922 eut lieu une escarmouche importante entre les deux camps. Harry Emerson Fosdick, un pasteur baptiste libéral (qui n’était pas même membre de l’Église Presbytérienne des États-Unis) qui prêchait régulièrement à la First Presbyterian Church de New York, accusa les orthodoxes d’intolérance. Il déclarait que certaines doctrines orthodoxes telles celles de la naissance virginale de Jésus, de l’inspiration des Écritures, de l’expiation des péchés par Jésus-Christ, de la deuxième venue du Christ, avaient un caractère incertain, et en conséquence étaient sujettes à de nouvelles interprétations. Il s’ensuivait pour lui qu’orthodoxes et libéraux devaient nécessairement être tolérés au sein d’une même dénomination. En décembre 1923, les sentiments exprimés par Fosdick connurent une formulation retentissante dans ce qu’on appela la Déclaration d’Auburn qui, aux doctrines incertaines susnommées, ajouta celles de la résurrection corporelle du Christ et de la réalité objective des miracles relatés dans la Bible. Ce document, qui fut signé par 1274 pasteurs Presbytériens (13 % du corps pastoral de la dénomination), cherchait à interdire l’établissement d’une liste quelconque de vérités fondamentales auxquelles il aurait fallu souscrire pour manifester l’orthodoxie théologique des convictions des membres de leur Église. Une telle prétention de la part d’une minorité de pasteurs manifestait non seulement une arrogance extraordinaire mais, en plus, mettait en évidence de la manière la plus claire l’opposition d’une partie importante du clergé presbytérien, tant au caractère confessionnel de l’Église qu’à l’autorité des Écritures elles-mêmes[19].

Le Synode national de 1927 chercha à limiter les effets néfastes provenant des divisions grandissantes dans l’Église, ainsi que les tensions croissantes à l’intérieur même de la Faculté de théologie de Princeton. Il le fit en cherchant à augmenter le pouvoir central de l’Église sur les institutions théologiques de la dénomination. Il décida la réunion des deux conseils de direction de la Faculté en un seul comité directeur[20]. Cette réorganisation eut pour effet d’enlever le pouvoir aux orthodoxes qui avaient dirigé la faculté depuis sa création en 1812, et de le livrer aux mains des modérés (dont la tendance théologique était pluraliste) et des libéraux signataires de la Déclaration d’Auburn. Cette décision marqua la fin de l’orthodoxie calviniste, tant dans l’Église Presbytérienne elle-même qu’à la Faculté de théologie de Princeton[21].

Cette théologie et cette philosophie, tout à la fois humanistes et libérales, eurent également des répercussions importantes sur l’œuvre missionnaire de l’Église. Le résumé d’un rapport en sept volumes, fruit d’une vaste enquête sur les missions américaines dans le monde, fut publié en 1932. Pendant deux ans une commission composée de 15 membres examina le travail missionnaire de sept différentes dénominations protestantes. Cette enquête fut financée et dirigée par le milliardaire d’origine baptiste John D. Rockefeller[22]. Le professeur de philosophie de Harvard William Ernest Hocking, fut l’éditeur et l’auteur principal du rapport officiel qui couronna ce projet[23]. Pour Hocking, le but de l’œuvre missionnaire des Églises devait se résumer à chercher à découvrir, en collaboration avec les différents peuples du monde, la connaissance vraie et l’amour de Dieu, et d’exprimer cet amour universel au travers de la personne du Christ. Cet amour universel « chrétien » devait s’incarner dans la vie et dans les paroles des hommes pieux, quelle que puisse être, par ailleurs, leur religion. Hocking considérait le Christianisme comme n’étant rien d’autre que l’aboutissement le plus parfait de toutes les religions, c’est-à-dire la perfection de sentiments religieux universels communs à tous les hommes. En conséquence, Hocking et son équipe encouragèrent les Églises à reformuler dans ce sens toute leur conception de ce que devait être la tâche véritable des missions chrétiennes. Ainsi, le but de la mission ne devait plus être l’évangélisation des païens, la proclamation de la bonne nouvelle du salut offert gratuitement en Jésus-Christ, ni (encore moins) l’apologétique chrétienne travaillant à dévoiler et à dénoncer la vanité de toute fausse religion d’origine humaine, mais la manifestation de l’amour universel de Dieu s’exprimant à travers des œuvres humanitaires tels l’éducation et les soins médicaux. Selon ce rapport, le fait de répandre de tels bienfaits parmi les peuples du monde entier aurait tout autant (et davantage) l’effet de les christianiser que de les appeler à la repentance et à la foi en Jésus-Christ[24].

Le conseil d’administration de l’organisation missionnaire de l’Église Presbytérienne des États-Unis ne s’opposa d’aucune façon aux conclusions prônées par ce rapport controversé. En plus, Pearl Buck, le célèbre écrivain et professeur de l’Université de Nanking en Chine, et également missionnaire officielle de cette même Église Presbytérienne, appuya ouvertement les thèses avancées par le rapport Hocking dans une série d’articles publiés par diverses revues américaines. Elle affirmait que des notions telles le péché originel, la divinité du Christ, son expiation substitutive pour les pécheurs et sa résurrection des morts, faisaient toutes partie de ce qu’elle appelait la superstition et la magie religieuse. Malgré la demande expresse de certains dirigeants orthodoxes de l’Église Presbytérienne auprès du Comité directeur de l’organisation missionnaire de leur dénomination, demande de prise de position contre les conclusions du rapport Hocking et de rappel à l’ordre envers Mme Pearl Buck, le Comité se contenta de garder un silence prudent. Mais ce mutisme était cependant parfaitement clair : la foi orthodoxe avait été rejetée par l’organisation missionnaire de l’Église. À la foi orthodoxe calviniste traditionnelle, elle avait substitué une foi nouvelle, libérale, pluraliste et relative, accompagnée d’une vision missionnaire purement humanitaire qui en était l’inévitable corollaire.

Tel est le climat orageux dans lequel se trouve Van Til à la fin de l’année académique 1928-1929. Suite à la réorganisation administrative de la Faculté de théologie de Princeton dont nous venons de parler, quatre professeurs donnent leur démission : Robert D. Wilson, Oswald T. Allis, J. Gresham Machen et Cornelius Van Til. Malgré l’offre alléchante de la chaire d’Apologétique, Van Til préfère retourner à sa modeste paroisse rurale de Spring Lake dans le Michigan. Pourtant, dès 1929, Machen et quelques-uns de ses collègues de Princeton prennent la décision d’ouvrir à Philadelphie, en Pennsylvanie, une nouvelle faculté de théologie indépendante de la hiérarchie de l’Église, afin d’y perpétuer la tradition de l’enseignement théologique orthodoxe qui jusqu’alors avait été celui de Princeton. Machen ne laisse pas longtemps Van Til dans la tranquillité de sa paroisse rurale. A l’automne 1929, Van Til, sa femme et leur seul fils Earl âgé de deux mois et demi, s’installent à Philadelphie où il se joint à l’équipe de la nouvelle faculté.

Cette nouvelle faculté prit le nom de Westminster Theological Seminary, en souvenir de la fameuse Confession de foi réformée de Westminster de 1649. Lors de la cérémonie d’ouverture, le nouveau Directeur, J. Gresham Machen, décrivit le but de la nouvelle faculté comme étant la continuation de la tradition et des principes de Princeton fondés, non sur l’équivoque et le compromis, mais sur la base inébranlable d’une consécration entière à la Parole de Dieu. Puis il affirma les trois principes du Credo de la Faculté de Westminster :

  1. Nous croyons que la religion chrétienne, telle qu’elle est définie par la Confession de Foi de l’Église Presbytérienne, est entièrement vraie.
  2. Nous croyons que la religion chrétienne aspire à, et est capable de susciter une défense savante.
  3. Nous croyons que la religion chrétienne doit être proclamée sans peur ni concession, et cela en opposition claire à tout ce qui y fait obstacle, tant à l’intérieur de l’Église qu’à l’extérieur. Elle doit être proclamée comme constituant le seul chemin de salut pour une humanité perdue[25].

C’est dans cette nouvelle institution, animée d’un but et d’une foi bien précis, que Cornelius Van Til allait entreprendre son grand travail de Défense de la Foi.

B. Contributions

 

1. Introduction

La carrière de Van Til à Westminster couvre une période d’environ cinquante ans. Même après sa retraite il continua d’y être actif, travaillant jusqu’à la fin de sa vie à l’avancement du Royaume de Dieu. Pendant toutes ces années, il apporta d’importantes contributions dans plusieurs domaines. Il développa une nouvelle méthodologie apologétique qu’il appliqua à la pensée théologique et philosophique. Il tint la chair d’apologétique à Westminster et y enseigna la philosophie. Il publia une vingtaine de livres ainsi qu’une trentaine de résumés définitifs de ses cours. Il enseigna son système d’apologétique dans différentes parties des États-Unis, au Mexique et même en Asie. En tant que pasteur, il prêcha très souvent dans les paroisses de l’Église Réformée Chrétienne et de l’Église Orthodoxe Presbytérienne. Enfin, il travailla à l’avancement d’une éducation vraiment chrétienne, cela en particulier au travers d’écoles chrétiennes et par l’évangélisation.

L’œuvre de Van Til couvre le champ tout entier de la pensée philosophique et de la théologie chrétienne, cela jusqu’à la fin de son époque. En raison de ses vastes connaissances dans les domaines des études bibliques, de l’histoire et de la théologie de l’Église, de la philosophie et des langues (tant anciennes que modernes), ainsi que par la qualité et l’ampleur de ses contributions propres, en particulier dans le domaine de l’apologétique, on peut sans crainte qualifier Cornelius Van Til de véritable Père de l’Église des temps modernes. Dans ce qu’il entreprenait, Van Til poursuivait toujours un but très simple : glorifier le Dieu trinitaire et servir le Seigneur Jésus-Christ, son Maître bien-aimé. Il accomplit cette vocation en travaillant à faire avancer le Royaume de Dieu dans le champ d’activité qui lui avait été confié, en fortifiant le peuple de Dieu, en combattant avec courage tous les ennemis de la foi et en cherchant à faire connaître le Seigneur à ceux qui ne le connaissaient pas.

Sa carrière étant d’une si longue durée et ses contributions si variées, nous nous limiterons à considérer ici un seul aspect de son œuvre : son système d’apologétique dont nous chercherons à montrer certaines applications.

2. Une apologétique présuppositionnelle et transcendantale

Le développement, l’application et l’enseignement du système apologétique de Van Til constitue le cœur de tout son travail. Et celui-ci se trouve en quelque sorte à la base de toutes les autres contributions mentionnées ci-dessus. Au moyen de cette apologétique, Van Til poursuivit l’œuvre entamée par Machen. Ce travail consistait à démontrer de manière de plus en plus claire l’antithèse religieuse absolue qui existe entre la foi historique et orthodoxe d’une part, et la foi libérale et pluraliste de l’autre. Van Til accomplit une œuvre immense en analysant et en critiquant bibliquement de nombreux théologiens modernes. Sa critique, en particulier des théologiens suisses Karl Barth et Emil Brunner, revêt un caractère quasi définitif. De même, par les critiques qu’il formula à l’encontre de tous les courants de la philosophie humaniste – le rationalisme, l’empirisme, l’idéalisme, l’existentialisme, etc. –, Van Til fit vigoureusement progresser le travail théologique et philosophique commencé par Abraham Kuyper. Comme nous l’avons vu, ce dernier cherchait à exposer l’antithèse religieuse entre l’homme régénéré et l’homme non régénéré dans tous les domaines de la pensée. En fin de compte, par son apologétique Van Til est parvenu à démontrer que dans un sens la doctrine chrétienne et orthodoxe est absolument indispensable à toute pensée rationnelle et à tout comportement humain, quels qu’ils puissent être[26].

En construisant son système, Van Til chercha à l’enraciner dans la tradition théologique et philosophique calviniste, cela en suivant l’enseignement théologique de Bavinck et de Vos et, en philosophie, de Kuyper, Dooyeweerd et Vollenhoven. Cette dernière école était connue sous le nom de philosophie d’Amsterdam. Il a cherché à appliquer cette méthode apologétique de manière rigoureuse et en prenant soin de la maintenir en parfaite cohérence avec les présupposés théologiques et philosophiques de la tradition calviniste. Le but auquel conduisaient tous ces efforts était celui-ci : appliquer l’apologétique présuppositionnelle et transcendantale à toute pensée non chrétienne ainsi qu’à toute pensée chrétienne se montrant inconséquente avec ses propres présupposés chrétiens. Le but était de défendre la foi historique orthodoxe, réformée et calviniste, contre toutes les attaques de ses adversaires, autant celles provenant de l’intérieur de l’Église que celles qui pourraient provenir de l’extérieur. Pour accomplir de tels travaux dignes d’un Hercule moderne, Van Til commença par opérer une réorientation radicale de l’apologétique chrétienne traditionnelle. Il développa également une épistémologie transcendantale systématiquement cohérente avec les données bibliques qu’il chercha à appliquer aux divers domaines de la pensée humaine.

Afin de mieux comprendre l’apologétique de Van Til, il est nécessaire de jeter un bref regard sur le système qu’il cherchait à remplacer. Lors de ses études à Princeton, Van Til avait reçu une formation en apologétique dans ce qu’on appelait la méthode traditionnelle, celle enseignée par William Benton Greene. Cette méthode était définie comme constituant cette branche de la science théologique qui présente à la raison humaine les preuves que le christianisme est une religion surnaturelle, exclusive et unique[27]. Ce système, connu sous le nom d’apologétique objective ou évidentialiste, se place dans la ligne de la pensée apologétique de Thomas d’Aquin (1225-1275)[28] et de l’évêque anglican Thomas Butler (1692-1752). Cette méthode peut être résumée par l’expression : Intellego et credo (Je comprends et je crois). Dans ce système, l’apologète cherche à prouver l’existence de Dieu par des arguments tirés de la raison naturelle ou par des arguments fondés sur le calcul des probabilités, ou encore de prouver la véracité de l’enseignement biblique par des analogies entre ce dernier et l’expérience humaine courante.

Le point de départ de ce système et de la méthodologie qu’il utilise se trouve dans la théologie naturelle. Trois caractéristiques ou présupposés essentiels sont à la base de cette pensée :

  1. une foi sincère en les capacités et en la crédibilité de la raison humaine pour ce qui concerne la recherche de la connaissance religieuse ;
  2. un effort pour fonder la foi sur des faits qui peuvent être vérifiés empiriquement et historiquement ;
  3. la conviction que les propositions de caractère religieux devraient pouvoir se vérifier de la même manière que les assertions scientifiques, c’est-à-dire par la démonstration.

Sur un tel fondement, connaissance naturelle et connaissance biblique se trouvent synthétisées comme méthode d’apologétique pour prouver l’existence de Dieu et justifier rationnellement la foi chrétienne[29].

Van Til considérait que ce système faisait trop de concessions à la raison humaine. Selon lui, un homme mort spirituellement et esclave du péché ne pouvait se constituer juge de la vérité de la Bible et encore moins de l’Être même de Dieu. Il estimait que des arguments formulés sur la base d’une pensée foncièrement non chrétienne, ou sur celle d’une pensée faisant la synthèse entre pensée chrétienne et pensée non chrétienne, étaient parfaitement incapables d’appeler le non-croyant à une vraie repentance, à le conduire à rejeter son infidélité intellectuelle et morale et à mettre sa foi en Dieu seul et en sa Parole, la Bible. Pour lui, les présupposés généralement admis par cette méthode apologétique, présupposés d’un homme autonome ou d’une pensée rationnelle prétendument neutre, impartiale et objective, d’une raison humaine constituée en mesure finale et ultime de toute réalité et de la vérité elle-même, s’opposaient complètement aux enseignements les plus clairs de la Bible. Pour Van Til, l’idée qu’il existerait un point de contact rationnel entre croyants et non-croyants sur un terrain qui leur serait commun, ou sur des notions communes fondées sur la raison et sur l’expérience de l’homme, ne correspondait absolument pas, ni à une épistémologie véritablement biblique, ni à la condition réelle d’une humanité déchue.

En contraste avec l’épistémologie traditionnelle, Van Til réorienta l’apologétique chrétienne de la manière suivante :

  • Premièrement, tout comme la Bible qui montre des hommes présupposant avec certitude l’Être de Dieu (Gen. 1:1 ; Jn 1:1 ; Héb. 11:6 ; I Cor. 15:3), l’apologétique, au lieu d’être un processus cherchant à prouver la véracité de la foi (preuves de l’existence de Dieu, de la vérité de la Bible, etc.), devient une méthode pour défendre la foi. Van Til définit l’apologétique comme étant la défense de la philosophie de la vie chrétienne contre toutes les formes diverses de philosophies de vie non chrétiennes[30]. Cette définition est fondée sur l’enseignement biblique… soyez toujours prêts à répondre (donner une défense) avec douceur et avec respect à chacun qui vous demande raison de l’espérance qui est en vous (I Pierre 3:15). À l’époque où le Nouveau Testament fut écrit, la notion de défense de la foi, ou d’apologie chrétienne, se rapportait à la notion de la défense formelle d’un accusé devant un tribunal (II Tim. 4:16). Pratiquement chaque fois que le verbe grec apologeomai (10 fois) ou le nom apologia (8 fois) sont mentionnés dans le Nouveau Testament, le sens se situe dans le contexte explicite d’une défense raisonnée (Mt. 22 ; Gal. 1 et 2 ; I Cor. 9 ; Actes 22-26)[31].
  • Deuxièmement, la théorie de la connaissance (ou l’épistémologie) qui sous-tend la méthode traditionnelle se base sur la notion d’une connaissance objective, neutre, commune à tous les hommes, qu’ils soient croyants ou incroyants. La conception théologique qui la fonde est celle selon laquelle l’intellect de l’homme non chrétien n’a pas (ou peu) été touché par les effets du péché originel, et qu’en conséquence il peut comprendre toutes choses exactement comme le peut le chrétien.

Cependant, pour Van Til la raison de l’homme non régénéré demeure ennemie de Dieu (Rom. 5:10). Elle ne peut ni connaître, ni recevoir les choses de Dieu (I Cor. 2:14), ni obéir à ses commandements (Rom. 8:7), en raison de sa déchéance totale, déchéance qui comprend non seulement sa volonté mais aussi sa raison. En plus, l’homme non régénéré qui, dans un certain sens, connaît Dieu par la révélation générale qu’il donne de lui-même dans l’ordre de sa création, cherche à supprimer cette connaissance (Rom. 1:18-19). Un tel homme est, dans un sens éthique, hostile à toute connaissance de Dieu. Donc, pour Van Til, selon l’enseignement de la Bible il existe une relation antithétique (d’opposition) entre la connaissance de l’homme non chrétien et celle de l’homme chrétien. Ce problème épistémologique qui nous provient des conséquences de la chute est un des effets capitaux du péché sur les facultés de l’homme. Ce n’est pas, en conséquence, un problème métaphysique mais un problème éthique. Il faut ici ajouter que, selon Van Til, sur le plan métaphysique tous les hommes ont également accès à tous les faits de l’univers vu que Dieu les a tous créés. Mais sur le plan éthique, chrétiens et non-chrétiens n’ont rien en commun en ce qui concerne la connaissance[32]. Pour cette raison, Van Til remplace le concept du terrain raisonnable commun à tout homme, caractéristique de la méthode traditionnelle, par celui d’une épistémologie transcendantale fondée sur la régénération de l’homme par le Saint-Esprit et la révélation que Dieu fait de lui-même au travers de sa Parole écrite. Car cette Parole, bien qu’écrite par des hommes, est tout à la fois divine et transcendante. Elle est ainsi infailliblement révélée dans un univers fini à des hommes faillibles.

  • Troisièmement, selon les présupposés propres à la méthode traditionnelle, l’homme non chrétien doit pouvoir parvenir à la même interprétation des faits, de la réalité et de la vérité que le chrétien. Par exemple, l’homme déchu qui croit par l’usage de sa raison naturelle que le hasard et le changement sont seuls responsables de l’ordre que l’on trouve dans l’univers, cela sans tenir le moindre compte des actes créateurs et providentiels de Dieu, devrait comprendre la réalité exactement de la même façon que le chrétien qui se fonde sur les enseignements de la Bible[33]. Ou bien, pour prendre un autre exemple, l’homme incroyant, qui imagine que la matière est éternelle, le monde fermé sur lui-même (où Dieu est bien sûr totalement absent) et qu’en conséquence n’importe quoi peut arriver, cet homme-là devrait parvenir à la même interprétation du sens de l’histoire et du but qu’elle poursuit que le chrétien qui croit que Dieu lui-même, par la réalisation parfaite de son plan éternel dans son Royaume, donne sens à toutes choses. Van Til a remplacé cette vision d’un terrain de connaissance commun aux croyants et aux non-croyants par une pensée explicitement fondée sur des présupposés bibliques. Pour lui, seul le chrétien, l’homme régénéré par le Saint-Esprit, peut parvenir à une pensée vraie et une interprétation exacte des faits et de la réalité. Car il fonde sa pensée sur le présupposé d’un Dieu trinitaire, absolument souverain sur toutes choses, Dieu providentiel qui témoigne de Lui-même dans tout ce qu’il fait, et sur sa Parole écrite, la Bible, Parole révélée de Dieu et en conséquence infaillible. Ainsi toute vraie connaissance humaine doit nécessairement avoir un caractère analogique, en l’occurrence être dérivée de la connaissance divine. La pensée humaine ne peut dès lors jamais avoir un caractère absolument original ou créatif. L’homme n’est pas la source première de sa propre pensée. Ainsi, même si sur le plan métaphysique tous les hommes ont en commun le fait d’appartenir au même univers créé par Dieu, cependant, s’ils ne partagent pas les mêmes présupposés bibliques, chrétiens et non-chrétiens n’interpréteront jamais les faits, la réalité et la vérité de la même façon. Ils ne pourront en conséquence parvenir aux mêmes conclusions.

En résumant les grandes lignes de l’apologétique de Van Til, nous pouvons définir ce système de pensée par la phrase d’Anselme : Credo ut intelligam (Je crois afin de pouvoir comprendre). Selon l’analyse de Robert Reymond, les caractéristiques principales d’une telle pensée, où la foi en la Parole de Dieu fonde la connaissance, sont les suivantes :

  1. la foi en Dieu doit précéder la juste compréhension de toutes choses (Héb. 11:3) ;
  2. le développement de ce système de vérité doit être postérieur à la foi et non la précéder ;
  3. l’expérience religieuse doit être fondée sur la Parole objective de Dieu et sur l’œuvre objective de Jésus-Christ ;
  4. la dépravation humaine a rendu la raison autonome incapable d’ancrer ses prétentions à la vérité de manière satisfaisante dans ce qui est objectivement certain ;
  5. l’acte régénérateur du Saint-Esprit est indispensable, non seulement pour la foi, mais également pour l’illumination de l’intelligence chrétienne[34].

Ce système théologique et philosophique se place dans l’héritage de théologiens tels Augustin, Anselme et Jean Calvin.

IV. Conclusion

Van Til enseigna au Westminster Theological Seminary de 1929 à 1972, année de sa retraite. Il reçut le titre de Professeur Émérite en 1975 et continua d’enseigner au Séminaire, à temps partiel, jusqu’en 1979. Sa femme Rena mourut après 53 ans de mariage, en janvier 1978, des suites d’une maladie contractée en conséquence d’un accident de voiture. Après le transfert de son appartenance ecclésiastique de l’Église Chrétienne Réformée (celle de sa famille) à l’Église Presbytérienne Orthodoxe, fondée sous la direction de J. Gresham Machen en 1936, il exerça dans cette dernière le ministère qui fut le sien pendant 52 années. Le Seigneur rappela enfin son serviteur Cornelius Van Til au repos céleste en 1987, alors qu’il était âgé de 92 ans.

Homme de foi, de fidélité et de force, Cornelius Van Til, comme l’apôtre Paul, a combattu le bon combat, gardé la foi, achevé la course (II Tim. 4:7). Entouré qu’il était d’une si grande nuée de témoins, Van Til, très tôt dans sa vie, rejeta tout fardeau et le péché qui nous enveloppe tous si facilement, afin de mieux courir, avec plus de persévérance, la course qui lui était proposée par Dieu, fixant les yeux sur Jésus, le Chef et le Consommateur de notre foi (Héb. 12:1-2). En raison de ses grandes qualités, de l’intensité de son engagement pour l’œuvre de Dieu et surtout de la grâce abondante de Dieu dans sa vie, Van Til sut toujours rester d’une grande loyauté avec ceux qu’il côtoyait et extraordinairement productif dans les divers champs de travail que Dieu lui confia.

La vie de Van Til nous sert ainsi d’exemple de ce que peut et devrait être un bon et fidèle témoin de Jésus-Christ. Sa contribution à l’avancement du Royaume de Dieu est capable non seulement de nous fortifier dans la foi transmise une fois pour toutes aux saints, mais aussi de mieux nous équiper dans cette vocation qui est la nôtre : celle de courir la course que Dieu a placée devant chacun de nous. Surtout, son œuvre nous aidera à accomplir cette tâche si importante de renverser les raisonnements et toute hauteur qui s’élève contre la connaissance de Dieu, et d’amener toute pensée captive à l’obéissance du Christ (II Cor. 10:5). Cornelius Van Til fut un homme d’une grande envergure, un véritable Père de l’Église du XXᵉ siècle, un serviteur modeste du Dieu tout-puissant. Nous devons profiter de sa pensée et de l’exemple de sa foi dans notre propre combat spirituel et dans l’accomplissement du but que nous poursuivons tous : glorifier le Seigneur en cherchant à faire avancer son Royaume dans tous les domaines de la vie.

Richard S. Crews[35]

[1]      Nous tirons les renseignements qui suivent du livre de William White, Van Til. Defender of the Faith, Thomas Nelson, Nashville, 1979.

[2]      White, op. cit., p. 30.

[3]      White, op. cit., p. 38.

[4]      Pour un aperçu de la pensée de Herman Bavinck, voyez son ouvrage Our Reasonable Faith. A Survey of Christian Doctrine, Baker Book House, Grand Rapids, 1977 (1956). Pour avoir une idée de la pensée d’Abraham Kuyper, voyez le cours qu’il donna à Princeton en 1898, Lectures on Calvinism, Eerdmans, Grand Rapids, 1975 (1931). Sur Abraham Kuyper, voyez la biographie de Frank Vandenberg, Abraham Kuyper, Paideia Press, St. Catharines, Ontario Can., 1987 (1960).

[5]      White, op. cit., p. 35.

[6]      Joel R. Beeke, Van Til and Apologetics : The Centennial of Cornelius Van Til’s Birth, Chalcedon Report, Nº 358, 1995, p. 16-17.

[7]      White, op. cit., p. 40.

[8]      White, op. cit., p. 41.

[9]      Parmi les nombreux écrits de Geerhardus Vos, voyez : Biblical Theology. Old and New Testaments, Eerdmans, Grand Rapids, 1975 (1948) ; Redemptive History and Biblical Interpretation, Presbyterian and Reformed, Phillipsburg. 1980 ; Grace and Glory, Banner of Truth, Edinburgh, 1994.

[10]    Cette prédiction s’est malheureusement confirmée bien plus tard. La Christian Reformed Church à laquelle appartenait le jeune Van Til est aujourd’hui largement passée dans le camp du libéralisme théologique. Voyez de Claris van Kuiken, Battle to Destroy Truth, REF, Manassas, 1996. Ceci est également vrai pour l’Église mère des Pays-Bas, la Gereformeerde Kerk d’Abraham Kuyper et de Herman Bavinck.

[11]    White, op. cit., p. 48.

[12]    De J. Gresham Machen, voyez parmi d’autres ouvrages : The Virgin Birth of Christ, James Clarke, London, 1958 (1930) ; Christianity and Liberalism, Eerdmans, Grand Rapids, 1974 (1923) ; The Origin of Paul’s Religion, Eerdmans, Grand Rapids, 1976 (1925) ; The Christian Faith in the Modern World, Eerdmans, Grand Rapids, 1974 (1936) ; What is Faith ?, Eerdmans, Grand Rapids, 1974 (1925).

[13]    D. G. Hart, Defending the Faith, John Hopkins University Press, Baltimore, 1994, p. 21-24. Voyez aussi la biographie classique de Machen par Ned B. Stonehouse, J. Gresham Machen. A Biographical Memoir, Westminster Theological Seminary, Chestnut Hill, Philadelphie, 1974 (1954).

[14]    Hart, op. cit., p. 24.

[15]    White, op. cit, p. 58

[16]    Ce courant libéral affecta même à cette époque l’Église catholique des États-Unis sous la forme de ce qu’on appelait alors l’hérésie américaniste qui fut vivement condamnée par le Vatican.

[17]    Hart, op. cit., p. l38.

[18]    D.G. Hart and John Muether, Fighting the Good Fight. A Brief History of the Orthodox Presbyterian Church, Olive Tree Communications, Philadelphia, 1995, p. 15-16. Voyez aussi : Edwin H. Rian, The Presbyterian Conflict, Orthodox Presbyterian Church, Philadelphia, 1992. Sur la question du véritable fondement de toute unité chrétienne, voyez le livre de D. Martyn Lloyd Jones, La base de l’unité chrétienne, Maison de la Bible, Genève, s.d.

[19]    D.G. Hart and John Muether, op. cit., p. 24-25.

[20]    D.G. Hart, op. cit., p. 126-127.

[21]    D.G. Hart and John Muether, op. cit., p. 25-26.

[22]    Sur l’idéologie syncrétiste du mondialisme patronné par la famille Rockefeller, voyez la série d’articles de Férdéric Goguel publiée dans les Nos 7 à 10 de Résister et Construire.

[23]    D.G. Hart, op. cit., p. 147 ; D.G. Hart and John Muether, op. cit., 27.

[24]    D.G. Hart, op. cit., p. 148 ; D.G. Hart and John Muether, op. cit., 27-28.

[25]    White op. cit., p. 93.

[26]    John M. Frame, Cornelius Van Til. An Analysis of his Thought, Presbyterian and Reformed, Phillipsburg, NJ, 1995, p. 22-23.

[27]    White, op. cit., p. 57.

[28]    Sur Thomas d’Aquin, voyez le travail de Norman Geisler, Thomas Aquinas. An Evangelical Appraisal, Baker, Grand Rapids, 1991, 196 p.

[29]    Robert Reymond, The Justification of Knowledge. An Introductory Study in Christian Apologetic Methodology, p. 9. Cité par Beeke op. cit., p.17-18.

[30]    Cornelius Van Til, Apologetics, Presbyterian and Reformed, Phillipsburg, 1976, p. 1.

[31]    Beeke, op. cit., p. 17.

[32]    Cornelius Van Til, Common Grace and the Gospel, Presbyterian and Reformed, Phillipsburg, 1972, p. 5.

[33]    Van Til, Common Grace and the Gospel, op. cit., p. 143 et 145.

[34]    Beeke, op. cit., p. 17-18.

[35]    Richard S. Crews a accompli ses études de théologie au Westminster Theological Seminary. Il est pasteur dans la Presbyterian Church of America, mais exerce actuellement son ministère comme missionnaire en Europe. Il poursuit également des études à la Faculté de théologie de Lausanne, en vue de l’obtention d’un doctorat en théologie sur la pensée de Jean Calvin relative à ce que l’on appelle le deuxième usage de la loi, l’application de la loi de Dieu au pouvoir civil. Richard S. Crews est marié et père de cinq garçons.