Éditorial – Vous avez dit : « Apologie » ?

par | Résister et Construire - numéros 37-38

Au sein de la pensée chrétienne contemporaine, l’apologétique – sans doute à cause de l’influence de l’existentialisme – demeure une discipline négligée, pour ne pas dire méprisée. Au mieux, on considère qu’elle traite du rapport du christianisme à la culture, en particulier de la manière dont la foi s’adapte, s’intègre et engage un débat d’idées avec les expressions culturelles actuelles. Mais normalement, on pense que l’apologétique est une discipline dont la nature même est de faire des concessions au rationalisme. Dans un article intitulé « Chassez l’Apologétique… » A. Maillot illustre de manière remarquable cette approche négative[1]. D’entrée, sa perspective est claire :

J’entends par ‘apologétique’ cette discipline ou cette ‘indiscipline’ qui tente de réconcilier les sciences de l’époque, ou la philosophie contemporaine avec les affirmations centrales de la foi.

Cette définition convient plutôt au concordisme qui interprète les données de la révélation biblique à la lumière de la dernière synthèse scientifique ou philosophique du moment[2] et ne fait pas justice à la démarche que cette discipline met en œuvre. Il importe donc de reprendre la définition de l’apologétique afin de préciser sa véritable nature, et en présenter les fondements bibliques.

Définition

Le mot « apologétique » provient d’un terme grec, apologétikos, qui signifie « propre à défendre, justificatif ». D’autres termes de la même famille permettent de préciser et de nuancer le sens de ce concept : apologia : défense, justification ; réponse (surtout dans le Nouveau Testament) ; apologizomai, verbe : rendre compte, calculer ; apologismos : compte-rendu, d’où, explication, action de rendre raison (d’une chose) ; justification, défense, apologie[3]. Défense, justification, réponse, compte-rendu, explication sont les idées principales que transmet ce champ sémantique. Poursuivons notre enquête. Le Petit Robert commence par préciser que le terme « apologétique » est employé comme adjectif et signifie « qui contient une apologie, a un caractère d’apologie ». Ajoutons que l’apologie est un « discours visant à défendre, à justifier une personne, une doctrine[4] ». À nouveau, ce sont les notions de défense et de justification qui sont mises en avant.

Cependant, les dictionnaires soulignent en particulier la dimension théologique de l’apologétique. Ainsi, A. Cuvillier en donne la définition suivante : « partie de la théologie qui a pour objet la défense de la foi contre les objections[5]. » Quant au Petit Robert, il distingue entre son aspect négatif et positif :

Discipline ayant pour but de défendre la religion contre les attaques dont elle est l’objet (apologétique destructive) ; partie de la théologie ayant pour objet d’établir par des arguments historiques et rationnels le fait de la révélation chrétienne dont l’Église est l’organe (apologétique constructive).

Si ces deux définitions mettent à nouveau l’accent sur la défense, la seconde cherche aussi à mettre en valeur la révélation chrétienne. Dans les deux cas, on suppose l’existence de la vérité, qu’on peut la connaître, argumenter en sa faveur et ainsi chercher à convaincre son interlocuteur. Il importe, cependant, de souligner que l’appel à l’argumentation ne peut se faire sans une prise de conscience de l’influence que les présupposés exercent sur le raisonnement humain. Par conséquent, l’apologétique n’est pas seulement défensive, elle ne cherche pas seulement à établir la vérité de la foi, elle est aussi offensive. Elle cherche à démasquer l’erreur et le mensonge qui se cachent parfois à la racine même de la pensée humaine.

Enfin, il ne faut pas oublier que l’apologétique n’est qu’une servante, un moyen. Elle n’est efficace que dans la mesure où elle se laisse illuminer et dynamiser par le Saint-Esprit, car c’est lui seul qui peut, par la parole, changer les mentalités et les cœurs. En résumé, nous pouvons dire avec J. Frame que l’apologétique est « une discipline qui apprend aux Chrétiens comment rendre compte de l’espérance qui les habite[6] ».

Les données bibliques

Il n’est pas rare d’entendre que la démarche que propose l’apologétique est plus une concession au rationalisme que motivée par des considérations bibliques. En réalité, c’est le contraire. Dans leur souci d’édifier les croyants et de transmettre la vérité qu’ils ont reçue, les auteurs bibliques ont développé une mentalité d’apologète.

Déjà dans l’Ancien Testament on peut percevoir une démarche qui s’apparente à l’apologétique :

  • La perspective immanente du monde, caractéristique des peuples avoisinants d’Israël, divinise la nature. Soleil, lune, terre, tonnerre, etc., sont des dieux. Par contraste, le premier chapitre de la Genèse, qui relate la création de l’univers en désacralisant la nature, établit une distance entre le Créateur et la créature.
  • La littérature sapientielle est un des lieux privilégiés de ce débat que les auteurs bibliques ont l’audace d’engager au nom de la vérité avec le monde culturel de leur époque.

Ainsi par exemple, le livre de Job s’en prend avec vigueur à la doctrine de la rétribution comme l’explication univoque de la souffrance que l’homme peut connaître. Si cette doctrine incarne une part de vérité, elle ne rend pas compte de la complexité de la douleur humaine, et, en particulier, de la peine de celui qui est innocent et qui n’a donc commis aucune faute. Job sortira vainqueur de son bras de fer avec ses trois amis. Il sera déclaré juste par Dieu alors même qu’il prend conscience de sa petitesse et de sa misère devant Lui.

Quant à l’Ecclésiaste, c’est un petit traité magistral d’apologétique à la fois négative et positive. L’auteur entame une méditation sur la condition humaine et constate que, livré à lui-même, l’homme succombe systématiquement à l’idolâtrie. Si le terrien veut retrouver le sens ultime de la vie, il est impératif qu’il se détourne des idoles pour servir le Dieu vrai et vivant. L’Ecclésiaste va montrer avec une rare perspicacité l’absurdité de toute démarche de l’homme qui prétend se suffire à lui-même. Par contre, l’homme qui reconnaît et honore Dieu découvre, au sein même d’une existence vécue à l’ombre de la mort, sens et bonheur.

Enfin, le Cantique des Cantiques nous offre une vision sublime de l’amour à la fois charnel et spirituel dans un monde qui ne connaissait que la caricature de l’amour passion et les affres qu’il engendre.

En ce qui concerne le Nouveau Testament, on y reconnaît le même souci. À plusieurs reprises, Luc dans le livre des Actes nous révèle l’Apôtre Paul qui argumente avec ses auditeurs cherchant à les persuader de la vérité de l’Évangile. La manière dont l’Apôtre aborde les notables juifs à Rome en est une parfaite illustration :

Dans son exposé, il rendait témoignage du royaume de Dieu et cherchait, par la loi de Moïse et par les prophètes, à les persuader en ce qui concerne Jésus ; et cela depuis le matin jusqu’au soir. Les uns furent persuadés par ce qu’il disait et les autres restèrent incrédules… Paul prêchait le royaume de Dieu et enseignait ce qui concerne le Seigneur Jésus, en toute assurance et sans empêchement (Actes 28:23-24, 30).

Il n’est pas inhabituel de contester la démarche que reflète le discours de Paul à Athènes (Actes 17:16-34). L’Apôtre se serait trompé de méthode. Il se serait appuyé exclusivement sur les lumières de la raison humaine. Voilà pourquoi il a essuyé un tel échec ! Il faut plutôt y voir un bel exemple d’apologie chrétienne qui révèle une conception élevée de la vérité. Quelle que soit la démarche employée pour communiquer l’Évangile, celui-ci, étant une radicale remise en cause de l’homme, de ses idées toutes faites et de son style de vie, il ne suscite souvent qu’un intérêt complaisant, dérision ou opposition (vv. 32-34). L’homme n’aime guère se trouver en face de son ultime vis-à-vis et de se voir tel qu’il est ! Mais en quoi ce discours est-il un modèle ? Évoquons brièvement les grandes parties qui le constituent :

  • D’entrée, Paul cherche à capter l’attention de son auditoire, à établir le point de contact en parlant du « dieu inconnu ». Mais aussitôt il l’identifie avec le Dieu qu’il annonce (22-23). Il prépare ainsi la suite de son argumentation.
  • Dans la deuxième partie de son discours, l’Apôtre va présenter, par contraste à l’idolâtrie ambiante, le Seigneur, créateur et recteur de l’univers. Ce Dieu vivant ne peut être assigné à résidence dans un temple et ne peut être représenté par des idoles. Il se suffit à lui-même. Créateur de l’homme, il préside à sa destinée. Il fonde ainsi l’unité de la race humaine. Cette œuvre providentielle a pour but – dans un monde qui vit à l’ombre de la mort – d’inciter les hommes, porteurs de l’image de Dieu, à rechercher leur ultime vis-à-vis (24-28). Notons en passant que Paul fait appel aux données de la révélation générale pour convaincre ses interlocuteurs. Il n’hésite pas à citer des penseurs païens et reconnaît ainsi la vérité de leur propos. C’est une manière d’honorer Dieu qui est la fontaine de toute vraie sagesse.
  • Dans la troisième partie de son discours, Paul tire les conséquences pratiques des idées qu’il vient de développer :
    • Le Seigneur ne peut être adoré à la manière des idoles.
    • Il importe donc que tout homme change de mentalité, qu’il revienne de ses égarements et se convertisse au Dieu vivant et vrai. Puisque Dieu existe, le terrien a des comptes à rendre. C’est pour cela que Dieu a « fixé un jour où il doit juger le monde avec justice » (31a).
    • Ce jugement sera exercé par l’Homme[7] que Dieu a désigné. Sa résurrection d’entre les morts en est la garantie (32-34). Les Athéniens ont été conduits au cœur de l’Évangile. Sans doute la doctrine de la résurrection du corps heurte-t-elle leur conception de l’immortalité de l’âme. Mais le malaise est plus profond. Si cet obscur prédicateur juif a raison, ils sont en danger mortel car leur misère est grande. Il vaut mieux ne pas insister et se réfugier dans la dérision. Ils avouent ainsi qu’ils ont bien compris le message de l’Apôtre, mais ils préfèrent ne pas y faire face. Luc nous précise par ailleurs que « quelques-uns s’attachèrent à Paul et crurent », et non des moindres (34).

L’apologétique telle que nous l’avons définie s’enracine profondément dans le terreau biblique. D’ailleurs, on retrouve une démarche similaire dans la littérature juive. Dans un très beau passage ; l’auteur du livre de la Sagesse reprend les insensés qui refusent de reconnaître Dieu alors que ses œuvres sont un éloquent témoignage à son activité créatrice[8]. Il n’est pas impossible que Paul ait eu à l’esprit ce texte lorsqu’il dit dans son Épître aux Romains que « les perfections invisibles de Dieu, sa puissance éternelle et sa divinité, se voient fort bien depuis la création du monde, quand on les considère dans ses ouvrages » (Rom. 1:20).

Aussi il n’est pas étonnant de constater la présence d’apologètes tout au long de l’histoire du Christianisme. Dès le 2ᵉ siècle après J.-C., des hommes se lèvent pour présenter dans toute sa cohérence et profondeur la foi chrétienne, pour la défendre contre les attaques de ses adversaires et pour résister aux tentations que sont les hérésies. Ce sont les Pères Apologistes, parmi lesquels ont peut citer Justin et Tertullien qui tous deux ont écrit des Apologies. Ce numéro de « Résister et Construire » a choisi de vous présenter quelques grandes figures de l’apologétique chrétienne : Thomas d’Aquin (1225-1274) ; Pierre Viret (1511-1571) ; Cornelius van Til (1895-1987) ; C. S. Lewis (1898-1963) ; Francis Schaeffer (1912-1984) et Jean Brun (1919-1994). Ces hommes qui représentent une diversité d’approches étaient tous animés par l’amour de la vérité. Ils avaient compris que seule une parole, expression et révélation de la pensée divine, pouvait arracher l’homme à sa condition humaine vécue à l’ombre de la mort. Cette parole a trouvé son expression parfaite dans l’incarnation de la seconde personne de la Trinité qui, par sa vie d’obéissance et sa mort substitutive, nous ouvre à une nouvelle intelligence du monde et de l’homme, et nous offre la réconciliation et l’intimité avec le Père. Tels sont les fondements qui permettent de développer un style de vie qui soit à l’honneur du Dieu vivant et vrai.

Pierre Berthoud[9]

[1]      A. Maillot, « Chassez l’Apologétique…, » Réforme N° 2186, 1987, 6,7.

[2]      Dans cet article, A. Maillot s’attaque essentiellement au scientisme, à l’attitude philosophique du scientiste qui prétend résoudre les problèmes philosophiques par la science (Petit Robert). Ayant une doctrine insuffisante de la création, il ne laisse aucune place à la révélation générale, qui peut éclairer l’intelligence humaine (Ps. 19 et Rom. 1). La raison ne semble être perçue que comme un moyen de connaissance propre au rationalisme. C’est ainsi que l’idée même de vérification est incompatible avec la foi en Dieu. Enfin, l’auteur ne peut réconcilier la toute-puissance de Dieu avec son amour puisqu’il n’a aucune réponse à la question de l’origine du mal.

[3]      A. Bailly, Dictionnaire Grec-Français (Paris : Hachette, 1950), 233.

[4]      Le Petit Robert (Paris : Dictionnaires Le Robert, 1992), 81-82. La plus célèbre apologie de l’Antiquité est sans doute celle de Socrate par Platon. Comme le remarque P. Pellegrin, « l’Apologie de Socrate est donc moins la défense que Socrate a faite de lui-même, que la défense de Socrate qu’a composée Platon » (Platon, Apologie de Socrate. Nathan, Paris, 1991, p. 4). Accusé d’impiété et de corrompre les jeunes, Socrate présente sa défense devant le tribunal athénien. Si cet ouvrage fait référence à la réalité historique du procès de Socrate, elle est aussi une présentation argumentée de sa philosophie et par extension de celle de son disciple Platon.

[5]      A. Cuvillier, Le vocabulaire philosophique (Armand Colin, 1963), 21.

[6]      J. M. Frame, Apologetics to the Glory of God (Phillipsburg : NJ, P&R, 1994), 1.

[7]      Pour le lien entre l’humanité du Christ et sa tâche de juge cf. Dan 7:13 ; Jn 5:27.

[8]      Voici ce texte magnifique tiré du livre de la Sagesse :

       Insensés vraiment tous ces hommes qui ont ignoré Dieu,
et à partir des biens visibles n’ont pas connu celui qui est ;
n’ont pas reconnu l’artiste dont ils contemplaient les œuvres,
mais regardèrent comme des dieux maîtres du monde
le feu, le vent, ou l’air subtil,
la voûte étoilée ou l’eau impétueuse,
ou les luminaires du ciel.
Éblouis de leur beauté, s’ils les ont pris pour des dieux,
qu’ils pensent combien est plus grand leur Seigneur,
puisqu’il les a créés, lui, l’auteur même de la beauté.
S’ils admirent leur puissance et leurs effets,
qu’ils pensent combien est plus puissant celui qui les a formés :
à partir de la grandeur, de la beauté des créatures,
par analogie on en connaît l’artiste.
Mais ils ne méritent qu’un reproche léger,
car peut-être se sont-ils trompés tout en cherchant Dieu,
tout en voulant le trouver.
Attentifs à ses œuvres, ils ont cherché :
mais l’apparence les a séduits
– car les choses visibles sont si belles !
Cependant ils sont inexcusables :
car s’ils ont appris tant de choses pour scruter l’univers,
comment n’ont-ils pas trouvé le Créateur ? (Sagesse 13:1-9)

Traduction de Divo Barsotti, Le livre de la Sagesse, Paris, Téqui, 1978, 169-170.

[9]      Pierre Berthoud est Doyen de la Faculté libre de Théologie réformée d’Aix-en-Provence où il enseigne l’Ancien Testament et l’Apologétique. Nous vous recommandons son article, Pour une « apologie » biblique de la foi paru dans La revue réformée N° 185, mars 1995.