Une apologétique présuppositionnaliste et créationnelle
Pierre Viret (1511-1571), le Réformateur du canton de Vaud, ami et collègue dévoué de Guillaume Farel et de Jean Calvin, fut sans doute l’éthicien et l’apologète majeur de la Réforme francophone du XVIᵉ siècle[1]. Son apologétique est marquée d’une part par son attachement indéfectible à l’autorité et au contenu de sens de tous les aspects de la Révélation écrite de Dieu et, de l’autre, par son talent consommé à rapporter les enseignements de la Bible aux réalités de la création, de l’Histoire et aux événements de la vie commune des hommes de son temps. Il défend une position apologétique qu’on nommerait aujourd’hui présuppositionnaliste, bien qu’à l’époque ce terme n’existait évidemment pas. Car pour lui la Parole écrite de Dieu constitue le présupposé essentiel, indispensable à toute réflexion fructueuse sur tous les aspects de la réalité. Viret est animé d’une compréhension merveilleuse du fait que le sens de tous les aspects de la réalité est donné par Dieu, le Créateur de toutes choses, et que c’est Lui qui, par sa Providence toute-puissante, dirige tous les événements de ce monde. Cette œuvre créatrice et providentielle trouve son point de référence essentiel dans l’Écriture. Ceci conduit tout naturellement Viret à utiliser, en fonction du propos qu’il cherche à développer, tous les aspects de la réalité naturelle ou culturelle qui lui sont accessibles comme point de départ pour attirer l’attention de ses contemporains sur les grandes vérités de la Révélation de Dieu.
Prenons un exemple. Pour Viret, l’étude scientifique de la zoologie n’est aucunement limitée aux études anatomiques à caractères purement quantitatifs et scientifiques. Il se distingue ainsi de nos concitoyens qui vivent dans un monde dominé par une vision mathématique et par un mode d’explication marqué exclusivement par des causes efficientes et matérielles et cela aux dépens des causes finales et formelles[2]. Pour Viret comme pour tous ses contemporains, les créatures de Dieu sont caractérisées par des qualités scientifiques qui leur sont propres. Pour lui, il est parfaitement loisible de tirer de ces qualités proprement scientifiques des leçons se rapportant à leur comportement, leçons qui ont un caractère social, moral et spirituel objectif. Des exemples nombreux d’une telle démarche analogique abondent dans l’Écriture, dans les fables populaires, dans la poésie, et jusque dans les expressions proverbiales du langage courant. Les langues humaines fonctionnent tout naturellement de cette manière analogique. À l’époque de Viret, une telle manière de penser, que nous traitons d’imaginaire ou de subjective, faisait partie intégrante de la pensée la plus authentiquement scientifique. La coupure entre science mathématique (la seule vraie !) et tout le domaine des sciences morales (disqualifiées comme subjectives) ne se fera qu’au début du siècle suivant[3]. Car pour Viret, s’il existe une distinction évidente entre les différentes sciences, et plus particulièrement entre connaissance scientifique et connaissance morale et spirituelle, il ne peut être question de coupure radicale entre ces divers domaines de la pensée humaine. Il existait alors un cadre unifié à toute pensée. La brisure culturelle provoquée par le dualisme matière–esprit ne viendra qu’avec la révolution scientifique du XVIIᵉ siècle. A l’encontre de la plupart des théologiens qui se sont soumis à cette coupure arbitraire, Viret raisonne d’une manière entièrement biblique dans tous les domaines de la pensée. Car il n’a pas été la victime de ce que nous pouvons appeler (en usant du même raisonnement analogique dont il se sert constamment) une véritable chirurgie épistémologique, opération qui l’aurait moralement et intellectuellement émasculé.
Un tel appauvrissement mental (le nôtre) provient de l’acceptation courante, d’abord par le monde séculier, puis d’une manière presque complète par l’Église, de la domination sur toute notre culture d’un modèle de pensée radicalement réducteur, celui des mathématiques. Ce modèle privilégie les seules causes matérielles et efficientes (celles de la mécanique) aux dépens des causes finales et formelles qui, elles seules, peuvent donner un vrai sens à l’activité intellectuelle des hommes. Ce modèle, qui est celui que nous appelons la vision scientifique du monde, est certes valable pour cet aspect limité de la réalité qui lui est propre, celui de tout ce qui est mesurable. L’effet funeste de cette révolution culturelle provient de ce que ce modèle soit devenu normatif pour tous les aspects si divers de la création de Dieu. Il conduit ainsi la réflexion qui se soumet à son empire à la perte de toute signification autre que celle que nous fournit la mécanique et les mathématiques. Il réduit à l’insignifiance tous les autres aspects de la réalité qui ne peuvent d’aucune manière se plier aux seuls critères quantitatifs sans par là même renoncer à tout ce qui leur est propre.
L’acceptation d’un tel modèle culturel général, par la civilisation européenne depuis le XVIIᵉ siècle, conduisit inévitablement au développement de déviations graves sur le plan de la pensée. Ainsi est né ce qu’on appelle en philosophie le rationalisme, c’est-à-dire une pensée caractérisée par le plus pur subjectivisme rationnel, celui imposé (entre autres) par les idées, sans doute claires et distinctes, mais aussi arbitraires, de Descartes. Avec Kant est apparu ce qu’on appelle l’idéalisme, caractérisé par le refus de tout lien objectif entre la pensée philosophique (le domaine des idées) et la réalité (les phénomènes) dont l’appréhension légitime était abandonnée à la nouvelle science[4]. Car l’objectivité était maintenant du seul ressort de la nouvelle science mathématique et efficiente. Tout ce qui ne rentrait pas dans le cadre du mécanique et du mesurable était relégué au domaine peu sérieux de la subjectivité. D’où les expressions de dénigrement (impensables avant la révolution scientifique) telles que : Ce ne sont que des paroles ! Tout cela c’est de la littérature ! Une telle attitude découlait inévitablement de l’adoption d’une vision uniquement quantitative du cosmos. Ainsi furent culturellement marginalisés, comme ne comportant aucune signification véritable dans l’ordre des réalités de ce monde, la théologie, la métaphysique, l’éthique, l’esthétique, les beaux-arts, la perception des sens, la hiérarchie sociale, le langage lui-même, enfin la Bible elle-même, et j’en passe. Car depuis la révolution scientifique et l’accession au pouvoir de ce modèle culturel, le sens est déterminé non par la Parole écrite de Dieu, ni par le langage des hommes, ou par les formes substantielles permanentes de l’ordre créé (les espèces, les éléments chimiques, le langage, etc.), mais par ce modèle scientifique réducteur de tout le réel. Le règne de cette science exclusivement mathématique, redevable aux seules causes efficientes et matérielles, est la cause essentielle de la crise du sens de cette fin du XXᵉ siècle.
Les leçons morales et spirituelles que Viret tire de l’étude des animaux, et la comparaison précise qu’il fait entre divers comportements humains et ceux des animaux, sont fondées sur la réalité et l’exactitude de l’analogie si souvent tirées par les auteurs de l’Écriture Sainte, entre les réalités tangibles, terrestres de la création, et le sens moral et spirituel (disons-le : céleste) de l’existence des hommes. Pour prendre un exemple, voyez comment notre Seigneur Jésus-Christ utilise les phénomènes les plus simples de la nature pour en tirer les leçons les plus sublimes. Un tel procédé analogique se manifeste non seulement dans les paraboles des Évangiles synoptiques, mais également dans les images éloquentes de l’Évangile de Jean par lesquelles les réalités célestes sont éclairées par des images et des illustrations tirées de la vie la plus simple des hommes. Ce que nous constatons ici est vrai de toute la Bible qui témoigne ainsi à tout instant du caractère moral et spirituel du moindre fait de l’univers. Mais notre monde, devenu matérialiste, dominé comme il est par la vision mathématique et n’acceptant comme valable que des raisonnements fondés sur les causes efficientes qui gouvernent la mécanique, s’est totalement aveuglé sur la variété et les richesses de sens dont témoigne chaque aspect de la réalité, à la fois créé et providentiel de Dieu.
Dans son étude sur la théologie du réformateur Strasbourgeois Wolfgang Capiton (1478-1541), le professeur Otto Strasser exprime fort bien cette vision préscientifique du cosmos (et du sens dont il est porteur) qui fut celle aussi du réformateur vaudois :
Quand ce réformateur (Capiton) nous expose l’œuvre de la Création, il nous étonne par un détail qui n’a rien de spécifiquement théologique. Il intéresserait peut-être autant les amateurs de sciences naturelles. Capiton est un des dogmaticiens [devenus, hélas !, si rares] qui, en parlant de la Création, voient effectivement les données de la nature et qui tâchent de rapprocher tout ce domaine de la nature – comme le fait réellement la Bible – du domaine de l’Esprit, du Règne de Dieu. Capiton n’abandonne pas la science naturelle à son sort à elle, et ne la dégrade pas ainsi au rang de science profane. Au contraire, il a soin de la faire entrer tout entière dans le cadre de ses conceptions théologiques. En cela apparaît une fois de plus le caractère catholique, c’est-à-dire universaliste et humaniste de la pensée théologique de Capiton. […] Bien souvent aussi des comparaisons tirées du règne de la nature se pressent sous sa plume et dénotent une connaissance intime de l’ordre physique. On a l’impression (ce qu’on ne pourrait affirmer de chaque théologien) que Capiton non seulement traite du locus Creationis parce que la tradition dogmatique le commande, mais qu’il est animé d’un véritable amour pour cette nature qui est l’Œuvre des six jours[5]. »
Pour atteindre ce but, Viret ne limite pas simplement son raisonnement au fait de tirer les conséquences logiques des textes bibliques (comme c’est parfois le cas pour les tenants d’une apologétique se fondant uniquement sur la Bible). Il cherche par toutes sortes de moyens un terrain d’entente avec ses interlocuteurs, terrain commun qui permettrait de fructueux échanges. Mais à aucun instant Viret ne pense qu’il puisse exister un terrain religieux commun qui serait le partage à la fois des chrétiens et des non-chrétiens. C’est dans cette erreur que tombe toute la tradition apologétique rationnelle, par exemple celle à laquelle se réfère le théologien anglais contemporain Alister McGrath, qui adopte une méthode apologétique au fondement rationaliste par laquelle il entre dans une discussion logique (un dialogue entre égaux) avec ses contradicteurs. Dans sa naïveté épistémologique, il ne pense pas même aborder la question des présupposés philosophiques religieux qui sous-tendent toute la réflexion de ses adversaires non chrétiens. Ainsi, dans un récent traité d’apologétique chrétienne, il pense pouvoir mettre en opposition les positions apologétiques de Jean Calvin (ici très proche de Viret) et celles d’un Cornelius Van Til. Il va jusqu’à identifier la démarche entièrement centrée sur la Bible de ce dernier avec la dialectique irrationnelle de Karl Barth[6] ! La faiblesse fondamentale de la position de McGrath (comme c’est à divers degrés le cas pour Thomas d’Aquin ou C.S. Lewis) est de ne pas s’appuyer sur un point de vue pleinement biblique en ce qui concerne la portée exacte de la chute sur le fonctionnement effectif de la raison humaine. Ceci conduit McGrath à surestimer (comme le fait son maître Lewis) le rôle et l’efficacité d’arguments purement logiques dans la tâche de l’apologétique chrétienne. Cet optimisme rationnel va malheureusement souvent de pair avec une accentuation trop faible des éléments suivants dans l’apologétique :
- l’application détaillée de l’Écriture à l’argumentation ;
- le rôle déterminant du Saint-Esprit pour convaincre les hommes ;
- la souveraine et irrésistible grâce de Dieu ;
- la nécessité de la prière et d’une étroite communion avec Dieu dans tout travail apologétique ;
- le noyau central de la vie de l’homme n’est pas sa raison mais son cœur : le nœud où se lient toutes ses convictions religieuses les plus profondes.
Il est évident que, autant pour Calvin que pour Van Til (Viret et tous les grands réformateurs partagent ce point de vue), la raison est un don inestimable de Dieu accordé aux hommes pour leur permettre de le connaître et de découvrir l’ordre qu’il a institué dans sa création. Car pour eux il s’agit d’un Dieu qui se révèle aux hommes (de manière toujours vraie, mais jamais exhaustivement !) sur un mode conceptuel parfaitement adapté, à la fois aux facultés intellectuelles dont il a doté la nature humaine et aux structures stables de la réalité. Mais le fondement de la pensée de ces êtres créés par Dieu à son image n’est autre que la pensée conceptuelle de Dieu lui-même telle qu’elle a été infailliblement consignée dans les pages de la Bible. Cette révélation certaine et normative appelle les hommes à exercer ce mandat que Dieu leur avait donné à l’origine de l’œuvre créatrice : appeler toutes les créatures par leur nom dans le but de tout soumettre à l’ordre substantiel déterminé par le Créateur. L’apologétique chrétienne fait ainsi partie intégrante du mandat créationnel de l’homme.
Mais ce don magnifique de Dieu, nos facultés rationnelles, se trouve aujourd’hui dans un état de fonctionnement pitoyable. Car depuis la chute, depuis la détermination par l’homme (et non plus par Dieu) de la différence entre le bien et le mal, les systèmes de pensée autonome des hommes (c’est-à-dire indépendants de la pensée divine) fonctionnent à partir de présupposés erronés qui se trouvent être en opposition radicale à la Révélation de Dieu. La raison seule, en conséquence, ne peut plus être considérée comme constituant en elle-même un instrument fiable de communication verbale entre l’homme et Dieu, de l’homme avec lui-même, entre les hommes eux-mêmes et même comme moyen sûr et pleinement adéquat de connaissance par l’homme de l’ordre de la création. Tout doit être rectifié, corrigé. Ce que la tradition thomiste appelle la droite raison ne peut qu’être l’usage d’une raison redressée et purifiée par l’œuvre de la Parole de Dieu et du Saint-Esprit dans l’intelligence humaine. Ainsi, contrairement à ce que prétend la tradition d’apologétique rationnelle, une raison en état de dysfonctionnement ne peut en aucun cas constituer un terrain commun permettant d’établir un dialogue apologétique fructueux entre chrétiens et non-chrétiens.
Ce terrain commun entre chrétiens et non-chrétiens existe cependant pour Van Til et pour Calvin[7] (et ceci est encore plus vrai pour Viret), mais il n’est pas fondé uniquement sur l’usage argumentatif simple de la raison ; il l’est aussi sur les formes substantielles de la création, sur les structures de la réalité créée (tant humaine que cosmique) ainsi que sur l’histoire des hommes qui manifeste la main directrice de la Providence divine[8]. Il s’agit ici de se fonder sur ce que Ghisbertus Voetius (1588-1676, le remarquable adversaire néerlandais du Catholicisme romain, de l’Arminianisme et du Cartésianisme) appelle, à la suite de la pensée aristotélicienne et thomiste, les formes substantielles, formes qui constituent l’armature immuable de la création et qui font, en conséquence, partie de l’expérience commune de tous les hommes.
Prenons un exemple très actuel. Il ne peut y avoir de terrain intellectuel commun entre des créationnistes chrétiens et des évolutionnistes non chrétiens (ou chrétiens !) dans le domaine des hypothèses scientifiques. Une argumentation directe opposant ces deux systèmes bute immanquablement sur des impasses, car les deux systèmes d’hypothèses sont logiquement inconciliables tant leurs présupposés divergent. Mais les faits créés (et interprétés) par Dieu – les changements microcosmiques observables dans le cadre de la stabilité macrocosmique de ces formes substantielles que sont les espèces – peuvent eux être observés par tout savant, chrétien ou non, au moyen des perceptions sensibles données par Dieu à tous. Certains, dont la pensée est ordonnée selon le modèle divin, y reconnaîtront les formes substantielles de l’ordre créé par Dieu. D’autres, entièrement aveuglés par leurs œillères intellectuelles fausses, seront incapables d’y percevoir ces formes stables, celles-ci ne constituant pour eux que des étapes fugitives dans une longue évolution qui n’est que le fruit de leur imagination. Il est absolument impossible pour le partisan des espèces stables de convaincre le défenseur de l’évolution de ces espèces de la réalité scientifique de ces formes substantielles stables, s’il n’obtient pas d’abord, de la part de Dieu, le renouvellement de l’intelligence de son interlocuteur. Pour percevoir correctement l’ordre de la création, il faut une transformation spirituelle. Il faut que l’aveugle vienne à voir. Il est cependant possible, pour entrer en conversation utile avec l’incroyant, d’utiliser ces faits établis par Dieu dans leur nature spécifique et dans leur sens permanent, car, reconnus ou non, ces faits créés et ordonnés par Dieu sont communs à l’observation de chacun. Mais le changement du cœur et le déblocage, la transformation de l’intelligence de celui qui ne voit pas, sont, en fin de compte, l’œuvre du Dieu vivant qui lui seul peut faire germer des arguments déduits à partir de faits communs à tous les hommes afin d’ouvrir les yeux des aveugles.
Maintenant, si Viret se maintient constamment sur le terrain élevé de son présupposé fondamental selon lequel la Bible a entière autorité sur toutes choses, il n’hésite cependant pas à utiliser la réalité tout entière, autant créationnelle que culturelle, qu’il partage avec ses contemporains, pour promouvoir la cause de la vérité divine. Sa démarche apologétique est donc à la fois créationnelle et présuppositionnelle. Avant de voir comment nous pourrions tenter de le suivre dans une telle méthode apologétique, il nous faut reconnaître les difficultés amoncelées sur le chemin de l’apologète chrétien par les conséquences épistémologiques de la révolution scientifique du XVIIᵉ siècle et ses effets culturels. Acceptant la vérité du modèle cosmologique provenant de l’absolutisation de la vision scientifique du monde, la philosophie moderne s’est engagée dans la voie d’un processus croissant de destruction des modalités normales de la pensée. Avec le subjectivisme de Descartes (1596-1650), l’idéalisme de Kant (1724-1804), la dialectique de Hegel (1770-1831), le dynamisme irrationnel de Nietzsche (1844-1900), l’existentialisme de Heidegger (1889-1976), la tradition philosophique moderne a aujourd’hui rendu la discussion apologétique bien plus difficile qu’elle ne l’était au XVIᵉ siècle[9]. C’est bien là ce qu’ont compris une pléiade de théologiens et philosophes réformés tels Abraham Kuyper, Cornelius Van Til, Herman Dooyeweerd, Francis Schaeffer, Pierre Courthial, Rousas Rushdoony et Greg Bahnsen. Tous, à des degrés divers, ont opté pour la méthode présuppositionnaliste. Ainsi dans leur travail d’apologétique ils ne cherchent pas à s’attaquer directement aux arguments logiques de leurs interlocuteurs, mais d’abord à miner les présupposés, souvent non avoués, qui sous-tendent leur discours rationnel. Les défenseurs d’une apologétique rationnelle traditionnelle plus directe, tels C.S. Lewis et Alister McGrath, ne paraissent guère être conscients des difficultés religieuses suscitées par les maladies inhérentes à la pensée de l’homme naturellement idolâtre, particulièrement dans leur forme moderne.
Ainsi Viret, en se situant historiquement dans une époque qui précède l’apparition de ce climat intellectuel si délétère, caractéristique de la pensée moderne, détient sur nous des avantages certains. Car ce climat malsain a suscité de nombreux obstacles nouveaux à la compréhension du sens donné par Dieu à la réalité. Ces obstacles étaient bien moins manifestes au milieu du XVIᵉ siècle. Il fut donc beaucoup plus facile pour Viret d’utiliser tous les aspects de la réalité de son temps dans son effort pour conduire ses auditeurs et ses lecteurs à saisir le fait que ce sont les Écritures qui nous révèlent, en fin de compte, la réponse ultime donnée par Dieu à toutes les questions que l’homme peut se poser.
Mais il faut ici ajouter que notre connaissance de la réalité ne saurait se limiter à la seule Écriture et aux questions existentielles qui y trouvent réponse. Une telle connaissance du réel est inhérente aux structures des faits eux-mêmes, structures que Dieu lui-même donne à la création et à l’histoire par les formes substantielles précises et stables qu’il leur a attribuées. Mais ces formes créées ne peuvent, en dernière analyse, être clairement perçues que par des intelligences centrées sur la Bible et redressées par elle – telle celle de Pierre Viret. Que j’insiste ici : il s’agit de la connaissance de la réalité, non de son sens ultime. Ce dernier ne peut provenir que de la Révélation écrite de Dieu. La terminologie apologétique qu’utilise Viret peut parfois sembler refléter une démarche purement rationnelle. Mais ceci s’explique par le fait que pour lui la raison humaine et la Bible ne se situent pas à des pôles opposés et qu’elles ne se font aucunement la guerre. Non, pour lui, comme pour un Van Til ou un Schaeffer, la Parole de Dieu constitue elle-même le fondement d’une raison fonctionnant correctement. Parlant des hommes qui réagissent avec violence aux effets bénéfiques de l’enseignement de l’Évangile, il les compare à des brutes hypocrites noyées dans la superstition, à des infidèles et idolâtres (comme il les nomme), même à des animaux :
Ce sont Bêtes farouches qui n’ont pas tel usage de raison que ceux qui sont bien instruits en la parole de Dieu[10].
Ainsi pour Viret, être bien instruit dans les Écritures représentait une garantie sûre de faire bon usage de ce don précieux de Dieu : nos facultés rationnelles. Ce que nous appelons aujourd’hui dans notre jargon moderne l’apologétique, n’était autre chose pour Viret (et pour tous les réformateurs) que la prédication claire et fidèle de la Parole de Dieu, appliquée directement aux circonstances du temps, et cela dans tous les domaines de la vie. Ainsi l’apologétique, la prédication de la Parole de Dieu et la proclamation de l’Évangile étaient pour eux des actions intimement liées. Il s’agissait, dans cette prédication-apologétique-évangélisation, d’amener captives à l’obéissance du Christ toutes les pensées décentrées et fausses des hommes. Tout devait être conduit à la soumission conceptuelle et pratique à la Parole souveraine de Dieu. Cette obéissance à cette Parole divine englobant tout le réel n’est autre que la venue du Royaume des Cieux sur la terre.
Comment Viret procède-t-il ? Prenons un exemple tiré de sa merveilleuse Métamorphose chrétienne[11]. Pour atteindre le commun peuple, il commence par énumérer des proverbes et des dictons populaires tout en montrant leur vérité et leurs limites ; il porte ainsi son attention sur le sens profond des aspects les plus simples de la vie de tous les jours. Se tournant vers les humanistes de son temps, il citera en leur faveur des auteurs de l’antiquité avec lesquels ils étaient familiers. A cause du caractère créé et providentiel de la réalité, commun à tous les hommes, les réflexions et les observations concrètes des auteurs antiques confirment certains enseignements contenus dans l’Écriture. Viret peut ensuite montrer à ses lecteurs que la Parole de Dieu leur permet d’avoir une compréhension beaucoup plus satisfaisante de ces questions si utilement discutées par les sages de l’Antiquité.
Dans une longue section consacrée à la condition de l’homme, Viret commence par une série d’observations anatomiques et physiologiques. Il démontre ainsi l’état physique misérable qu’est celui de l’homme (en comparaison des conditions qui sont celles des animaux), dès sa naissance et pendant toute sa petite enfance. Par ce biais, il attire l’intérêt des savants de son temps. Il cite ensuite, sur ce thème de la misère humaine, des considérations de philosophes et de poètes de l’Antiquité (dans ce cas Platon, Pline et Ovide). De cette manière, il capte l’attention des humanistes littéraires de la Renaissance. Et c’est seulement après avoir ainsi soigneusement préparé son lecteur que Viret lui explique le sens véritable de cette misère si manifeste des hommes. Il le fait en introduisant celui qu’il appelle le plus grand des philosophes : Job. Il est frappant qu’il parle ici non du caractère inspiré du livre de Job, mais de Job comme du prince des philosophes. En fait, il éprouve une confiance telle en la véracité de l’Écriture par rapport à tous les aspects de la réalité dont elle parle, qu’il n’hésite pas à faire usage de tous les aspects des activités culturelles et intellectuelles des hommes pour tenter d’atteindre, d’une manière concrète et pratique, les sources d’intérêt de ses contemporains. Mais son point de départ est toujours à la fois biblique et créationnel, jamais un terrain intellectuel commun, hypothétiquement neutre, qui conduirait à un dialogue où chrétiens et non-chrétiens se trouveraient sur un plan d’égalité. C’est ainsi qu’il œuvre à ramener à l’obéissance du Christ toute pensée humaine perdue et déformée. C’est là la tâche véritable de l’apologétique chrétienne.
Pour terminer, nous vous donnerons un échantillon de la manière dont Viret procède pour évoquer la richesse incroyable de la révélation générale de Dieu contenue dans sa création. Cet échange se rapporte à une discussion sur le rôle des images dans le culte chrétien. Le dialogue a lieu dans un jardin muré :
Jérôme : Je suis tout ébahi de la folie de ceux qui disent qu’il est nécessaire d’avoir des images pour nous faire souvenir de Dieu.
Eustache : Quel inconvénient trouves-tu en cela ? Penses-tu qu’il ne soit pas bon, pour les pauvres simples gens, d’avoir quelque remembrance de Dieu ? Car il y en a, qui sont tant rudes et ignorants, qu’ils ne se souviendront jamais de Dieu, ni de ses saints, s’ils ne voient pas leur remembrance.
Jérôme : Je ne veux pas nier qu’il ne soit fort utile et bien requis d’avoir toujours la remembrance et l’image de Dieu devant nos yeux. Mais je te demande, Eustache, s’il te semble qu’il soit de besoin de peindre le dieu Bacchus devant les yeux des ivrognes, ou un pot et un gobelet, pour les aviser de boire. Craindrais-tu que les bons pions n’oubliassent le boire s’ils n’avaient de telles peintures pour en raviver ? Te semble-t-il aussi qu’il fut de métier de peindre devant un paillard, l’image de sa paillarde pour la lui réduire en mémoire ?
Eustache : Il ne en prend pas ainsi de Dieu. Car un ivrogne ne se souvient que trop du vin. Pareillement un paillard ne se souvient que trop de sa paillarde à cause qu’il a là mis tout son cœur en sorte que, quand il serait à cent lieues loin d’icelle, si ne la pourrait-il oublier. Mais nous faisons tout le contraire envers Dieu. Car ja soit que tous les jours nous recevions des bénéfices innombrables de sa main, toutefois il n’y a chose que nous oublions si facilement que lui. Parquoi il nous est de besoin d’avoir plusieurs moyens pour le nous réduire en mémoire.
Jérôme : En cela pouvons-nous évidemment connaître l’ingratitude et méconnaissance de l’homme et l’affection que ceux, ont de Dieu, qui ne se peuvent souvenir de lui s’ils n’ont des images pour le leur remémorer. Car si tels personnages aimaient autant Dieu qu’un ivrogne aime le vin, et qu’ils eussent si bien mis leur cœur en lui qu’un paillard le met en sa paillarde, ou la paillarde en son paillard, ils ne chercheraient point d’images pour le leur représenter. Car la douceur que le cœur chrétien trouve en lui, et la nécessité que l’homme en a, à toutes heures et minutes, lui doivent assez donner d’occasions de l’avoir perpétuellement en sa mémoire. Mais, puisqu’il est question des images, lesquelles pourrais-tu choisir plus belles, et mieux pourtraites au vif, que celles que Dieu lui-même a peintes et pourtraites de sa main ? Car tout ce monde-ci, qu’est-ce autre chose qu’un temple de Dieu auquel il se représente et manifeste à nous ? Toutes ses créatures, que sont-elles autres choses que vives images d’icelui ? Qu’est-ce tout le pourpris de ce monde visible, qu’une boutique en laquelle Dieu, ce souverain ouvrier, a déployé ses œuvres pour nous donner à connaître, par son ouvrage, quel ouvrier il est et en quelle admiration et révérence nous le devons avoir ? Et pour voir l’expérience de ceci ne sortons pas hors de ce jardin pour en aller querre les témoignages plus loin. Mais considérons seulement combien de sortes d’images de sa puissance, sagesse et bonté Dieu nous a mises ici devant les yeux. Car autant en avons-nous vu, que nous avons vu de plantes, d’herbes, et de feuilles et de fleurs, voire plus vives et plus vraies, que toutes les images que les prêtres ont par leurs temples. Car en celles des prêtres il n’y a ni vie, ni odeur, ni profit, ni utilité aucune, ni chose, quelle qu’elle soit, qui nous puisse rien représenter de Dieu, ni de ses dons et grâces. Car les idoles ne nous représentent que l’œuvre de l’homme qui les a forgées, non pas l’œuvre de Dieu, lequel les a maudites. Mais les créatures de Dieu, et ses œuvres, nous représentent leur Créateur et l’ouvrier d’icelles. Parquoi, il est tout évident que la moindre herbe qui est en tout ce jardin est plus digne d’être appelée image de Dieu que toutes les images faites par les hommes depuis le commencement du monde. Car si l’homme n’est du tout abruti et dépourvu de sens et d’entendement, il trouvera trop plus de beauté, d’utilité et de profit, en une seule feuille d’herbe, qu’en tous ces marmousets. Car il y a en eux utilité aucune, ni chose de laquelle l’homme se puisse servir. Il n’y a pareillement aucune beauté naturelle sinon fard et mensonge. Car il y a autant de différence entre les images que Dieu nous a pourtraites et celles qui sont peintes de la main de l’homme, qu’entre une face naturelle et un masque, ou un vrai visage et un faux. Or juge lequel tu aimerais mieux des deux ? Semblablement, considère si un simple laboureur ne trouvera pas de plus belles et vives images de Dieu dans son jardin, en son verger, en son champ, en sa vigne et en sa maison qu’en tous les temples des idoles. N’est-ce pas ainsi, Théophraste ?
Théophraste : Nul ne peut contredire à tes raisons. Mais, si en la moindre créature que Dieu a créée nous trouvons l’image de Dieu peinte tant vivement, considérons quelle image de Dieu nous trouverons en l’homme, lequel Dieu a créé et formé proprement à son image et semblance, laquelle chose nous pourrons facilement connaître si nous y voulons aviser diligemment. Et la déduction de la matière laquelle nous avons à traiter nous servira grandement à cela. Et pourtant, venons à la considération de l’homme selon l’arrêt auquel nous sommes demeurez. Et par icelle nous apprendrons, si nous ne sommes de bien lourd entendement, la science la plus haute, la plus exquise et la plus nécessaire que l’homme pourrait apprendre, c’est à savoir de connaître Dieu, et la providence et bonté d’icelui, et de se connaître soi-même, et quel il doit être, tant envers Dieu, qu’envers son prochain. Donc, pour entrer en matière et pour mieux venir à la connaissance de nous-mêmes, commençons par la fragilité et misère de l’homme.
Il est aisé d’imaginer la grande utilité que pourrait avoir un tel procédé apologétique aujourd’hui. La richesse d’une telle méthode se marque tant par l’attachement dont elle témoigne envers chacune des paroles prononcées par le Dieu vivant et recueillies dans la Bible, que par l’intérêt intellectuel prodigieux qu’elle manifeste à l’égard de la réalité créée et providentielle et, en dernier lieu (mais cela n’est pas la moindre considération), par l’amour ardent qu’on y trouve envers toutes les classes de la société. Comme l’apôtre Paul, Viret se fait ainsi tout à tous, s’intéresse à chaque aspect de la vie de ses contemporains afin d’en gagner au moins quelques-uns à l’Évangile de Jésus-Christ.
L’appropriation des diverses facettes de cette méthode apologétique pourrait apporter un correctif heureux, tant à la tentation de tomber dans les abstractions philosophiques et théologiques qui caractérisent souvent une méthode d’apologétique se fondant exclusivement sur la Bible, qu’à une certaine naïveté épistémologique si courante dans l’argumentation d’une apologétique qui se veut uniquement logique, rationnelle et factuelle. Mais par-dessus tout, une attention renouvelée aux méthodes apologétiques développées par Pierre Viret pourrait nous aider à sortir de l’impasse néfaste provoquée par cette coupure si courante aujourd’hui dans tous les milieux chrétiens soucieux d’évangélisation, coupure entre prédication, apologétique et proclamation de l’Évangile.
Jean-Marc Berthoud
[1] Voyez : Jean-Marc Berthoud, Pierre Viret : The Apologetics and Ethics of the Reformation, Éditions Pierre Viret, Lausanne, 1996. Étude donnée à la Westminster Conference de Londres en décembre 1995. Le présent texte est une adaptation d’une partie de cette conférence.
[2] Jean-Marc Berthoud, Les différentes formes de causalité et la pensée de la Bible, Positions Créationnistes, Nº 25, septembre 1996.
[3] Ernst Cassirer, Individu et cosmos, Éditions de minuit, Paris, 1983.
[4] R. L. Bruckberger, Ce que je crois, Grasset, 1981 et R. J. Rushdoony, The Word of Flux. Modern Man and the Problem of Knowledge, Thoburn Press, Fairfax, 1875.
[5] Otto Strasser, La pensée théologique de Wolfgang Capiton dans les dernières années de sa vie, Secrétariat de l’Université, Neuchâtel, 1938, p. 54.
[6] Alister McGrath, Bridge Building. Effective Christian Apologetics, IVP, Leicester, 1992.
[7] Charles Partee, Calvin and Classical Philosophy, E. J. Brill, Leiden, 1977 et Cornelius Van Til, Common Grace and the Gospel, Presbyterian and Reformed, Nutley, 1974.
[8] Voyez l’étude de Micaël Berthoud, Le monde à l’empire de Pierre Viret : une conception de l’histoire au XVIᵉ siècle, Mémoire de Licence de l’Université de Lausanne, 1996. Disponible à la Bibliothèque Cantonale et Universitaire de Dorigny / Lausanne.
[9] Jean Brun, Vérité et Christianisme, Librairie Bleue, Troyes, 1995 ; Louis Jugnet, Problèmes et grands courants de la philosophie, L’Ordre français, 1974.
[10] Pierre Viret, L’intérim fait par dialogues, Peter Lang, Berne, 1985, p. 251.
[11] Pierre Viret, Métamorphose chrétienne, faite par dialogues, Genève, 1561, 558 pages.