Note sur foi et raison selon Thomas d’Aquin

par | Résister et Construire - numéros 37-38

Nous introduisons ces quelques réflexions sur la pensée de Thomas d’Aquin par un excellent exemple de ce qu’on appelle la pensée thomiste, texte dû à la plume d’un éminent philosophe allemand de cette école, Josef Pieper. Nous y voyons bien clairement affirmées les deux tendances du thomisme : distinguer les domaines de la foi et de la raison et, dans un même mouvement, affirmer l’unité de la vérité.

« Il existe des vérités que l’homme connaît, et aussi des vérités de foi qui sont révélées. Mais ces deux sortes de vérités ne sont pas simplement réductibles l’une à l’autre. Car la foi et la théologie ne disent pas, au moyen de symboles et d’images sensibles, simplement la même chose que ce que la raison et la science disent plus clairement par une argumentation conceptuelle (Averroès, Hegel). D’autre part, la raison n’est pas non plus une « prostituée » (Luther), mais elle est la capacité, naturelle à l’homme de saisir le monde réel. Enfin, puisque la réalité et la vérité, bien qu’étant essentiellement inépuisables, sont fondamentalement une, la foi et la raison ne sauraient finalement se contredire. Ceux qui partagent ces convictions ne peuvent, semble-t-il, s’empêcher d’essayer de coordonner ce qu’ils savent et ce qu’ils croient. » Josef Pieper, Scholasticism, dans : The New Encyclopaedia Britannica, Chicago, Vol 25, 1986, p. 598. Cité par Jacques Follon, Apologie de la pensée médiévale, dans : Actualité de la pensée médiévale, Peeters, Louvain, 1994, p. 11.

Nous aurions souhaité inclure dans ce numéro de Résister et Construire un article substantiel consacré à la méthode apologétique de Thomas d’Aquin. Nous regrettons de ne pas avoir pu le faire. Cette apologétique est représentée à notre époque par des personnalités remarquables dont nous aurions bien des choses à apprendre quant au regard attentif et critique qu’ils portent sur notre civilisation. Nous citerons ici les noms de Étienne Gilson, Marcel De Corte, Marcel Regamey, Louis Jugnet, Thomas Molnar, Romano Guardini, R-L. Bruckberger, Daniel Raffard de Brienne, Jean Daujat, Roger Verneaux, G. K. Chesterton, Dietrich von Hildebrand et Erik von Kuehnelt-Leddihn. Il n’existe à l’heure actuelle dans le monde francophone aucune tradition philosophique protestante qui puisse rivaliser avec les travaux de réflexion chrétienne de cette école. La force de cette apologétique réside avant tout dans son réalisme philosophique (position philosophique qui est celle de la Bible). Dans cette perspective le langage humain et la raison sont des instruments donnés par Dieu pour appréhender la réalité du monde tel que Dieu l’a créé dans ses formes substantielles stables. Les mots qui nomment les choses le font réellement. Ils ne sont pas de simples conventions humaines, car le langage des hommes est, lui aussi, une création de Dieu. La juste contrepartie critique de cette position philosophique saine est le refus de tous les subjectivismes, qu’il s’agisse du nominalisme, du cartésianisme, de l’idéalisme kantien, dont notre époque foisonne.

La faiblesse de cette école est son dualisme nature (Raison) – grâce (Bible), conséquence d’une adhésion insuffisamment critique de la tradition scolastique à certains aspects de la philosophie grecque. Elle est principalement due a une méconnaissance du caractère absolument unique de la Sainte Écriture comme expression exacte, en langage humain, de la pensée même de Celui qui a créé toutes choses et qui, dans sa création, dirige tout pour sa seule gloire. Il en résulte :

  • une méconnaissance de l’autorité de la Bible sur tous les aspects de la pensée humaine ainsi que des fondements religieux inévitables (d’où proviennent les idoles intellectuelles !) propre à toute pensée ;
  • une insuffisante conscience des effets noétiques (c’est-à-dire sur la connaissance) du péché, certes non sur la raison elle-même (don de Dieu dont on peut user justement, ou abuser), mais sur le fonctionnement de l’intelligence humaine ;
  • une confiance exagérée dans les pouvoirs de la raison et des arguments purement logiques dans l’œuvre de conversion des hommes éloignés de Dieu par leur péché ;
  • finalement, dans cette perspective il peut sembler que pour la philosophie thomiste la vérité de Dieu, révélée par Lui dans la Sainte Écriture et accessible aux hommes par la foi, ne recouvre pas tout le réel et ne rende pas aux hommes qui s’y soumettent le bon usage d’une droite raison, d’une raison sanctifiée !

Nous illustrons cette note bien sommaire par une citation de Thomas d’Aquin qui, mieux que de longues explications, nous permettra de saisir le caractère de l’apologétique, par bien des côtés remarquable, qui porte son nom :

« Puisant dans la miséricorde de Dieu la hardiesse d’assumer l’office du sage, un office pourtant qui excède nos forces, nous nous sommes proposé comme but d’exposer selon notre mesure la vérité que professe la foi catholique et de rejeter les erreurs contraires. Pour reprendre les paroles de saint Hilaire, « l’office principal de ma vie auquel je me sens en conscience obligé devant Dieu, c’est que toutes mes paroles et tous mes sentiments parlent de lui. »

Réfuter toutes les erreurs est difficile, pour deux raisons.

  • La première, c’est que les affirmations sacrilèges de chacun de ceux qui sont tombés dans l’erreur ne nous sont pas tellement connues que nous puissions en tirer des arguments pour les confondre. C’était pourtant ainsi que faisaient les anciens docteurs pour détruire les erreurs des païens, dont ils pouvaient connaître les positions, soit parce qu’eux-mêmes avaient été païens, soit, du moins, parce qu’ils vivaient au milieu des païens et qu’ils étaient renseignés sur leurs doctrines.
  • La seconde raison, c’est que certains d’entre eux, comme les Mahométans et les Païens, ne s’accordent pas avec nous pour reconnaître l’autorité de l’Écriture, grâce à laquelle on pourrait les convaincre, alors qu’à l’encontre des juifs, nous pouvons disputer sur le terrain de l’Ancien Testament. Mahométans et Païens n’admettent ni l’un ni l’autre. Force est alors de recourir à la raison naturelle à laquelle tous sont obligés de donner leurs adhésions. Mais la raison naturelle est faillible dans les choses de Dieu. [Nous soulignons].

Dans l’étude attentive que nous ferons de telle vérité particulière, nous montrerons donc à la fois quelles erreurs cette vérité exclut, et comment la vérité établie par voie démonstrative s’accorde avec la foi de la religion chrétienne. » Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, P. Lethielleux, Paris, 1961, Tome I, p. 135.

Voici comment Anthony Kenny caractérise la méthode de Thomas d’Aquin :

« À travers toute la Somme contre les Gentils Thomas d’Aquin distingue soigneusement les vérités sur Dieu et sur la création qu’il croit pouvoir établir par un raisonnement indépendant de toute révélation, de celles que l’on peut prouver uniquement en se basant sur l’autorité divine communiquée aux hommes par la Bible ou par les enseignements de l’Église chrétienne. […]

Thomas croyait que la raison naturelle était, par ses propres forces, capable d’atteindre un nombre limité de vérités relatives à Dieu : d’autres doctrines, telles celles de la Trinité ou de l’Incarnation, ne pouvaient être connues que par révélation et étaient incapables d’être démontrées par la seule raison. […] C’est seulement dans le quatrième livre de la Somme contre les Gentils que Thomas se tourne vers les doctrines qui, se trouvant au-delà de l’intelligence humaine, doivent être acceptées comme articles de foi. » Anthony Kenny, Aquinas, Oxford University Press, Oxford, 1980, p. 8.

Parlant de la Somme Théologique Kenny écrit,

« La plupart des 119 articles de la Première Partie couvrent le même terrain que les Livres I et II de la Somme contre les Gentils : mais comme les lecteurs qu’il vise sont des étudiants de théologie catholiques, plutôt que d’éventuels prosélytes de l’Islam ou du Judaïsme, St-Thomas peut, dans son traitement de la nature de Dieu, exposer la doctrine de la Trinité directement plutôt que de la rejeter dans une autre partie de son œuvre qui traiterait des mystères de la foi. Cependant il demeure très attentif à continuer à distinguer les vérités provenant d’une théologie naturelle, vérités accessibles à la raison seule, des mystères communiqués uniquement pas la révélation et auxquels seule la foi surnaturelle permet de croire. » (Op. cit. p. 15-16)

Par rapport à cette vérité surnaturelle Thomas pouvait cependant écrire dans la Somme Théologique,

« Les doutes qu’on éprouve à l’égard des articles de foi ne prennent pas leur source dans l’incertitude des vérités de foi considérées en elles-mêmes, mais dans la débilité de l’intelligence humaine ; et cependant les moindres lueurs que l’on peut obtenir dans la connaissance des vérités surnaturelles produisent une douceur bien préférable à la connaissance la plus évidente des vérités d’ordre inférieur. » (Somme Théologique, Prologue, Question 1, article 5)

On voit ici que son attachement à la philosophie et à la métaphysique ne saurait être opposé à son attachement premier aux données révélées de la foi chrétienne. On aimerait en dire autant de ceux qui se réclament de lui ! C’est pour cela qu’une si grande partie et non la moins remarquable, de son œuvre (largement méconnue par ceux qui se disent thomistes) est consacrée à des commentaires de la Bible qui se rapprochent par leur respect du texte révélé de ce que l’on trouve de meilleur sous la plume des Réformateurs du XVIᵉ siècle. Certains sont actuellement disponibles (II Corinthiens, Job, Psaumes) mais il serait de la plus grande urgence que les autres soient enfin rendus au peuple de Dieu dans une langue qui lui serait accessible pour l’édification de l’Église et la gloire de l’Auteur divin des Écritures.

Tirons un exemple de la manière dont Thomas d’Aquin commente la Sainte Écriture de son commentaire sur le livre de Job. Voici ce qu’il dit du repentir de Job suscité, tout à la fin de son douloureux pèlerinage, par la révélation de la puissance et de la sagesse de Dieu. Nous y voyons le commentateur biblique prendre le dessus sur le savant métaphysicien et placer à la racine d’une vraie sagesse divine, non une contemplation abstraite de l’être, mais l’humiliation et le repentir de l’homme pécheur devant la sainteté de Dieu.

Job répondant au Seigneur dit :
Je sais que tu peux tout
et que rien ne t’est caché.
Qui est celui qui cache sottement son dessein ?
Et donc j’ai follement parlé
de choses qui dépassent trop ma science :
Écoute et je parlerai ;
je t’interrogerai et réponds-moi.
Mon oreille t’a entendu ;
mais maintenant mon œil te voit.
Voilà pourquoi je me sermonne moi-même ;
et je fais pénitence dans la braise et la cendre. (Job 42:1-6)

« Après que le Seigneur eut repris Job pour son intempérance de langage qui respirait la superbe, car il se disait juste de sorte que pour certains il dérogeait semble-t-il au jugement divin, Job convaincu et humilié répond d’abord en confessant l’excellence divine quant à la puissance, d’où il dit je sais que tu peux tout, et aussi quant à la science, d’où il introduit et que rien ne t’est caché. Par la première il confessait que Dieu aurait pu écarter l’adversité que le diable avait provoquée et que le Seigneur sous la figure de Béhémoth et du Léviathan avait décrite ; par la deuxième il confesse qu’un certain orgueil l’avait intérieurement agité et il reconnaît que ce ne fut pas caché à Dieu ; et donc, en conséquence, il s’en prend ceux qui nient la divine providence en disant quel est celui qui cache sottement son dessein, c’est-à-dire qui est assez présomptueux et insensé pour dire que les desseins de l’homme échappent à Dieu sans que Dieu en ait connaissance.

Après la considération de la divine excellence il en vient à sa propre faute lorsqu’il dit « et donc j’ai follement parlé » c’est-à-dire ne témoignant pas dans mes paroles le respect dû à l’excellence divine, « de choses qui dépassent par trop ma science » à savoir en contestant les jugements divins. Et puisque j’ai parlé follement, désormais je parlerai sagement, d’où il introduit « écoute et je parlerai », c’est-à-dire en confessant ma faute ; et puisque j’ai parlé de choses qui dépassent trop ma science, désormais je n’ose plus en parler mais seulement t’interroger à leur sujet, d’où il dit « je t’interrogerai » à savoir en demandant, en priant, en frappant (Mt. 7:7), « et réponds-moi » c’est-à-dire en instruisant intérieurement. Il montre pourquoi il est ainsi changé, en introduisant « mon oreille t’a entendu », c’est-à-dire quand autrefois je parlais follement ; « mais maintenant mon œil te voit », à savoir, je te connais plus pleinement qu’avant ; comme ce que l’on voit des yeux du corps on le connaît plus sûrement que ce que l’on entend ; il avait progressé en effet, tant sous les coups, que par la révélation divine. Or plus on considère la justice divine plus aussi on reconnaît sa misère, d’où il introduit « voilà pourquoi je me sermonne moi-même » c’est-à-dire en reconnaissant ma propre faute. Et parce qu’il ne suffit pas de confesser sa propre faute si une satisfaction ne suit, il introduit « et je fais pénitence dans la braise et la cendre », en signe de la fragilité de la nature corporelle ; en effet il est juste qu’intervienne une humble satisfaction en expiation des pensées d’orgueil. » Thomas d’Aquin : Job. Un homme pour notre temps. Exposition littérale du livre de Job (Téqui, Paris, 1982, p. 577-578).

Ce sont bien de telles pensées d’orgueil que combat Thomas d’Aquin dans ses commentaires bibliques. En effet, comme il le dit dans le texte que nous avons cité plus haut, « la raison naturelle est faillible dans les choses de Dieu. » C’est bien pour cette raison que dans toutes les choses divines (et qu’est ce qui n’appartient pas sur la terre et dans les cieux à Dieu ?) nous devons avant tout avoir recours à l’autorité céleste de la Parole de Dieu dans ce combat spirituel et intellectuel que nous menons (notre apologie) contre ceux qui, païens ou chrétiens, s’opposent à la foi. Car l’efficacité de la Sainte Écriture, par l’action du Saint-Esprit et avec la prière, est irrésistible contre les idoles intellectuelles de ceux qui sont dans l’erreur. Comme le dit l’apôtre Paul :

Toute Écriture est inspirée de Dieu et utile pour enseigner, pour convaincre, pour redresser, pour éduquer dans la justice, afin que l’homme de Dieu soit adapté et préparé à toute œuvre bonne. (II Timothée, 3:16)

Et encore :

Nous renversons les raisonnements et toute hauteur qui s’élève contre la connaissance de Dieu, et nous amenons toute pensée captive à l’obéissance au Christ. (II Cor. 10:5)

Voici comment Thomas d’Aquin, dans son exposition de toutes les épîtres de Paul, commente ce dernier passage :

« Lorsqu’il parle de « renverser les forteresses », il montre la vertu des armes spirituelles, et cette vertu apparaît par le triple effet qu’elles produisent.

Le premier effet est que, par ces armes, nos ennemis sont confondus. Elles sont bien « puissantes devant Dieu », au point qu’elles anéantissent nos ennemis. Infra Tit. 1 : 9 : « Pour qu’il ait la puissance d’enseigner la sainte doctrine…», Jér. 1:10 : « Je t’établis sur les peuples pour arracher et renverser…»

Certains se défendent contre Dieu de deux façons. Les uns usent de pensées adroites, comme les tyrans qui méditent par leurs desseins pervers de détruire ce qui est de Dieu, afin d’établir leur propre pouvoir. C’est à eux qu’il pense en disant ; « Nous détruisons les desseins », il veut dire ceux des tyrans. Job 5:13 : « Il prend les sages au piège de leurs astuces. » D’autres agissent par l’orgueil et l’élévation de leur génie propre. A quoi répond « Nous détruisons toute hauteur – de l’orgueil – qui s’élève contre la science de Dieu ». Rom 12:16 : « N’aspirez pas à ce qui est élevé…», c’est-à-dire à ce qui flatte l’orgueil. Cela concerne encore la profondeur de l’intelligence, tant des juristes que des philosophes. Rom. 8:39 : « Ni la hauteur ni la profondeur… ne pourra vous séparer de l’amour de Dieu. » Ésaïe 5:21 : « Malheur à vous qui êtes sages à vos propres yeux. » Toute hauteur, dis-je, « qui s’élève contre la science de Dieu », c’est-à-dire contre la foi, qui est la science de Dieu, car ils attaquent tout ce qu’on dit de Dieu, comme l’enfantement de la Vierge et d’autres miracles. Ésaïe 11:9 : « La terre est remplie de la science de Dieu », Apoc. 2:24 : « Ceux qui ne connaissent pas les hauteurs de Satan…», Rom. 11:20 : « Garde-toi des pensées d’orgueil, et crains. »

Le second effet des armes spirituelles est la conversion des infidèles à la foi. « Nous réduisons, dit l’Apôtre, toute pensée à l’obéissance du Christ », ce qui arrive lorsque l’homme soumet tout ce qu’il sait au service de Dieu et de la foi. Ps. 149:8 : « Pour lier leurs rois avec des menottes…» Eccl. 6:25 : « Engage ton pied dans ses entraves…», c’est-à-dire dans les enseignements de la foi. »

Thomas d’Aquin : Commentaire de la Seconde Épître de Paul aux Corinthiens (Nouvelles Éditions Latines, Paris, 1979, T. II, p. 101-102).

Voici une manière de commenter la Bible, tout à la fois catholique (attentive à toute l’Écriture) et évangélique (centrée sur l’œuvre du Christ), à laquelle il nous serait bon à nouveau de prendre garde. Nous y voyons un Thomas d’Aquin pas aussi thomiste que certains ne le prétendent. Car, en dernier ressort, sa pensée chrétienne ne faisait pas de la raison quelque chose d’indépendant de la révélation de Dieu. Ce Thomas commentateur de la Bible n’était guère animé de cet esprit d’ignorance qui est trop souvent celui de ceux qui, se réclamant de son nom, déconsidèrent la Sainte Écriture sous prétexte de mieux défendre l’autonomie de la raison humaine, méconnaissant en cela l’autorité catholique – c’est-à-dire sur toutes choses – de la Parole de Dieu.

Jean-Marc Berthoud