Chronique d’une décadence
Chers amis,
Constantin a commencé à venir en Suisse (Genève, Lausanne, Montreux) lorsqu’il était encore enfant et ses premiers souvenirs de ce beau pays remontent donc à l’année 1950. Personnellement, j’ai visité la Suisse pour la première fois lors de l’été 1967, à l’âge de 18 ans. Puis, à partir de 1968, année où nos routes se croisèrent à la Faculté des Lettres dans une petite université de l’Iowa, nous avons commencé à séjourner à Lausanne (ainsi d’ailleurs qu’à cheminer sur le chemin de l’existence) ensemble.
En 1967, je commençais à fréquenter l’École Supérieure de Commerce de Neuchâtel où ma compagne de chambre de collège étudiait déjà depuis une année, se destinant à entrer à l’université de Boston dans le Massachusetts (Smith College), l’année suivante. Sa tante et elle vinrent me chercher à Cointrin qui était alors encore en construction, puis nous rejoignîmes Lausanne par voiture où nous prîmes le train pour Neuchâtel. Nous nous arrêtâmes en chemin à Ouchy pour prendre le thé à l’hôtel d’Angleterre. Je n’imaginais pas, à l’époque, que j’aurais par la suite le privilège de revoir Ouchy de nombreuses fois dans les années à venir.
Plus tard, après que nous nous fûmes installées à la pension de Neuchâtel, Anne et moi, nous nous mîmes à bavarder et à nous raconter ce qu’il était advenu de nos vies respectives depuis notre dernière rencontre, une année plus tôt. Cette conversation me laissa absolument ahurie. Anne était devenue une ardente avocate du relativisme moral. Cette jeune fille qui avait été un fervent supporter de Barry Goldwater en 1964, qui avait écrit, pour notre classe de religion, un essai assez radical sur la mainmise des communistes sur le Conseil Œcuménique des Églises, qui lisait fidèlement sa Bible, allait à l’église régulièrement et m’avait une fois demandé si je croyais sérieusement que Dieu enverrait certains hommes en enfer (question à laquelle j’avais bien entendu répondu non tout en commençant à me poser la question à moi-même pour trouver la réponse bien des années plus tard), était maintenant en train de me dire que la religion n’était rien d’autre qu’une béquille pour les faibles, que le mariage était une invention bourgeoise, et qu’il n’existait pas de code absolu de conduite morale ; chaque individu devant apprendre à déterminer, pour lui-même, son propre code moral. J’avais bien sûr déjà été exposée à ce genre de raisonnement dans mes cours de religion comme dans mes cours de littérature, mais j’étais choquée de découvrir qu’Anne avait embrassé l’existentialisme avec autant d’enthousiasme.
Je ne sais si cette rupture avec la morale traditionnelle et les absolus bibliques, auxquels elle avait adhéré étant enfant, résultèrent de l’enseignement auquel elle fût exposée à Neuchâtel en 1966-1967, ou encore si cela résulta de sa rencontre avec des étudiants en provenance de Suède, de Hollande, d’Angleterre et d’Allemagne, mais ce qui est certain c’est que quelque chose changea dans sa façon de raisonner durant cette année à Neuchâtel, et cela avant même qu’elle ne se jette dans la gueule de ces lions nommés Harvard et Smith College. Je sais par contre que seule la grâce de Dieu m’a préservée de suivre ses traces. À cette époque, la pression pour encourager chacun à faire ce qui lui semblait bon, était extrêmement forte. Et les arguments philosophiques qui soutenaient ce relativisme moral étaient terriblement séduisants pour ceux qui étaient intellectuellement orgueilleux. En effet, au nom de quoi un individu serait-il privé de la liberté de déterminer sa morale personnelle ?
Bien sûr, Anne, comme chacun de nous, restait personnellement responsable des choix qu’elle faisait ; dans ce cas particulier, nous ne pouvons accuser le gouvernement suisse, la pension suisse, les écoles suisses, ses parents ou toute autre institution, du changement qui se produisit dans sa façon d’envisager le monde. La tentation de s’ériger soi-même, ainsi que ses propres sentiments et ses propres désirs, à la place de Dieu n’est pas quelque chose de spécialement nouveau sous le soleil. Si j’ai commencé ce récit par cette petite expérience personnelle, c’est seulement parce que je crois qu’elle montre bien que dès 1967, la Suisse était déjà, en partie, infectée par le relativisme moral qui nie l’existence d’absolus moraux et la responsabilité individuelle. Ces idées étaient déjà en train de s’infiltrer dans les mentalités mais les tragiques conséquences découlant de l’adhésion à cette séduisante vision du monde ne se révélaient pas encore dans toute leur gravité dans la vie de tous les jours.
En fait, en 1967-1968, la Suisse ressemblait encore à un petit paradis terrestre. C’était un pays propre, discipliné et où l’on se sentait en sécurité ; les gens y étaient prospères, laborieux, serviables et polis. Pour des gens comme nous, qui avions passé les trois années précédentes à New York où l’on nous enseignait sur le campus à toujours marcher par groupe de trois lorsque nous allions d’un bâtiment à un autre, précaution qui s’avérait nécessaire malgré la présence d’une milice de sécurité privée, la Suisse semblait incroyablement sûre. En 1967, je marchais seule, une nuit, de la station de bus jusqu’à la pension sans ressentir la moindre inquiétude. En 1968-1969, Constantin et moi revenions souvent tard le soir, parfois par de sombres ruelles jusqu’au chemin de Longeraie sans jamais craindre d’être agressés. Nous nous moquâmes d’un cousin qui était venu nous rendre visite et qui vérifiait sa poche toutes les cinq minutes pour s’assurer que son portefeuille était toujours là, et pourtant il ne venait que d’Oklahoma et pas même de New York !
La propreté des rues et de toutes les commodités publiques étaient à peine croyables. À la même époque, les rues et les autoroutes des États-Unis étaient tellement encombrées de détritus jetés par les fenêtres des voitures que la première dame du pays, Mme Byrd Johnson, avait institué un programme spécial de nettoyage, encourageant les Américains à se sentir responsables de la propreté (de la bonne tenue) de leur pays. Un tel programme public n’était pas nécessaire à Lausanne. Dans nos promenades le long du lac de Sauvablin et ailleurs, nous voyions des mamans prendre le temps d’enseigner à leurs enfants à jeter les papiers dans les poubelles – la responsabilité individuelle était enseignée en obligeant l’enfant à ramasser lui-même le papier qu’il avait jeté par terre et en le lui faisant porter jusqu’à la poubelle la plus proche. Un tel acte peut apparaître insignifiant, mais il nous fit une durable impression par le simple fait qu’il était si complètement contraire à l’ordinaire auquel nous avions été habitués.
Il apparaissait que les Suisses étaient fiers de leur beau pays et que chaque citoyen avait à cœur de maintenir et d’ajouter à la beauté ambiante en tenant sa maison ou sa boutique parfaitement propre et somptueusement fleuries. Les fleurs étaient partout : dans les gares, dans toutes les vérandas, dans les devantures des magasins, le long des avenues, dans les administrations et les bureaux.
La vie suisse était aussi très bien ordonnée, même les chiens menaient une existence structurée. Ils pouvaient entrer dans les restaurants mais pas dans les boucheries. Ils pouvaient faire de longues promenades, mais il y avait des panneaux indiquant où ils devaient être tenus en laisse, où ils pouvaient courir librement et où ils n’avaient pas le droit d’entrer. Ceux qui troublaient l’ordre public étaient immédiatement escortés à la porte des restaurants ou des magasins ; s’ils étaient par trop récalcitrants, la police venait discrètement et se chargeait de les mettre dehors. Les films étaient soigneusement répertoriés (catalogués) et les limites d’âge strictement respectées. Les enfants étaient très respectueux des adultes et très calmes. Si un adulte entrait dans un trolley, l’enfant se levait immédiatement pour lui offrir son siège. Il était rare de rencontrer des bébés ou des enfants hurlant dans les bus, dans les restaurants ou dans les parcs. Tous les jours en nous promenant le long du lac, nous voyions de nombreux enfants et beaucoup de bébés. Les mamans poussaient des landaus, les enfants plus âgés marchaient ou faisaient du tricycle, et les chiens étaient en laisse. Lorsque nous les retrouvions plus tard au café en train de prendre un rafraîchissement, nous n’étions jamais dérangés par des hurlements ou des cris stridents.
Entre 1969 et 1972, Constantin et moi résidâmes à l’hôtel Florybel, situé rue Longeraie, pendant plusieurs mois. Nous finîmes par bien connaître les propriétaires des boutiques du quartier, l’épicier, le boucher, le pharmacien, et plusieurs restaurateurs. Nous fûmes impressionnés par la qualité de leur service et par leur courtoisie. Ce qui nous intrigua, ce fut le fait que les enfants de tous ces gens n’étaient, le plus souvent, pas intéressés à prendre la suite de leurs parents. Le fils du boucher avait choisi de travailler dans une usine parce que la paye était meilleure et les horaires moins contraignants. Les enfants de l’épicier étaient alors des adolescents mais quand nous revînmes à Lausanne en 1977 pour un séjour de six semaines, nous apprîmes qu’ils s’étaient engoués pour le mode de vie américain et qu’ils avaient préféré partir chercher fortune aux USA plutôt que de reprendre l’affaire familiale.
Quand nous vivions à Lausanne, nous écoutions tous les soirs Le miroir du monde à la radio et nous parcourions les journaux suisses dans les cafés. La question qui ne cessait de hanter notre esprit était la suivante : « combien de temps ce pays survivra-t-il s’il continue à être informé par des médias qui haïssent la nation suisse ? »
À la même époque, nous rencontrions parfois des étudiants étrangers qui nous disaient que la Suisse était l’un des pays les plus oppressifs d’Occident. Ils se plaignaient de rencontrer la police partout. L’une des histoires les plus absurdes que nous entendîmes prétendait que la police suisse pénétraient dans les chambres d’étudiants pour voir si les lits contenaient encore les traces de relations illicites !
En 1969 ou 1970, à l’apogée de la ferveur contre la guerre du Vietnam, le film Les bérets verts passait au cinéma Le Capitole, à l’avenue du théâtre. Ce film fut boycotté par tous les jeunes et tous les citoyens bien pensants. Comme nous soutenions les oppresseurs plutôt que les opprimés, nous allâmes voir le film, sans aucune crainte pour notre sécurité parce que la police était là pour protéger ceux qui respectaient la loi. Vers la même époque, les jeunes suisses protestaient et manifestaient aussi à propos d’autres sujets concernant leurs études, si je me souviens bien. Un après-midi, alors que nous allions à la poste principale à St-François, nous nous heurtâmes à un groupe de manifestants. La police anti-émeute fit bientôt son apparition et commença à disperser le groupe. Nous trouvâmes cette expérience dès plus intéressante car comparées aux émeutes qui éclataient en même temps aux États-Unis, en France et en Allemagne, celle-ci avait l’air bien inoffensive. Alors que nous suivions les manifestants qui essayaient de fuir la police, l’un d’eux marcha accidentellement sur les pieds de Constantin. Cet incident resta à jamais gravé dans nos mémoires du fait que le jeune homme prit le temps de dire fort civilement : « Excusez-moi, Monsieur ».
Au cours de cette période de quatre ans, nous remarquâmes quelques menus changements mais la plupart d’entre eux étaient liés à la prolifération de grands supermarchés et à la disparition des petits commerces familiaux qui ne pouvaient rivaliser avec les grands conglomérats ou qui fermaient parce que la jeune génération préférait le statut d’employé à celui plus difficile de chef de petite entreprise, avec ses longues journées de dur labeur.
Nous quittâmes Lausanne en septembre 1972, pour l’état de l’Illinois aux USA où ma mère vivait seule depuis la mort de mon père. Cinq ans plus tard, en octobre 1977, nous revînmes à Lausanne une fois encore pendant six semaines pour voir Mme Choremi, la mère de Constantin.
La vie ne semblait pas avoir notablement changée en 1977. Cependant, alors que nous décrivions à un ami ce qui se passait quotidiennement en Amérique, ce dernier nous répondit que la Suisse progressait dans la même direction mais à une allure plus modérée et qu’elle finirait bien trop vite par rattraper son retard. Après quelques minutes de réflexion, il nous dit que la nation que nous décrivions (les États-Unis) était divisée en deux groupes, chacun d’entre eux étant convaincu que l’autre groupe était composés de fous. Selon lui, pour prévoir qui serait vainqueur, il aurait d’abord fallu déterminer le pourcentage numérique de chaque groupe. Un autre ami de longue date, véritable homme universel, âgé de plus de 90 ans, après avoir entendu notre description du cursus scolaire américain, prédit qu’une nation qui épousait de telles méthodes ne pouvait rester libre très longtemps. Selon lui, les dirigeants de la société américaine étaient en train de détruire le fondement même de la société, à savoir la famille. Mais de cette description, il conclut aussi que les mêmes forces étaient énergiquement à l’œuvre en Suisse, même si leurs insidieuses conséquences n’étaient pas encore visibles pour les gens de passage.
Un restaurateur avec qui nous avions lié connaissance entre 1969 et 1972 nous avertit d’être prudents lorsque nous revenions tard le soir de certains quartiers. Nous ne nous sentîmes jamais menacés, mais nous prîmes son conseil au sérieux et nous ne fûmes plus aussi confiants qu’auparavant. Il nous raconta aussi que les affaires marchaient de moins en moins bien, car les gens sortaient de moins en moins et restaient à la maison pour regarder la télévision. Un de ses serveurs qui, à l’âge de 70 ans, allait bientôt prendre sa retraite après vingt ans de service, nous dit que la plupart des clients venaient simplement avaler une tasse de café ou un repas rapide et partaient sans avoir prononcé une parole. Le plaisir de jouir d’un bon repas tout en discutant des sujets importants du moment était en train de se perdre. Il conclut en disant que les gens devenaient de plus en plus semblables à des robots.
Cette même année, puisque nous n’avions plus l’intention de vivre en Europe, nous décidâmes de vendre notre voiture. En cherchant un acheteur, nous tombâmes par hasard sur un marxiste convaincu qui travaillait pour l’agence Mercédes à Lausanne. Dans le cours de la conversation, il affirma : « Les bourgeois vont crever ». C’était un ennemi fanatique du système, accusant la libre entreprise d’être responsable de tous les maux de la société, système qu’à ses yeux, la nation suisse incarnait parfaitement. Il est toujours intéressant de noter qui sont et où se trouvent les marxistes les plus virulents : un cadre travaillant pour l’agence Mercédes.
Après un merveilleux séjour dans ce pays civilisé, où les gens étaient encore courtois et réfléchis, nous retournâmes dans notre exil sauvage, au cœur de l’Amérique.
Nous revînmes à Lausanne au printemps 1979. Là encore, les signes de la décadence (ne se révélaient pas encore pleinement) pouvaient encore passer inaperçus à un œil inattentif, mais nous remarquâmes assez de changements pour comprendre que tout n’allait pas pour le mieux. Cette foi-ci, nous n’étions plus très à l’aise le soir tard dans les bus. Il semblait que les fauteurs de troubles prenaient de plus en plus d’assurance et n’étaient plus retenus par la peur de la sanction. Même si leur agressivité ne se manifestait que verbalement, nous n’avions pas envie de risquer d’y être exposés.
Nous fûmes plutôt choqués, un soir, quand deux Français (ou du moins, nous les supposâmes tels) commencèrent à scander des slogans politiques gauchistes alors que nous étions tranquillement en train de dîner au restaurant du Château d’Ouchy ; mais le plus choquant fut que rien ne fut fait pour les faire taire. Quand Mme Chorémi parla de l’incident avec des officiers supérieurs suisses à la retraite, elle apprit que la police avait les mains liées. On leur avait ordonné de laisser s’exprimer librement toute personne, suisse ou étrangère, désireuse de le faire.
Et en effet, cette année-là, à diverses occasions, nous entendîmes bien d’autres insultes dirigées contre la police Un échantillon représentatif de ce libre discours incluait des slogans tels que : « Flic, salope, le peuple va avoir ta peau » ; « Tu sèmes la merde » ; « pollueur » ; « bourgeois » ; « salope ».
Et bien qu’il faille distinguer entre un comportement subversif ou diffamatoire inacceptable dans un pays véritablement libre et le fait d’exprimer légitimement une opinion personnelle dans une conversation privée, nous fûmes cependant attristés d’entendre des cantonniers émigrés, remplis de haine, insulter leur pays d’accueil alors qu’ils étaient en train de déjeuner dans un café de Villars.
Pour autant que nous le sachions, la population indigène se débrouille déjà très bien pour saper son propre héritage. Combien il est alors tragique de voir les travailleurs émigrés, les étudiants étrangers ou les touristes aider les termites locaux dans leur travail de sape ! Si ces gens trouvaient la nation suisse si oppressive et si horrible, au nom de quoi y restaient-ils ? Pourquoi ne choisissaient-ils pas de vivre, de travailler, d’étudier ou de prendre des vacances dans un ces paradis pour travailleurs ou dans un de ces nombreux pays d’Occident déjà devenu invivable ? Pourquoi ne pas supporter qu’une nation reste un havre paisible de civilisation et d’ordre où l’on ne craint pas pour sa vie en permanence ?
L’année 1979 vit l’invasion des rues par les adeptes du skateboard se promenant avec un walkman leur hurlant aux oreilles et qui ne témoignaient aucun respect aux piétons. En fait, il apparaissait de plus en plus que les punks de toutes sortes étaient traités avec un excès d’indulgence. Dans le bus, nous vîmes avec stupéfaction un jeune insolent se moquer d’une vieille dame affligée d’obésité sans que personne ne prenne sa défense. La liberté de ceux qui respectent la loi était manifestement sur le déclin.
Nos séjours suivants eurent lieu en 1981 et 1983. Les souvenirs de ces deux périodes semblent ne faire plus qu’un dans nos mémoires.
Les jeunes Suisses devenaient certainement de plus en plus libres. Nous fûmes attristés par l’apparition de graffitis sur les murs de la cathédrale et de l’Université. Nous rencontrions le « A » du mouvement anarchiste un peu partout dans nos promenades. En arpentant la rue de Bourg, nous rencontrions des groupes de jeunes gens enragés distribuant divers tracts révolutionnaires. Le passage souterrain à St-François était envahi par des jeunes gens chevelus jouant toutes sortes d’instruments dans l’espoir de recevoir quelques francs pour leur prochain repas.
Un après-midi, en revenant d’une visite à Gstaad, nous fûmes quelque peu traumatisés par un homme qui nous suivit dans le train en nous insultant. Quand le contrôleur vint pour vérifier les tickets, il nous assura que l’homme était connu et qu’il veillerait à le faire descendre au prochain arrêt.
Qu’arrivait-il à la Suisse ? Nous ne nous sentions plus guère en sécurité en revenant de Montreux, Lausanne ou Genève par un train tardif. Le temps était fini où nous nous promenions en toute sécurité le long de l’Avenue de la Gare ou prenions sans crainte le métro après sept heures du soir. La bataille pour les droits des bandits, des punks et des énergumènes antisociaux en tout genre étaient en train d’être gagnée aux dépens du tranquille citoyen, respectueux de la loi.
Notre visite suivante à Lausanne eut lieu en août/septembre 1989. Un séjour imprévu à la clinique Cécil nous fournit l’occasion de poser de nombreuses questions sur le mode de vie suisse tel qu’il se présentait à l’époque. Une patiente, suisse d’origine italienne, âgée d’environ 45 ans et fort bien élevée, nous dit qu’elle ne se sentait pas très à l’aise avec la dégradation morale qu’elle constatait dans la société mais qu’elle ne se sentait pas le droit d’imposer sa façon de voir à ses enfants. Elle nous dit qu’ils avaient le droit d’essayer une nouvelle façon de vivre même s’ils risquaient d’échouer, échec qui n’était pas forcément programmé d’avance. Un autre monsieur nous dit qu’il n’était plus possible de dicter aux jeunes leur conduite ; qu’il était malsain de dire « non » à un enfant et que c’était pour cette raison que la police avait choisi d’être plus tolérante à l’égard de comportements qui auraient autrefois été considérés comme irrespectueux et punissables.
Et visiblement, les jeunes faisaient ce qui leur semblait bon. Cette année-là, nous séjournions à l’hôtel Résidence. À différentes occasions, nous entendîmes des jeunes hurler dans la rue tard le soir après minuit, ce cri répété : « Exactement comme en Amérique ». Nous étions stupéfaits de constater qu’une telle nuisance fusse tolérée.
Nous savions que le monokini se pratiquait sur bien des plages d’Europe, mais nous ne pensions pas le retrouver jusqu’en Suisse et nous fûmes choqués de voir la piscine de l’hôtel infestée de femmes à moitié nues. Nous fûmes également choqués de découvrir un distributeur de préservatifs dans les toilettes du restaurant de l’hôtel d’Angleterre. Un chauffeur de taxi nous dit qu’il avait toujours dans son taxi une provision de préservatifs. Il affirma qu’il aidait ainsi à enrayer la propagation du SIDA ; il préférait donner un préservatif plutôt que de risquer que quelqu’un ne meure du SIDA !
Un autre chauffeur de taxi nous dit que de plus en plus de femmes se mettaient à travailler à l’extérieur pas tant pour joindre les deux bouts que pour pouvoir s’offrir les gadgets que la société de consommation présentait comme indispensables. (Il ne semblait pas apprécier une telle manière d’agir.)
Nous avons maintenant atteint l’année 1994. Lausanne était méconnaissable ! Bien sûr, nous aurions dû y être préparés. Nous écoutions la radio suisse internationale et nous étions au courant de l’évolution générale, au moins du point de vue des médias suisses. Nous étions familiarisés avec Mmes Brunner et Dreyfuss.
Voici une liste de ce que nous vîmes.
Des distributeurs de préservatifs dans les gares. Autant de sortes que de chocolats Lindt.
Des distributeurs de préservatifs dans les restaurants.
Des enfants indisciplinés et hurlants qui couraient sauvagement sur les allées du bord du lac et dans le métro.
De nombreuses personnes de tous âges et de toutes professions marchant ou prenant le bus avec des écouteurs sur les oreilles leur remplissant la tête de bruit.
L’un des ascenseurs du métro était dans un état lamentable. C’était la première fois que nous voyions une commodité publique avoir tant besoin d’être réparée.
Les vieilles boites à musique qui se trouvaient autrefois à chaque arrêt de métro avaient été soit enlevées, soit mises sous grille.
Il y avait des graffitis partout.
Les mamans avaient littéralement disparu. Lorsque nous rencontrions des enfants, ils étaient la plupart du temps avec leur père (des hommes divorcés, probablement !).
Un coiffeur ouvert un dimanche.
Des guide-files dans les banques et les postes pour obliger les gens à respecter leur ordre d’arrivée ainsi que pour les obliger à laisser un espace libre entre chaque client, permettant ainsi une certaine discrétion pour toutes les transactions d’argent. Cette pratique nous choqua ici plus qu’ailleurs car par le passé nous avions été habitués à voir échanger des milliers de francs ouvertement et sans crainte aucune dans les banques et dans les postes.
Des emblèmes de Sécuritas dans tous les établissements commerciaux. (Le progrès semblait apporter avec lui la nécessité de mesures de sécurité de plus en plus nombreuses).
Les serveurs au Movenpick 1) portaient des badges avec leur prénom (une obsession américaine) et 2) le badge ne mentionnait que le prénom (pratique très destructive pour la personnalité)
Des publicités américaines en appelant au cœur et à l’amour. Exemple : la publicité McDonald à Ouchy dans la salle d’attente du métro, qui vous assure que vous serez aimé si vous amenez une paire de Big Mac à la maison (l’amour présenté sous un aspect trivial).
Un mépris total pour les règlements dans le métro. Bien qu’il fût clairement mentionné par des panneaux que les planches à roulettes étaient interdites, personne ne prenait la peine de respecter ou de faire respecter ces interdictions. Il en allait de même pour les panneaux d’interdiction de fumer. La plupart des jeunes allumaient leurs cigarettes en entrant dans le train au moment même où les adultes les éteignaient.
Une perte générale du sens de la décence et de la bienséance.
La Place Saint-François nous rappelait Paris à cause de démonstrations ostentatoires d’affection, à la limite de la décence.
Une population de moins en moins correctement habillée, presque en haillons parfois. Par le passé, les Suisses s’étaient toujours distingués par une élégance classique, sans ostentation. Les hommes ressemblaient vraiment à des hommes et les femmes à des femmes. En 1994, les rues étaient envahies par une masse de gens indiscernables, vêtus pour la plupart d’effets sans forme et sans tenue, manifestant un incroyable laisser-aller.
Un nombre incalculable d’hommes avec des boucles d’oreille.
Une cité envahie par les étrangers (réfugiés du Rwanda, du Sri Lanka et d’ailleurs) qui ont tendance à être inassimilables à cause de leur héritage culturel complètement différent.
Une recrudescence de violence. Les histoires rapportées par les journaux étaient à cet égard révélatrices.
Des histoires de gens abusant du système : des criminels étrangers cherchant à être incarcérés en Suisse parce que la vie dans une prison suisse est plus confortable que la vie quotidienne dans leur propre pays. (Quand nous habitions la Suisse entre 1969 et 1972, la police escortait les étrangers posant problème à l’aéroport et s’assurait qu’ils ne puissent rentrer à nouveau dans le pays.)
Le journal 24 Heures rapportait qu’un groupe de commerçants s’était plaints de la présence de punks près de leur boutique, ce qui effrayaient les clients potentiels et affectaient ainsi négativement leurs ventes. Les commerçants avaient demandé à la police d’éloigner ces gêneurs. Le journal 24 Heures répondait que le sentiment d’insécurité était purement subjectif.
Pas de doute, en moins d’un quart de siècle, les termites avaient accompli des miracles. La Suisse de 1994 était méconnaissable par rapport à celle que nous avions connue dans les années 60. En vingt-cinq ans, elle avait largement rattrapé ses voisins plus progressistes et leur principal modèle, les USA.
Maintenant, les trains suisses ne sont plus à l’heure. Les fonctionnaires en uniforme tels que les agents de police ou les contrôleurs de trains sont habillés en civil ou presque, de manière à ce personne ne soit plus intimidé par une figure traditionnelle de l’autorité. La police ne sert plus qu’à réglementer le trafic ou à contrôler les parcomètres. Les citoyens se sentent maintenant autorisés à insulter les policiers réglant le trafic ainsi que nous en fûmes témoins un soir, à l’avenue de la Gare, en face du McDonald.
L’hôtellerie suisse, par le passé si renommée, n’est plus, dans le meilleur des cas, qu’une hôtellerie de troisième catégorie. Au cours des vingt-cinq dernières années, nous avons été témoins de la fermeture de nombreux hôtels qui ne pouvaient rivaliser avec les chaînes multinationales. On peut se demander si le service offert aujourd’hui dans un cinq étoiles tel que le Lausanne-Palace pourrait concurrencer favorablement celui offert par de petites pensions dans les années 60 ou 70 ! Nous fûmes absolument stupéfaits en visitant le hall du Lausanne Palace en 1994, où nous avions l’habitude de prendre le thé par le passé. Tous les beaux meubles avaient disparu. On devait maintenant s’asseoir sur un affreux canapé qui semblait sorti tout droit d’un marché aux puces. Il n’y avait plus de serveur en vue. À la place d’hommes et de femmes distingués prenant le thé, le hall était maintenant occupé par une jeune femme en guenilles en train de parler avec un téléphone portable et par un homme d’un certain âge qui s’était endormi sur l’une des élégantes nouvelles chaises. Le service dans notre hôtel d’Ouchy laissait lui aussi à désirer. Les réceptionnistes n’avaient visiblement pas envie de travailler. C’est à peine s’ils acceptaient de vous passer une communication téléphonique ou s’ils le faisaient, c’était avec beaucoup de mauvaise grâce. Cela nous changeait du service que nous avions connu à l’hôtel Esplanade ou à l’hôtel Florybel où les employés n’avaient pas encore été éveillés à la conscience de classe et à leur droit d’être impoli avec le client.
Au fil des années, la qualité de service s’était détériorée de la même manière sur les lignes Swiss Air. Au cours de notre voyage de retour en 1994, l’hôtesse restait assise à lire au lieu de servir les passagers. La nourriture était devenue très médiocre et les portions de plus en plus congrues. La prochaine fois, nous prévoirons notre picnic.
Le désordre à l’aéroport de Cointrin était incroyable. Nous étions conscients que l’aéroport était en travaux mais auparavant cela n’aurait pas servi d’excuse valable pour le chaos qui régnait un peu partout et pour les longues files d’attente aux terminaux. (Nous remarquions avec tristesse tous les panneaux rappelant aux passagers de ne jamais laisser leurs bagages sans surveillance.)
Le service dans les restaurants, les grands magasins, les supermarchés, les kiosques et les banques était réduit au minimum, mises à part quelques précieuses exceptions. Il n’était que trop évident que la plupart des employés désiraient par-dessus tout être ailleurs.
Cette baisse dans la qualité du service pourrait peut-être expliquer le déclin du tourisme en Suisse. La crise économique n’explique pas tout. Ainsi que nous le faisait remarquer un propriétaire de kiosque en 1994, les gens acceptent encore de payer cher pour un service de qualité, mais ils ne sont pas d’accord de payer un prix exorbitant pour un service médiocre. En conséquence, pour passer leurs vacances, ils choisissent des pays dont le rapport qualité prix est meilleur.
Quels autres signes de progrès sont encore visibles dans la Suisse de 1994 ? De quelles autres merveilles ont accouché les media suisses et tous les penseurs libres qui proclamaient en 1968 par des autocollants sur leur pare-chocs de voiture : « Il est interdit d’interdire » ?
Des groupes marginalisés réclament leurs droits (les homosexuels, les féministes radicales et les minorités raciales opprimées à qui les Suisses réactionnaires refusent la citoyenneté automatique). On devrait envoyer ces groupes avec les médias qui les sponsorisent découvrir les violations des droits de l’homme dans des pays tels que la Tchétchénie, la Bosnie, ou l’Algérie.
La bataille fait rage pour savoir qui, du punk ou du citoyen respectueux de la loi, a le droit d’être libre. À partir de tous les indices visibles, on peut presque affirmer que les honnêtes citoyens sont appelés à vivre derrière des portes verrouillées pendant que les punks et autres éléments antisociaux parcourent librement les rues, d’abord en intimidant tous ceux qui croisent leur chemin, puis en les terrorisant. La prochaine fois que nous serons de passage à Lausanne, nous nous demandons si nous oserons encore nous promener dans les parcs ou marcher le long du lac.
Ah, oui. Mais, qu’est-ce donc que la liberté ? Est-ce vraiment ce que beaucoup ont trouvé si séduisant ? Est-ce le fait de vivre dans une immense métropole où chacun peut se perdre dans la foule et prendre une nouvelle identité ? Est-ce le fait de vivre pour soi uniquement, libéré de tout sens du devoir envers sa famille, sa communauté ou son pays ? Est-ce le droit des criminels à passer pour des victimes et à terroriser ceux que la presse désigne comme leurs oppresseurs ? Est-ce le droit de la presse à répandre des mensonges et à déformer la réalité ? (Si un ennemi de la Suisse voulait rassembler des informations avec lesquelles attaquer la nation suisse, il n’aurait qu’à lire 24 Heures, le Nouveau Quotidien, et la Tribune. Dans les années 60, quand la Pravda voulait attaquer les USA, il lui suffisait de lire le New York Times où elle pouvait apprendre par exemple, que les petits américains n’avaient pas de brosses à dents.)
Nous fûmes profondément attristés de voir la Suisse évoluer exactement dans la même direction que les U.S.A. Il semble, en effet, que la Suisse a choisi d’importer toute la camelote générée par les États-Unis : la mentalité de supermarché qui encourage la satisfaction immédiate de tous nos désirs, la mentalité du « tout, tout de suite », l’obsession des apparences et le désintérêt pour tout ce qui est durable et substantiel, les travailleurs sociaux, les psychologues, sexologues, et autres pseudo-experts scientifiques qui intimident les citoyens moyens en leur faisant croire qu’ils sont ignorants. À tout cela, il faut ajouter l’obsession du divertissement et l’avidité pour les biens de consommation. C’est d’autant plus triste qu’on aurait pu croire qu’un pays possédant un tel héritage saurait résister à la tentation américaine et surtout que voyant les ravages provoqués dans d’autres pays par une telle idéologie, il saurait choisir une autre route. Bien sûr, Lausanne est encore un havre de paix comparé au Danemark, à la Hollande, la Grèce ou les États-Unis, mais il faut être prudent lorsqu’on établit une comparaison entre des pays. Le point de référence devrait être la Suisse du passé et non les pays entrés en décadence depuis des siècles déjà. En fait, le seul point de référence fiable est la Parole de Dieu. La bonne question est la suivante : est-ce que notre pays récompense le bien et réprime le mal ainsi que ces concepts sont définis par Dieu lui-même dans la Bible ?
Oui, les années 60 furent bien la ligne de partage des eaux dans l’histoire de la civilisation occidentale. Les idées qui ont donné naissance à la révolte des jeunes, dans les années 60, aux États-Unis, se sont répandues à travers le monde, par le biais du cinéma, de la télévision et par de nombreux programmes d’échanges culturels. L’un des symboles de cette révolte est le festival de musique qui eut lieu à Woodstock. Woodstock ne fut pas simplement un concert de rock. Pour la génération des années 60, à laquelle un bon nombre de gens qui gouvernent actuellement les USA appartient, Woodstock fut et demeure une déclaration d’indépendance : la proclamation de leur liberté par rapport à toutes contraintes qui leur seraient imposées arbitrairement de l’extérieur. Ni les vérités absolues telles qu’elles sont révélées dans la Parole de Dieu, ni la réalité objective telle qu’elle est décrite dans l’Écriture, ni la sagesse du passé conservée dans les grands livres de tous les temps ne sauraient être leur guide. Ils se voulaient libres de créer leur propre vérité et leur propre réalité. Ils rejetèrent aussi toute autorité traditionnelle (l’autorité des parents, de l’Église, de l’armée, des professeurs). Ils voulaient que leur révolution change le cours de l’histoire et une civilisation vieille de plusieurs siècles.
Parmi leur liste de buts à atteindre figuraient en première place l’abolition d’un habillement correct, de la courtoisie élémentaire et du respect. La génération des années 60 taxait d’hypocrisie toute forme de politesse traditionnelle (du type : s’il vous plaît, merci, bonjour, etc.). Leur façon de parler devait être sincère, elle ne fut que laide et grossière. De la même manière, leur uniforme (jean et chaussures de tennis) était tout aussi laid. Toutes les différences devaient être gommées ; les différences de sexes, d’âge, de génération. Tout le monde devait ressembler à tout le monde ou plutôt tout le monde devait ressembler à un adolescent habillé avec un jean déchiré, une chemise surdimensionnée, des chaussures de jogging, et une casquette de base-ball sur la tête. Ce nouvel équipement n’était pas seulement un engouement pour ce qui est simple et confortable, c’était une déclaration de guerre qui signifiait : nous rejetons la distinction instaurée par Dieu entre les sexes ; nous rejetons ce qui est beau et raffiné ; nous exalterons tout ce qui est laid, négligé et repoussant ; nous voulons abolir toutes les différences naturelles entre individus ; nous sommes tous égaux, c’est-à-dire nous sommes tous pareils. En conséquence, nous appellerons chacun par son prénom quel que soit son âge ou son statut. Qu’il soit pasteur, professeur, fonctionnaire officiel, docteur, ou autre, nous lui dirons, « Salut Pierre », « Salut Paul ! ».
Étant donné que nous avions été témoins de la désintégration de la société américaine lorsque les idées des années 60 révélèrent leurs fruits pourris, nous fûmes particulièrement bouleversés en observant le même processus en Suisse. Ainsi que l’a écrit G. K Chesterton, si quelqu’un rencontre une clôture, il devrait d’abord chercher à savoir pourquoi elle a été érigée avant de se décider à l’abattre. Avant de rejeter les codes vestimentaires traditionnels ainsi que les codes de conduite ancestraux, on devrait d’abord examiner attentivement pourquoi ils furent premièrement établis. En des temps reculés, des études montrèrent que les standards vestimentaires classiques, et les règles de savoir-vivre (tel que le vouvoiement plutôt que le tutoiement) créaient une atmosphère plus harmonieuse et un plus grand sens de respect entre les individus et par conséquent diminuaient les manifestations d’insubordination, les échanges verbaux grossiers et autres conduites irrespectueuses.
Avant de se soumettre davantage aux idées prônées par la génération des années 60, il faut que la Suisse examine la réalité qui se cache derrière leurs slogans aguicheurs et trompeurs. Qu’elle regarde les États-Unis comme un exemple à éviter plutôt que comme un exemple à imiter ; qu’elle renverse le processus de détérioration ; qu’elle ne permette pas qu’il s’accélère.
En guise de conclusion, nous aimerions vous assurez que nos prières accompagnent chacun de vous.
« Que le Dieu de l’espérance vous remplisse de toute joie et de toute paix dans la foi, pour que vous abondiez en espérance, par la puissance du Saint-Esprit ! » (Romains 15:13)
Avec nos respectueuses salutations.
Constantin et Susan Choremi
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