Cher Monsieur[1],
Comment vous dire ma joie à la lecture de votre dernier ouvrage, L’Écriture seule ?[2] qui pour moi répond à plusieurs attentes restées inassouvies depuis de nombreuses années. D’abord, j’ai longuement aspiré à voir sortir des retombées du Concile Vatican II un véritable retour à l’Écriture Sainte dans l’Église catholique romaine comme seul fondement de la théologie ; deuxièmement, à trouver des penseurs catholiques romains conscients de la richesse extraordinaire des commentaires de la Sainte Parole de Dieu rédigés par Thomas d’Aquin, étude de la Bible qui est le fondement véritable de toute sa pensée. Dans les deux cas votre travail comble mon attente au-delà de toute espérance. Je vous en remercie de tout cœur. Il ne me reste qu’à souhaiter, dans le prolongement de votre réflexion, la publication intégrale de la traduction fidèle en français des commentaires de Thomas d’Aquin sur la Sainte Écriture. Un ami calviniste espagnol qui les a lui-même fréquentés en latin me disait, pour ne prendre qu’un exemple, à quel point le commentaire de Thomas d’Aquin sur l’épître aux Romains était proche de celui de Martin Luther, ceci évidemment sans que ce dernier ait jamais eu l’occasion d’en prendre connaissance[3].
J’ai particulièrement aimé votre analyse de l’usage de la Tradition comme élément fondateur de la théologie d’un Congar ou d’un Rahner. Il y a manifestement dans leur démarche une volonté d’autonomie intellectuelle par rapport aux limites que la Sainte Écriture impose à notre réflexion théologique. Il est manifeste également que la tradition issue du Concile de Trente (représentée dans une certaine mesure par la réaction lefebvrienne) manifeste, elle aussi, une tendance semblable, mais ici à un tout autre niveau.
Par contre, j’ai trouvé que vous faites la part trop belle à la méthode historico-critique moderne, méthode évidemment inconnue, et à juste titre, tant de Thomas d’Aquin au XIIIᵉ siècle que des Réformateurs du XVIᵉ. Car cette méthode, dans sa manière de triturer le texte biblique d’une façon qui me semble souvent d’un irrationalisme des plus fantaisistes, est le fruit des aberrations philosophiques et théologiques de l’idéalisme moderne. Posons-nous la question : oserions-nous traiter ainsi les textes d’Aristote ou de Platon ? L’utilisation saine de la raison dans l’étude des Saintes Écritures, usage que vous mettez fort bien en évidence, doit se passer tant de l’univocité scotiste d’une prétendue prise directe sur l’objet que de la volonté cartésienne de sa saisie totale par la raison. Ces tendances sont aujourd’hui presque universellement admises dans les séminaires et les facultés de théologie.
Par ailleurs, tout en souscrivant entièrement à ce que vous dites concernant les deux natures, à la fois divine et humaine, mais sans confusion ni séparation, du Livre sacré, il me semblerait que le fait de l’inspiration de l’Écriture Sainte par Dieu est, en lui-même, également un élément constitutif du fait écrit que nous cherchons à sonder. Il faut tenir compte de ce fait spécifique dans l’utilisation que nous faisons des méthodes philologiques, grammaticales, historiques et même géographiques pour étudier la Bible. Toutes ces méthodes doivent être constamment animées par le souci de ne jamais exclure de notre analyse la Cause finale vers laquelle tout le texte biblique tend. Usage de la raison, oui. Spéculations subjectives purement irrationnelles, non ! C’est ici qu’il nous faut revenir à la sobriété d’une méthode d’exégèse réellement appropriée au texte biblique. C’est celle que le remarquable érudit allemand, le luthérien Gerhard Maier, appelle très justement, la méthode historico-biblique[4]. La méthode dont je parle est tout à la fois biblique et raisonnable. C’est celle pratiquée par certains exégètes juifs tels Umberto Cassuto dans ses commentaires sur la Thora[5] ou André Neher dans ses études sur Amos et Jérémie, ainsi que dans sa magnifique Histoire biblique du peuple d’Israël[6]. En ce sens ce Livre à la fois inséparablement divin et humain (rappelons ici que l’homme ne doit pas séparer ce que Dieu a Lui-même uni !) a un caractère bien différent des autres livres écrits par les hommes.
En vous lisant il semblerait que vous n’ayez pas eu l’occasion de rencontrer autre chose dans le Protestantisme contemporain que la tradition critique idéaliste qui tire son inspiration d’une conception subjective, univoque et totalisante de l’usage de la raison. Je suis enchanté de vous indiquer qu’il existe une vaste école réformée d’étude de la Bible dont les travaux sont assez proches de vos préoccupations. Les figures de proue de cette tradition sont en France des érudits de haut niveau tels : Auguste Lecerf[7], Pierre Marcel, Pierre Courthial, Henri Blocher[8], Paul Wells[9] et mon propre frère Pierre Berthoud. De Pierre Marcel je vous signale une véritable somme de réflexion exégétique, théologique et philosophique, fruit d’une longue pratique des Écritures Saintes dans leurs langues originales, Face à la critique : Jésus et les apôtres. Esquisse d’une logique chrétienne[10]. De Pierre Courthial, doyen honoraire de la Faculté libre de Théologie Réformée d’Aix-en-Provence, je me permets de vous indiquer le chef-d’œuvre paru tout récemment, Le jour des petits recommencements. Essai sur l’actualité de la Parole (Évangile-Loi) de Dieu[11].
Il ne nous faut pas, me semble-t-il, uniquement affirmer l’Écriture seule mais aussi toute l’Écriture, l’Écriture tout entière à laquelle il nous convient de soumettre tous les aspects de notre pensée et de nos vies et cela tant sur le plan personnel que public. Car à cette unique et complète Écriture il nous faut, à moins que ces belles affirmations ne soient que des slogans dépourvus de conséquences constructives pratiques concrètes, ajouter l’autorité entière sur toutes choses de cette unique Écriture. C’est là encore que bien souvent le bât (le joug doux et léger de Jésus-Christ) nous blesse. Car nous ne sommes pas appelés uniquement à écouter cette Écriture divine, mais avant tout à lui obéir. Que Dieu ici, comme toujours, nous vienne en aide !
Vous êtes loin d’être seul dans votre souci de retrouver la physionomie réelle de l’histoire de l’exégèse biblique. Je ne pense pas ici aux ouvrages déjà anciens du père Henri de Lubac[12], de Ceslas Spicq[13] ou, plus récemment, ceux de Bertrand de Margerie[14]. Dans le monde anglo-saxon, un certain nombre d’auteurs de toute apparence indépendamment les uns des autres, se sont mis à redessiner la topographie de l’histoire de l’exégèse chrétienne et en particulier tout l’aspect exégétique si fondamental de l’œuvre de Thomas d’Aquin. Souvent ils s’expriment dans des termes très proches de ceux que vous utilisez dans L’Écriture seule ?. Je ne peux ici résister au plaisir de vous en parler.
Après la publication de mon article Les différentes formes de causalité et la pensée de la Bible[15], une amie américaine, qui a eu la gentillesse de le traduire en anglais, me signalait la parution d’un ouvrage qui, par bien des côtés, allait dans le même sens que mes travaux. Il s’agit du livre de William C. Placher, L’Apprivoisement de la Transcendance. Comment la pensée moderne sur Dieu s’est trompée[16].
Le professeur Placher, qui enseigne la Philosophie et la Religion au Wabash College à Crawfordsville dans l’Indiana, examine la manière de formuler le rapport entre la transcendance et l’immanence de Dieu chez Thomas d’Aquin, Martin Luther et Jean Calvin, pour ensuite mettre en contraste la préoccupation commune de leurs différents points de vue avec ce qu’il appelle cet apprivoisement de la transcendance qui règne dans une partie dominante de la théologie et de la philosophie européenne, et cela tout spécialement depuis le milieu du XVIIᵉ siècle.
À partir d’une étude attentive de la Question 3, Iᵉ Partie de la Somme Théologique, où Thomas traite du caractère inconnaissable de Dieu, Placher montre qu’il s’y refuse constamment à tout usage univoque des termes que nous utilisons pour parler des attributs de Dieu, comme si le terme utilisé devait exactement correspondre à l’usage que nous en faisons lorsque nous l’employons pour les réalités d’ici-bas. Thomas refuse également tout usage purement équivoque du langage pour exprimer les attributs divins, comme si le même mot, utilisé à la fois pour l’homme et pour Dieu, devait, dans ces deux usages, avoir des sens totalement différents. Par contre, Thomas défend ce qu’il appelle l’usage analogique du langage pour parler des attributs de Dieu. Les termes humains utilisés pour parler de Dieu, s’ils ne recouvrent pas l’objet qu’ils nomment de manière exhaustive, ont cependant un rapport réel (vrai) avec l’objet auquel ils se réfèrent. Thomas parvient ainsi à maintenir une distance réelle entre l’usage que nous faisons de la langue pour parler des choses qui concernent Dieu, et la nature de Dieu, nature dont l’essence est en elle-même inconnaissable à l’homme. Mais Thomas ne va jamais jusqu’à cette équivocité qui affirme qu’il n’y aurait aucun rapport entre les mots humains qui parlent de Dieu et le caractère de Dieu Lui-même. Cette dernière position est celle de Kant et de ses disciples, en particulier de Karl Barth. Par rapport à l’Écriture, cette équivocité devient absolue, totalement hermétique, dans la pratique de la méthode historico-critique. Cette méthode de déconstruction avant la lettre, par sa destruction critique de l’objet même de l’exégèse, le texte de l’Écriture, évacue non seulement le sens divin des textes inspirés, mais fort souvent même leur sens humain et historique. Aucun texte littéraire ne saurait survivre à un tel travail de déconstruction critique. Ainsi, par sa lecture analogique des textes bibliques, Thomas sauvegarde d’un même mouvement la transcendance absolue de Dieu et, en même temps, sa présence immanente dans des textes qui sont à la fois inspirés, infaillibles et inerrants, et pleinement humains, historiquement et linguistiquement conditionnés, c’est-à-dire adaptés au contexte dans lequel ils furent inspirés. Ce que Thomas d’Aquin affirme, c’est le caractère exact mais partiel, c’est-à-dire non exhaustif, de la révélation écrite de Dieu, la Sainte Écriture. Mais en même temps, il défend le caractère véridique de ces écrits. Car tout ce que la Bible nous dit sur Dieu, sur son caractère et sur son action dans l’histoire est vrai.
Ce qu’il y a cependant de nouveau dans le propos de Placher (ceci constitue à mon sens un apport très original), c’est qu’oubliant les frontières traditionnelles abruptes établies par les historiens entre Moyen Âge et Réformation, il tourne dans un deuxième temps son attention sur la façon dont Martin Luther s’est occupé de la question des rapports de la transcendance divine avec son immanence dans son action dans le monde. Il aborde cependant cette question capitale, non à la manière spéculative d’un Thomas d’Aquin, mais selon son propre génie concret et à travers le drame, paradoxal aux yeux des hommes, du salut du monde opéré en Jésus-Christ à la croix.
Placher intitule ce chapitre, Luther, la croix et le Dieu caché. La croix est folie pour la raison des Grecs, nous dit l’apôtre Paul, mais sagesse et puissance pour ceux qui croient. Entre le dessein caché de Dieu et sa réalisation concrète se place un abîme que la raison humaine ne saurait franchir. Historiquement Luther se trouvait placé dans le sillage du moralisme des nominalistes (Occam et Biel) qui, s’ils affirmaient la nécessité de la grâce pour être sauvé, néanmoins ne pouvaient voir l’action de la grâce sans l’accompagnement du concours préalable des œuvres humaines méritoires. Comment pouvoir être reconnu comme juste devant Dieu sans le concours de l’exercice actif de la volonté propre de l’homme tâchant d’être trouvé réellement juste devant Dieu dans ses actes ?, se demandaient-ils. Comment l’homme pourrait-il être sauvé sans le concours, du moins partiel, de ses propres œuvres ? Ce semi-pélagianisme permettait de donner un commencement d’explication purement rationnelle, c’est-à-dire univoque, aux rapports entre Dieu et les hommes. Dans cette perspective, l’homme faisant ce qui est juste devant Dieu, ce dernier le déclarait effectivement juste. Luther se trouvait coincé dans une théologie (et une philosophie !) nominaliste et univoque qui enfermait Dieu dans un système de pensée d’une logique tout humaine. L’horizon de la transcendance y était en fin de compte aplati devant les explications apparemment satisfaisantes de la raison de l’homme. Dieu en sortait parfaitement domestiqué, apprivoisé et soumis au système rationnel qui donnait à son action une explication apparemment raisonnable.
Luther se trouvait cependant confronté à deux phénomènes incontournables, qui rendait une pareille résolution des rapports entre Dieu et les hommes tout simplement impossible. D’une part, le sens aigu qu’il avait de son péché, de son indignité indéracinable devant Dieu lui rendait une sortie aussi facile parfaitement impensable. Comment un Dieu saint et juste pouvait-il s’accommoder d’un homme peccable comme lui, et cela malgré ses efforts les plus sincères, les plus héroïques pour lui être agréable par ses œuvres bonnes ? C’est dans le mystère de la théologie de la croix, nous dit Placher, que Luther trouva la solution (non plus simplement rationnelle et morale, mais biblique et personnelle, cohérente et rendant compte de tous les aspects de la réalité et des données de l’Écriture) au terrible dilemme qui l’anéantissait. Celui qui est sauvé n’est pas celui qui, par une vie morale juste, acquiert des habitudes de vertu et ainsi s’évertue à satisfaire de son mieux aux exigences de Dieu. Celui-ci est d’autant plus perdu qu’il n’a pas vraiment conscience de la gravité de son mal, et surtout ne connaît rien de la sainteté de Dieu. Mais il en est tout autrement de celui qui, convaincu de son indignité totale, se jette aux pieds d’un Dieu miséricordieux et juste qui, au travers de l’œuvre de son Fils crucifié et ressuscité donne sa grâce à des pécheurs indignes, conscients de leur incapacité entière. Car la justice et la miséricorde de Dieu se sont conciliées dans l’œuvre unique et irremplaçable de la croix ou, par un mystère insondable d’amour, Dieu a lui-même satisfait à son exigence de justice. Car c’est dans la soumission du Christ (dans ce qu’on appelle sa justice passive, le châtiment porté par lui à la croix), et dans la vie parfaitement juste du Fils unique de Dieu (ce qu’on appelle sa justice active, son obéissance parfaite à la Loi de Dieu), que se trouve notre salut. De telles exigences de perfection, morales et spirituelles, sont totalement inatteignables par des hommes pécheurs et déchus comme nous le sommes tous. La question capitale des œuvres nécessaires au salut (la sanctification sans laquelle nul ne verra Dieu) du chrétien justifié par pure grâce est un tout autre aspect de la théologie chrétienne. Notre obéissance reconnaissante à la Loi de Dieu (obéissance postérieure à notre justification et non antérieure à elle, la précédant, la produisant) est l’obéissance de celui qui se sait sauvé par la seule grâce de Dieu, au moyen de sa foi (don de Dieu) en l’œuvre parfaite de Jésus-Christ, œuvre qui lui est appliquée par le Saint-Esprit. Ainsi la nécessaire obéissance du chrétien aux commandements de Dieu se fait en Christ, par la foi et dans la force du Saint-Esprit. Mais cette obéissance indispensable, obéissance progressive mais jamais parfaite ici-bas, ne peut en aucun cas être considérée comme constituant la base sur laquelle le chrétien se sait accepté par Dieu. Pour cela il faut une œuvre parfaite qui lui est imputée, c’est évidemment l’œuvre parfaitement méritoire de notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ.
Luther refusa les fausses résolutions de ce problème. Celles-ci se trouvent, d’une part, dans le mysticisme (l’union univoque avec Dieu) et, de l’autre, dans un appel à la notion d’une prétendue puissance divine absolue, démarche marquée d’une parfaite équivocité, car plaçant Dieu situé au-delà de tout bien et de tout mal, au-delà de toute possibilité de compréhension humaine. Un tel Dieu se situe au-delà de toutes les données révélées par l’Écriture sur ses attributs et sur son caractère immuable. C’est, nous dit Luther, la croix et la croix seule, telle que nous la montre l’Écriture, qui nous permet de maintenir à la fois le caractère transcendant du Dieu souverain et la manifestation de son immanence salvatrice, immanence manifestée tout particulièrement dans l’incarnation et la vie terrestre de son Fils, notre Seigneur Jésus-Christ.
Ainsi, nous dit Placher, Luther parvint à quitter le chemin facile (et totalement décevant) du moralisme volontariste et auto-salvateur préconisé par une pensée à la fois nominaliste et rationaliste. Seule la grâce entièrement libre de Dieu offre une sortie possible aux hommes, un salut à la mesure de leur aliénation de Dieu. Mais seule également la grâce entièrement libre de Dieu maintient intégralement une véritable transcendance divine. Ce Dieu qui se révèle à l’homme dans sa Parole écrite (et plus encore dans sa Parole venue en chair et crucifiée pour nos fautes) n’est pas un Dieu sur lequel l’homme peut mettre la main. Accessible par la foi seule aux pécheurs perdus que nous sommes, il demeure par là un Dieu caché aux yeux de la raison. Les raisons ultimes de ses actes et son essence nous échappent entièrement. La souveraineté juste et bienveillante de Dieu sur les affaires humaines est ainsi voilée aux yeux de la morale et de la raison humaine. Elle n’est accessible qu’aux yeux de la foi, au travers du spectacle de la folie de la croix, de l’abaissement, de l’anéantissement, de la mort ignominieuse du Dieu tout puissant fait homme écrasé par le poids de nos fautes, par la haine et le mépris des Juifs et par le gibet des Romains. C’est de cette manière que par sa théologie du Dieu caché, Luther parvint à sauvegarder l’entière transcendance de Dieu, tout en maintenant par l’enracinement de sa foi en l’Écriture seule, en la grâce seule, et en le salut par la foi seule, la réalité d’une révélation verbale et conceptuelle entièrement véridique de Dieu aux hommes. La théologie de la croix de Luther, sa théologie du Dieu caché à la raison impuissante de l’homme, accomplissait de cette façon la même fonction de préservation de la transcendance que l’avait fait bien avant lui la métaphysique de l’analogie chez Thomas d’Aquin.
Ce que Thomas d’Aquin avait accompli par l’analogie, ce que Martin Luther préserva par son insistance sur la folie de la croix, Jean Calvin, nous dit Placher, le maintint par son attachement sans faille à la seule Écriture. Cet attachement le conduisit à cerner les données que son exégèse attentive y trouvait (sur la transcendance et sur l’immanence de Dieu) dans la doctrine de l’accommodation de Dieu aux hommes. Pour Calvin cette accommodation est certes avant tout celle de l’Écriture, mais aussi (pouvons-nous ajouter) celle du langage donné par Dieu aux hommes et celui (ceci est de la plus grande importance) des formes substantielles de la création elles-mêmes en harmonie avec le contenu de sens de toutes les langues humaines.
C’est par son effort inlassable de demeurer à tout instant attaché au sens exact de l’Écriture, que Calvin fit éclater les prétentions de la raison, de la philosophie (de ce qu’il pourfendait en toute occasion sous le vocable de vaines spéculations). Par ce moyen il parvint, d’une part, à maintenir les droits souverains du Dieu tout puissant et omniscient sur toutes ses créatures et, de l’autre, à garder ouverte la voie par laquelle ce Dieu, naturellement inaccessible aux hommes, s’était rendu accessible à eux par sa révélation d’une clarté toute divine, l’Écriture seule. Ainsi, le Dieu inaccessible de l’Écriture s’accommode-t-il, par cette Écriture même, aux hommes débiles que nous sommes. Ainsi, Calvin maintenait-il à la fois la transcendance de Dieu et son immanence : le fait que l’homme ne peut sonder l’essence divine (sa transcendance) ; mais aussi que Dieu se fait connaître véritablement à l’homme en s’accommodant à lui au travers de sa Parole écrite (son immanence) ; que ce Dieu inaccessible vient à lui de manière concrète et réelle dans la Personne de Son Fils, incarné, crucifié, ressuscité, notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ. Le souci de Calvin de préserver à tout prix la transcendance divine de tout enfermement par les vaines spéculations de la raison humaine, rejoint, à la manière qui lui est propre et de façon plutôt surprenante, les soucis semblables de Luther et de Thomas d’Aquin.
La Parole de Dieu, l’Écriture, dans cette perspective antimoderne, est ni exhaustive, ni univoque, cependant une parole vraie, cohérente, claire et adéquate adressée par Dieu aux hommes. En cette Parole, en cette Écriture unique, nous trouvons un accès réel à la pensée et à la volonté de Dieu. Cet accès à Dieu n’est en conséquence nullement celui que donnerait une révélation mystique ou irrationnelle, comme l’entend la tradition nominaliste (cartésienne, kantienne, existentialiste), ni, encore moins, celui d’une prétendue puissance divine absolue, arbitraire et irrationnelle, comme le prônent les spéculations non scripturaires de la philosophie et de la théologie nominalistes du Moyen Âge finissant. Ce n’est aucunement, non plus, une pensée au caractère équivoque (qui ne révélerait rien de certain sur Dieu) comme l’entend la plus grande partie de la théologie moderne qui, pour son malheur et celui de notre monde, s’est écartée de la catholicité, de l’intégrité de la foi. Cette révélation, nous disent d’une seule voix (mais avec des accents et des intonations diverses) Thomas d’Aquin, Martin Luther et Jean Calvin, n’est ni une révélation exhaustive de la pensée de Dieu, ni une pensée univoque qui aurait la prétention de nous donner un accès direct à ses desseins secrets ou à ses attributs cachés. C’est une pensée analogique sur Dieu, une théologie de la croix, une révélation accommodée à l’homme. Mais aussi, et en même temps, c’est la révélation vraie, claire, adéquate et suffisante de Dieu pour notre salut.
L’ouvrage de Placher contient bien d’autres choses, dont certaines ne sont pas aussi bonnes que celles que je viens de décrire. En particulier, il manifeste une attirance pour l’équivocité dont est frappée toute la pensée théologique de Karl Barth. Mais, ce que je vous ai présenté, ainsi que son analyse du dérapage de la pensée du XVIIᵉ siècle vers une univocité, d’où disparaît, pour le malheur de toute notre civilisation, une véritable compréhension de la transcendance divine telle que la défendaient Thomas, Luther et Calvin, en fait un ouvrage de la plus grande importance. Mais il faut ajouter que cette tradition de réflexion théologique n’est aujourd’hui nullement éteinte. Par exemple, la tradition calviniste hollandaise des XIXᵉ et XXᵉ siècles marquée par des docteurs de la foi tels Abraham Kuyper, Herman Bavinck, Klaas Schilder, Louis Berkhof, Gerhardus Vos et Cornelius Van Til (pour ne nommer que les plus grands) partage entièrement cette perspective[17].
Cette question de la relation de la transcendance divine à son immanence, et plus particulièrement de l’aplatissement de la transcendance dans la pensée de l’Occident, n’a pas été sans provoquer des effets importants sur l’ensemble de la société. Comme le montre fort bien Augusto Del Noce, l’ensemble de la philosophie moderne (disons, grosso modo, depuis Descartes) est frappée du sceau de son refus arbitraire de toute transcendance. C’est une philosophie que sa prétention à la pure rationalité (pure de toute contamination divine) rend foncièrement athée[18]. Parmi bien d’autres conséquences, signalons que l’entreprise scientifique moderne est elle-même sortie tout entière de l’expulsion de la transcendance hors de la pensée théologique et philosophique. Et cette pensée scientifique ratatinée provoqua à son tour chez les exégètes une totale incompréhension du statut véritable de l’Écriture. Ce qui provoqua la naissance de la méthode historico-critique. Par voie de conséquence cette méthode suscita une pensée théologique au caractère nombrilique, fermée sur elle-même, ayant perdu, d’une part, le contact avec la réalité, et s’étant, de l’autre, volontairement privée des promesses de la vie présente et celles du monde à venir.
Mais les travaux de Placher ne sont aucunement uniques dans l’entreprise qui se déploie aujourd’hui de divers côtés pour tenter de restaurer l’unité de la pensée chrétienne rompue par les tempêtes du XVIᵉ siècle. Cependant il faut rappeler que cette rupture, qui passe sous le nom de Réformation, ne fut aucunement l’erreur tragique qui provoqua la douloureuse désunion des chrétiens d’Occident que l’on déplore trop facilement dans les milieux œcuméniques. Car la re‑formation de la doctrine chrétienne et de l’Église de Dieu opérée au cours du XVIᵉ siècle fut une réaction nécessaire et bénéfique suscitée par le Saint-Esprit pour répondre aux déviations totalement destructrices de la foi qui étaient la conséquence inévitable des déviations de la pensée nominaliste de la fin du Moyen Âge.
En 1995 Eugène F. Rogers publia un ouvrage capital, Thomas d’Aquin et Karl Barth. La Doctrine sacrée et la Connaissance de Dieu[19], qui confirme de manière remarquable l’argument de L’Écriture seule ?. Il y démontre que le fondement de la Somme Théologique ne se trouve aucunement dans une dichotomie opposant l’Écriture et la pensée d’Aristote, mais qu’à la base de la pensée de Thomas d’Aquin se trouve bel et bien, comme vous le montrez, l’Écriture seule, unique fondement du sens donné par Dieu à toute réalité. Dans une analyse serrée de la première question de la Somme, il explique que la doctrine sacrée n’est autre que la scientia aristotélicienne. Il va jusqu’à démontrer par une argumentation soigneuse que pour Thomas d’Aquin la véritable finalité de la pensée d’Aristote ne pouvait se comprendre en dehors de sa soumission à l’Écriture. Pour Rogers, toute la démarche de Thomas d’Aquin dans la Somme s’inscrit dans le projet ambitieux de ramener toutes les pensées des hommes (en premier celles du plus grand des philosophes) captives de l’obéissance au Christ. Dietrich Bonhoeffer ne disait-il pas dans un même sens que le penseur chrétien se basant sur le fondement unique des Écritures se devait de comprendre (et avec l’aide de Dieu il en était capable !) la pensée des non-chrétiens sur les réalités de ce monde mieux qu’ils ne sauraient le faire eux-mêmes[20]. Voici comment Rogers résume sa thèse pour le moins surprenante :
La Somme représente un effort pour s’approprier la scientia aristotélicienne dans l’intérêt de la doctrine sacrée et pour atteindre les buts qu’elle poursuit. En ce faisant la Somme entreprend d’accomplir le devoir envers la doctrine sacrée que Thomas avait reçu de 2 Corinthiens 10 : 5, verset qu’il répète souvent et qu’il cite comme représentant le but qui est celui de l’ensemble de la doctrine sacrée. Cette exigence l’appelle à « ramener toute intelligence captive à l’obéissance du Christ » « ce qui, nous dit Thomas d’Aquin, se produit très certainement lorsqu’un être humain place tout ce qu’il sait au service du Christ et de la foi ». Aristote représente une de ces intelligences captives qu’il faut libérer. (Commentaire de Thomas d’Aquin sur 2 Corinthiens)[21].
Voilà ce qui, à mon sens, représente une lecture des plus intéressantes de l’œuvre de Thomas d’Aquin.
La partie principale du livre est consacrée à un examen soigneux du commentaire de Thomas d’Aquin sur le premier chapitre de l’épître de Paul aux Romains, interprétation qui, dans une dernière partie, est comparée à celle contenue dans le commentaire tardif (celui de 1956) de Karl Barth sur cette même lettre. Disons ici en passant qu’il est fort regrettable de constater que tant Rogers que Placher accordent à la théologie et à l’exégèse de Karl Barth un satisfecit d’Orthodoxie pour le moins inapproprié. Il serait bon que les travaux dans ce domaine de Cornelius Van Til et en particulier son œuvre majeure Christianisme et Barthisme[22] soient mieux connus.
Un autre ouvrage récent allant dans la même direction d’une réhabilitation de la pensée biblique de Thomas d’Aquin, est celui de Susan Schreiner, Où trouvera-t-on la Sagesse ? L’exégèse du livre de Job par Calvin, d’un point de vue médiéval et moderne[23]. Susan Schreiner, qui est Professeur associé d’Histoire de l’Église et de Théologie à la Divinity School de l’Université de Chicago, était déjà connue pour un très beau livre sur la nature et l’ordre naturel dans la pensée de Jean Calvin, The Theater of His Glory[24]. Dans sa lecture du livre de Job à travers une interprétation de l’histoire de l’exégèse qui en a été faite au cours des âges (étude allant de Grégoire le Grand à Kafka), elle se concentre en particulier sur trois exégètes majeurs du livre de Job, Grégoire le Grand dans ses Morales sur Job[25] ; Thomas d’Aquin dans son commentaire sur ce livre, Job : Un homme pour notre temps[26] et Jean Calvin dans ses célèbres Sermons sur Job[27]. Ici encore nous nous trouvons, malgré d’évidentes différences, (surtout entre l’allégorisme platonisant assez poussé de Grégoire et le littéralisme de Thomas d’Aquin et de Calvin), devant une attitude commune manifestant une large continuité, tant dans les méthodes exégétiques, que dans les préoccupations théologiques de ces lecteurs pré-critiques de la Bible. Parlant de toute cette tradition d’exégèse pré-critique Schreiner écrit,
Pour Calvin et ses prédécesseurs la question de la perception apparaît comme une préoccupation qui va de pair avec des sujets précis tels la souffrance, la justice, l’histoire et la providence. […] La question qui pénètre tous ces commentaires est en conséquence non celle de comment connaître, mais celle de qu’est-ce que nous connaissons. […] Ces commentaires sont marqués d’une terminologie qui se réfère constamment à ce que l’intelligence humaine peut effectivement connaître au travers des images suscitées par la vue, ceci dans le cadre d’une perspective précise, le tout assisté par la révélation et illuminé par la foi[28].
Plus loin elle écrit :
Dans les chapitres traitant de Grégoire, Maimonide, Thomas d’Aquin et Calvin, nous pourrons constater le développement d’un effort soutenu ayant comme but de justifier les actions de Dieu, cela afin d’atteindre à un niveau plus élevé de compréhension tant de Dieu que de l’histoire. […] Nous verrons dans le dernier chapitre que les lectures du livre de Job au XXᵉ siècle sont marquées par une désintégration graduelle de la faculté même de perception. […] Nous y ferons un saut à travers l’histoire, saut qui passe de manière obligée par l’époque des Lumières. Nous verrons alors que la concentration exclusive des modernes sur la situation existentielle d’un homme coupé de tout lien avec la divinité, conduit à ce que pour lui Dieu lui-même devienne silencieux. Ce fait en lui-même réduit les capacités de perception de la réalité par l’homme moderne et son intelligence devient ainsi de plus en plus étriquée et opaque[29].
Il faut dire ici que le travail de Susan Schreiner ne se fait aucunement dans l’isolement. Elle fait partie d’un groupe de chercheurs dont la préoccupation majeure est l’étude de manière suivie et détaillée de l’histoire de l’exégèse pendant la Réformation et les époques qui englobent cet immense réveil spirituel, la fin du Moyen Âge et la période que l’on nomme la scolastique réformée. Ici, ce sont les noms de Heiko Oberman et de David Steinmetz, mais surtout celui de Richard Muller qui viennent à l’esprit. Ce dernier, dans des ouvrages décisifs[30], a opéré un véritable renversement de l’interprétation de cette période cruciale de l’histoire de l’Église. Il vient de publier un recueil d’articles allant dans le sens d’une révision de la topographie historique de la Réforme du point de vue de l’histoire de l’exégèse[31]. En examinant les méthodes et les principes qui gouvernent l’exégèse de ces différentes époques, Muller et ses confrères en sont venus à pouvoir définir, d’une manière beaucoup plus détaillée et précise que par le passé, les continuités et les divergences entre l’exégèse (ou plutôt les exégèses) telles qu’elles furent pratiquées à la Réforme, celles mises en œuvre au cours du Moyen Âge et, enfin, celles élaborées dans la période de la scolastique réformée. Ici il faudrait également attirer l’attention sur les travaux d’un théologien et historien de l’Église qui fut un précurseur dans ce domaine, Thomas F. Torrance. Dans un nombre important d’articles, qui semblent être ignorés par cette nouvelle école d’étude de l’histoire de l’exégèse, il déblayait déjà une partie du terrain[32].
Ce qui ressort de toutes ces études est, premièrement, la continuité (avec de notables différences) entre l’exégèse patristique et médiévale, celle de la Réforme et celle pratiquée pendant la scolastique réformée. Deuxièmement, la coupure entre toutes ces exégèses pré-critiques (comme on les appelle) et celle développée sous le nom de méthode historico-critique depuis la domination incontestée du modèle scientifique du monde sur les disciplines bibliques, se situe grosso modo à partir de la deuxième moitié du XVIIᵉ siècle. David Steinmetz, qui est considéré comme le père de cette école révisionniste, en est venu à publier dans la revue Theology Today, un article retentissant sous le titre provocateur (mais parfaitement réaliste) de : La supériorité de l’exégèse pré-critique[33].
Richard Muller dans son article, « La signification de l’exégèse pré-critique »[34] relève quatre différences capitales entre, d’une part, les présupposés qui gouvernent l’exégèse pré-critique et, de l’autre, ceux appliqués par la méthode historico-critique moderne.
Premièrement, contrairement aux méthodes de l’exégèse historico-critique des XVIIIᵉ, XIXᵉ et XXᵉ siècles, l’exégèse ancienne (qu’elle provienne des périodes des Pères, du Moyen Âge ou de la Réforme) considérait que l’historia – c’est-à-dire l’histoire que le texte bien compris est censé raconter – se situe à l’intérieur du texte étudié et non au-dessous ou derrière lui. En d’autres termes l’histoire est identifiée au sens littéral ou grammatical du texte. […]
En deuxième lieu, et en opposition nette avec l’exégèse historico-critique, l’ancienne exégèse avait comme postulat de base que le sens d’un texte particulier n’était pas déterminé par une péricope artificiellement isolée de l’ensemble du texte ou du livre biblique dans lequel il figurait. Bien plutôt, le sens du texte est toujours déterminé par la portée et le but du livre biblique dans lequel il se trouve : et plus encore il doit être lu dans le contexte et en tenant compte du but de la révélation canonique divine. En d’autres termes, les exégètes chrétiens pré-critiques ont traditionnellement supposé qu’un but divin et un auteur divin unique unissaient le texte étudié au canon tout entier. Il est évident que les exégètes de la période de la Réforme étaient parfaitement conscients des différences de style et de contenu entre les divers livres bibliques. Mais ils pensaient cependant que l’exégète devait aussi tenir compte, et en plus rendre compte, de l’unité historique et théologique de l’Écriture tout entière. Cette démarche constituait pour eux une partie intégrante de leur effort de comprendre un passage ou un livre biblique spécifique. […]
Troisièmement, ces exégètes pré-critiques comprenaient que le sens littéral et grammatical du texte biblique se référait en premier lieu, non pas à la communauté historique qui aurait suscité le texte, mais à la communauté des croyants qui l’avait reçu et qui continuait, à travers l’histoire de l’Église, à le recevoir. Le texte, pour eux, avait avant tout de l’intérêt parce qu’au travers du déroulement du temps il restait porteur d’un message adressé à la communauté de la foi, et non en premier lieu parce qu’il était le dépositaire de reliques historiques provenant d’un âge révolu. […] L’exégète pré-critique ne considérait pas que ces questions historiques et contextuelles constituaient le point de référence final essentiel qui, de par lui-même, déterminait la signification du texte. Ou, pour exprimer ceci d’une manière un peu différente : l’exégète pré-critique comprenait que le texte, par sa nature même de texte sacré, inspiré, s’adressait, au-delà de son contexte originel, à la vie de l’Église tout entière. […]
En quatrième lieu […], l’exégète de la période de la Réforme (comme d’ailleurs ses confrères médiévaux et patristiques), ne concevait jamais sa tâche comme celle d’un savant isolé, sur les opinions duquel reposerait l’œuvre exégétique tout entière. Bien au contraire, l’exégète de la Réforme […] comprenait la tâche d’interprétation qui était la sienne comme constituant une conversation continuelle maintenue avec ceux qui se trouvaient dans le contexte d’une même communauté de foi. […] Sans doute les Réformateurs considéraient le texte biblique comme clair et en lui-même revêtu de sa propre autorité ; qu’il était parfaitement apte à être justement interprété, à la fois grammaticalement et de manière canonique, par une comparaison soigneuse des passages difficiles avec ceux qui étaient plus clairs. Mais pour eux, ce travail d’interprétation du texte n’était nullement la conversation solitaire d’un exégète avec un texte hermétiquement clos placé devant lui dans la solitude de son cabinet. […] Les Réformateurs partageaient, avec leurs prédécesseurs des époques qui avaient précédé la leur, une vision de la tâche d’interprétation qui comportait un caractère communautaire, dans la mesure où ce travail exégétique tirait ses trésors d’une nuée de témoins constituée par l’Église et ses exégètes au cours des âges. […] L’exégèse ancienne supposait que l’exégète ne vivait et ne fonctionnait pas simplement comme membre d’une corporation académique, mais qu’il assumait sa vocation en tant que docteur ou enseignant de l’Église et qu’il situait son travail à la suite d’une longue lignée d’enseignants ecclésiastiques[35].
De tout cela, il ressort que la véritable cassure (au moins dans les domaines de l’exégèse et de l’herméneutique) ne se situe ni entre la période médiévale et celle de la Réforme, ni encore moins entre cette dernière et celle de la scolastique réformée du XVIIᵉ siècle. Bien au contraire, il nous faut situer la rupture très précisément entre cette dernière et l’époque des Lumières, c’est-à-dire dans la seconde moitié du XVIIᵉ siècle.
La Science nouvelle de Galilée et de Descartes ayant, de manière méthodologique, refusé toute existence aux formes substantielles perceptibles par les sens dans l’ordre créé, les conséquences ne tardèrent pas à se faire remarquer dans divers domaines. Dans le domaine des sciences physiques et chimiques, elle substitua, aux formes substantielles dont témoignent nos sens, l’ordonnance purement mathématique (le nouveau langage de Dieu) des atomes. Elle donnait de cette manière une structure invisible à la réalité, structure mathématique qui excluait a priori tout ce qui, à nos sens, paraissait constituer les formes substantielles des choses. Dans la nouvelle conception du monde, ces choses en étaient venues à n’être rien d’autre que des structures atomiques. Sans l’ordre mathématique des lois de la nature ces atomes auraient été livrés au pur hasard des mouvements fortuits qu’ils effectuaient dans le vide interatomique.
La science exégétique succomba à la nouvelle vision du monde et se modela ainsi naïvement sur le nouveau paradigme du savoir et brisa, elle aussi, la forme substantielle qui lui était propre, celle de la Sainte Écriture, une Écriture divinement inspirée et dont la forme et le sens étaient donnés par Dieu. Cette forme avait petit à petit été formulée dans ses structures essentielles par les Symboles et les Confessions de Foi de l’Église. Le texte biblique, dûment atomisé par l’analyse rationaliste, fut livré à la réorganisation du nouvel auteur du sens, l’exégète critique qui prenait ainsi la place du Saint-Esprit. Le nouvel ordre biblique n’avait certes pas un contenu mathématique comme c’était le cas pour les nouvelles sciences, mais il était néanmoins mû par le rationalisme purement subjectif du nouveau maître du sens. La démarche scientifique moderne se répercutait parfaitement dans la nouvelle exégèse. Elle était à la fois subjective (elle refusait l’ordre donné à l’objet – la Bible – par les formes substantielles inspirées) et volontariste (elle imposait à la matière préalablement déchiquetée du texte biblique un nouvel ordre parfaitement arbitraire). En fait, cette méthode parvenait (n’avait-elle pas par ailleurs ce but ?) à faire disparaître la possibilité même d’une lecture réelle du texte inspiré de Dieu.
Du point de vue de la tradition strictement réformée, le dernier témoin majeur dans la lignée de cet héritage orthodoxe et catholique millénaire d’une exégèse véritablement biblique fut le pasteur français David Martin. David Martin (1639-1721) est né le 7 septembre 1639 à Revel en Haute-Garonne. Il fit ses études à Montauban et à Nîmes, où il reçut en particulier une solide formation dans les langues anciennes. Il entreprit ensuite de fortes études de philosophie et de théologie patristique, scolastique et réformée à l’Académie calviniste de Puylaurens dans le Tarn, École de Théologie qui avait pris la relève de la célèbre Académie de Montauban. Il exerça son ministère dans les paroisses réformées d’Espérausse et de Lacaune et quitta le Royaume de France lors de la Révocation de l’Édit de Nantes. De 1685 à sa mort en 1722 (à l’âge de 82 ans), il fut le pasteur de la florissante Église Wallonne d’Utrecht. Il refusa à plusieurs reprises des offres de chaires dans les Facultés de Théologie des Pays-Bas. C’est à la demande du Synode des Églises Wallonnes qu’il entreprit la révision de la Bible de Genève, révision qui nous a donné ce trésor d’érudition biblique écrit dans la belle langue de l’époque classique qu’est la Bible Martin. Sa Bible annotée (deux gros volumes folio) fut éditée en 1707 sur terre d’exil à Amsterdam. Elle est aujourd’hui quasiment introuvable[36].
Dans l’édition commentée de la Bible Martin de 1707 (deux grands volumes in-folio) se trouve résumé tout l’héritage de l’exégèse réformée allant des Pères de la Réformation aux savants exégètes de la scolastique calviniste tardive. Il est significatif de constater que vers le milieu du XVIIᵉ siècle, la Bible Martin fut remplacée par la Bible Ostervald, elle aussi munie de notes explicatives nombreuses. Mais, avec Ostervald, on était passé sur le nouveau versant de l’histoire des études bibliques, et les notes dont elle est pourvue, allaient pour l’essentiel dans la direction du courant que prenait la nouvelle exégèse rationaliste, subjective et arbitraire. Car les sciences bibliques se trouvaient dorénavant inféodées, comme d’ailleurs l’ensemble du savoir, au nouveau modèle de la connaissance, la vision du monde qui avait été élaborée à partir des nouvelles sciences de la nature. Par une ironie de la Providence, la parution de ce trésor d’exégèse qu’est la Bible Martin fut rendue possible par la Révocation de l’Édit de Nantes qui chassa le pasteur Martin (au prix de sa vie) de sa patrie. Mais, c’est surtout en cassant les projets déjà fort avancés d’une nouvelle édition de la Bible, qui aurait été à la fois œcuménique et critique, que la Révocation de l’Édit de Nantes prouva un bienfait de Dieu pour ceux qui restaient attachés aux Écritures. Un tel projet était le fruit empoisonné de la collaboration entre Jean-Claude, pasteur de l’Église réformée de Charenton près de Paris, dont les convictions étaient fortement marquées de l’amyraldisme (à tendance rationaliste et arminien), et l’ecclésiastique catholique romain qui fut longtemps la bête noire de Bossuet, Richard Simon, père de la critique biblique moderniste française. C’est un hommage que l’on peut indirectement rendre à Louis XIV d’avoir (bien malgré lui !) joué un rôle capital dans la préservation du véritable héritage calviniste francophone ! Mais la Bible Martin fut à tel point occultée par celle d’Ostervald, puis par l’orientation historico-critique moderne, et par un certain rationalisme piétiste qui ont marqué les réveils protestants ultérieurs, que même ceux qui en France se réfèrent aujourd’hui à la tradition calviniste de Martin, ignorent souvent l’existence d’un pareil trésor exégétique !
La passion qui m’anime pour un sujet qui vous tient sans doute très à cœur est l’unique raison d’une lettre qui, par sa longueur, a sans doute outrepassé les bornes de votre patience. Veuillez bien m’en excuser.
Avec mes salutations bien cordiales en Notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ, Médiateur unique entre Dieu et les hommes.
Jean-Marc Berthoud
[1] Synthèse et légère adaptation de deux lettres adressées à Florent Gaboriau en avril et en juin 1997. Cette Lettre ouverte constitue le dernier chapitre de notre ouvrage, Jean-Marc Berthoud, L’École et la Famille, contre l’Utopie, L’Âge d’Homme, Lausanne, 1997. Vous trouverez une feuille de souscription jointe à cet envoi.
[2] Florent Gaboriau, L’Écriture seule, Fac-éditions, Paris, 1997. Parmi bien d’autres ouvrages de Florent Gaboriau citons : Théologie nouvelle. Ouvrir le Débat, 1985, Philosophie issue des Sciences, 1986 ; Progrès de la Théologie, 1991 ; Saint Thomas Penseur en Église, 1992 ; Entrer en Théologie avec saint Thomas d’Aquin, 1993 tous publiés par Fac-éditions à Paris.
[3] Voyez l’article de David Steinmetz, Calvin among the Thomists, dans Mark S. Burrows et Paul Rorem (Editors), Biblical Hermeneutics in Historical Prespective, Eerdmans, Grand Rapids, 1991, p. 198-214. Cet article compare l’exégèse du chapitre IX de l’épître de Paul aux Romains dans les commentaires de Jean Calvin, Martin Bucer (un ancien Dominicain) et Thomas d’Aquin lui-même. Voyez l’ouvrage admirable de David Steinmetz, Calvin in Context, Oxford University Press, Oxford, 1995 qui compare divers aspects de l’œuvre exégétique de Calvin avec celle de ses contemporains et prédécesseurs afin de mieux en dégager la portée et l’originalité. Sur les rapports du thomisme et du calvinisme voyez : Norman L. Geisler, Thomas Aquinas. An Evangelical Appraisal, Baker, Grand Rapids, 1991 et surtout Arvin Vos, Aquinas, Calvin and Contemporary Thought. A Critique of Protestant Views on the Thought of Thomas Aquinas, Christian University Press Eerdmans, Grand Rapids, 1985. Voyez également la collection d’études rassemblées par Michael Cromartie, A Preserving Grace. Protestants, Catholics and Natural Law, Eerdmans, Grand Rapids, 1997.
[4] Gerhard Maier, Biblical Hermeneutics, Crossway Books, 1994.
[5] Umberto Cassuto, A Commentary on the Book of Genesis, 2 vol., 1964 ; A Commentary on the Book of Exodus ; The Documentary Hypothesis, 1961 ; Biblical and Oriental Studies, 1973, etc., The Magnes Press, Jerusalem.
[6] André Neher, Histoire biblique du Peuple d’Israël, Maisonneuve, Paris, 1962 ; Amos. Contribution à l’étude du prophétisme, Vrin, Paris, 1950 ; Jérémie, Plon, Paris, 1960, etc.
[7] Auguste Lecerf, Introduction à la Dogmatique réformée, Je Sers, Paris, 2 vol., 1931-1938 ; Études calvinistes, Delachaux et Niestlé, Neuchâtel, 1949. Il serait urgent de rééditer ces ouvrages épuisés depuis de nombreuses années.
[8] Henri Blocher, Prolégomènes, 1976 ; Christologie, 2 vol., 1986 ; La Doctrine du Péché et de la Rédemption, 2 vols., Fac-études, Vaux-sur-Seine, 1997.
[9] Paul Wells, Quand Dieu a parlé aux Hommes, Ligue pour la Lecture de la Bible, Guebwiller, 1985.
[10] Pierre Marcel, Face à la Critique : Jésus et les Apôtres. Esquisse d’une logique chrétienne, Kerygma, 1986.
[11] Pierre Courthial, Le Jour des petits Recommencements. Essai sur l’actualité de la Parole (Évangile-Loi) de Dieu, L’Âge d’Homme, Lausanne, 1996.
[12] Henri de Lubac, L’Exégèse médiévale : les quatre sens de l’Écriture, quatre volumes, Aubier, Paris, 1959-1964.
[13] Ceslas Spicq, Esquisse d’une Histoire de l’Exégèse latine au Moyen Âge, Vrin, Paris, 1944.
[14] Bertrand de Margerie, Introduction à l’Histoire de l’Exégèse, 4 vol., Cerf, Paris, 1980-1990.
[15] Voyez : Jean-Marc Berthoud, L’École et la Famille contre l’Utopie, L’Âge d’Homme, Lausanne, 1997, Troisième Partie, Chapitre IV.
[16] William C. Placher, The Domestication of Transcendance. How Modern Thinking about God Went Wrong, Westminster John Knox Press, Louisville, Kentucky, 1996.
[17] Voyez à ce sujet pour Klaas Schilder la thèse récente de Jakobus De Jong, Accomodatio Dei. A Theme in K. Schilder’s Theology of Revelation, Dissertatie-Uitgeverij, Kampen, 1990.
[18] Augusto Del Noce dans L’Irréligion occidentale, Fac-éditions, Paris, 1995, p. 133.
[19] Eugène F. Rogers, Thomas Aquinas and Karl Barth. Sacred Doctrine and the Knowledge of God, University of Notre Dame Press, Notre Dame, 1995.
[20] Sur la pensée de Dietrich Bonhoeffer, dont le caractère de plus en plus évangélique et orthodoxe (même par certains côtés calviniste), apparaît clairement au cours du cheminement qui l’éloignait progressivement des positions libérales de ses études, a été méconnu, tant par les défenseurs fondamentalistes de la Bible que par les adversaires critiques des Saintes Écritures, voyez : Kenneth Hamilton, Life in One’s Stride. A Short Study in Dietrich Bonhoeffer, Eerdmans, Grand Rapids, 1968 ; Georg Huntemann, The Other Bonhoeffer. An Evangelical Reassessment of Dietrich Bonhoeffer, Baker Books, Grand Rapids, 1993 (1989).
[21] Rogers, op. cit., p. 20.
[22] Cornelius Van Til, Christianity and Barthianism, 1974 (1962) ; The New Modernism. An Appraisal of the Theology of Barth and Brunner, 1973 (1946) ; Barth’s Christology, 1977 ; Karl Barth and Evangelicalism, 1964 tous publiés par Presbyterian and Reformed à Philadelphie. En français voyez les deux études de Pierre Courthial consacrées à la théologie de Karl Barth dans Fondements pour l’Avenir, Kerygma, Aix-en-Provence, 1981.
[23] Susan Schreiner, Where Shall Wisdom Be Found ? Calvin’s Exegesis of Job from Medieval and Modern Perspectives, University of Chicago Press, Chicago, 1994.
[24] Susan Schreiner, The Theater of His Glory, The Labyrinth Press, Durham, 1991.
[25] Grégoire le Grand, Morales sur Job, Trois volumes, Éditions du Cerf, Paris, 1974-1975.
[26] Thomas d’Aquin, Job : Un Homme pour notre Temps, Téqui, Paris, 1982.
[27] Jean Calvin, Sermons on Job, Fac-scimile of 1574 Édition of the 158 Sermons, Banner of Truth, Edinburgh, 1993.
[28] Susan Schreiner, Where Shall Wisdom Be Found ?, p. 19.
[29] Op. cit., p. 21.
[30] Richard Muller, Post-Reformation Reformed Dogmatics, 2 vol., Baker Book House, Grand Rapids, 1987 ; God, Creation, and Providence in the Thought of Jacob Arminius, Baker Book House, 1991 ; Christ and the Decree. Christology and Predestination in Reformed Theology from Calvin to Perkins, Baker, Grand Rapids, 1986 ;, etc.
[31] Il s’agit d’un Festschrift en honneur des soixante ans du doyen de ce mouvement David Steinmetz. Richard Muller, Biblical Interpretation in the Era of the Reformation, Eerdmans, Grand Rapids, 1996.
[32] Voyez les articles suivants de Thomas F. Torrance : Early Patristic Interpretation of the Holy Scriptures, Ecclesia kai Theologia, Vol IX, p. 137-170 ; The Hermeneutics of Clement of Alexandria, Ecclesia kai Theologia, The Hermenutics of St. Athanasius, Ekklesiastikos Pharos, Addis Ababa, 1970, I, p. 446-468 ; II, p. 89-106 ; III, p. 237-249 ; 1971, I, p. 133-149 ; Hermeneutics, or the Interpretation of Biblical and Theological Statements, According to Hilary of Poitiers, Abba Salama, Athens, 1975, Vol VI, p. 36-69 : Scientific Hermeneutics According to St. Thomas Aquinas, Journal of Theological Studies, Oxford, 1962, p. 259-289 ; Intuitive and Abstractive Knowledge : from Duns Scotus to John Calvin, De Doctrina Ionnis Duns Scoti, Acta Congressus Scotistici Internationalis Oxonii et Edimburg, Vol, IV, p. 291-305, Rome, 1968 ; The Hermeneutics of John Reuchlin et The Hermeneutics of Erasmus, in Festschriften in honour of Geoffrey W. Bromiley and Edward A. Dewey. Voyez aussi Thomas F. Torrance, The Hermeneutics of John Calvin, Scottish Academic Press, Edinburgh, 1988. Le professeur Torrance a couvert, par une série d’études précises, toute l’histoire de l’exégèse chrétienne. Il serait important que ces études ne soient pas perdues et qu’elles puissent être publiées en volume.
[33] Cet article est reproduit dans le volume collectif, Donald McKim (Editor), Contemporary Hermeneutics : Major Trends in Biblical Interpretation, Eerdmans, Grand Rapids, 1986, p. 65-87.
[34] Richard Muller, The Significance of Precritical Exegesis, in : Richard A. Muller and John L. Thompson, Biblical Interpretation in the Era of the Reformation, Eerdmans, Grand Rapids, 1996.
[35] Ibidem, p. 349-352.
[36] Je suis redevable au Doyen Pierre Courthial pour nombre de ces détails. Signalons en passant que l’excellent texte de sa révision de la Bible de Genève, faite dans la langue de Bossuet et de Racine, a récemment connu une réédition, sans les notes, à Dallas au Texas.