Le maître de philosophie : La voix A se forme en ouvrant fort la bouche : A.
Monsieur Jourdain : A, A. Oui.
Le maître : La voix E se forme en rapprochant la mâchoire d’en bas de celle d’en haut : A, E.
Jourdain : A, E, A, E. Ma foi ! oui. Ah ! que cela est beau !
Le maître : Et la voix I en rapprochant encore davantage les mâchoires l’une de l’autre, et écartant les deux coins de la bouche vers les oreilles : A, E, I.
Jourdain : A, E, I, I, I, I. Cela est vrai. Vive la science ! […]
Le maître : L’ouverture de la bouche fait justement comme un petit rond qui représente un O.
Jourdain : O, O, O. Vous avez raison. O. Ah ! la belle chose, que de savoir quelque chose ! […]
Le maître : Je vous expliquerai à fond toutes ces curiosités.
Jourdain : Je vous en prie.
Molière, Le bourgeois gentilhomme, Acte II, scène IV
Corpus Christi est le titre d’un documentaire télévisé consacré au texte de l’évangile de Jean, en particulier le récit de la Passion. Il est réalisé par Gérard Mordillat et Jérôme Prieur et coproduit par la chaîne de télévision française Arte. Cette chaîne a diffusé cinq épisodes durant la semaine de Pâques de l’année 1997 et sept autres l’année suivante à pareille époque. C’est aussi le temps pascal que la Télévision suisse romande a choisi pour diffuser l’ensemble des douze épisodes en 1998.
Les remarques qui suivent portent sur le travail de montage des réalisateurs, montage caractérisé par la volonté manifeste de renforcer artificieusement l’impact sur le public d’un discours en lui-même peu convaincant[1].
Les réalisateurs ont filmé séparément vingt-sept « spécialistes », dont ils ont ensuite appondu les déclarations sur chaque sujet. Même s’ils appartiennent bien sûr tous à l’« orthodoxie » historico-critique, des divergences se remarquent. Par exemple, dans l’épisode intitulé Résurrection, l’argumentation de Daniel Marguerat, qui tend à démontrer que les disciples qui ont vu le Christ ressuscité n’ont pas été victimes d’autosuggestion, est immédiatement suivie des allégations de Hyam Maccoby pour qui les disciples n’ont tout simplement pas accepté la mort de Jésus-Christ, comme de nos jours certains fans d’Elvis Presley… Cependant, les intervenants sont tous filmés sur le même fond absolument noir et le cadrage varie très peu, ce qui donne l’impression d’une profonde unité.
Quant au choix de ne pas indiquer l’appartenance religieuse des intervenants, il vise à « désubjectiviser » artificiellement leur discours, comme s’ils étaient parfaitement neutres. Une kippa ou une croix à la boutonnière « trahit » l’un ou l’autre, mais le téléspectateur qui ne se reporte pas aux livrets[2] tirés de certains épisodes (dont Résurrection) n’a aucun moyen de savoir que Hyam Maccoby, par exemple, n’est pas chrétien.
Il y a aussi un évident parti pris de dépouillement : pas de musique (sacrée ou profane), pas d’autres images que des « bustes parlants » sur fond noir, sauf, en intermède, quelques plans sur tel ou tel passage de l’Évangile de Jean (si possible en grec, pour impressionner M. Jourdain devant son poste de télévision). C’est le mythe de la science pure : le savant, seul devant son objet de recherche, directement aux prises avec lui, sans influences extérieures, bref parfaitement objectif.
Pas de musique non plus dans le générique, mais des bruits « bruts » : portes qu’on ferme, chaises qu’on déplace, écho suggérant un endroit clos et nu. Ceci crée une atmosphère initiatique : on prend place dans le sanctuaire pour recevoir la « révélation ».
On retrouve ce bruitage au début des intermèdes, avant qu’une voix de femme sûre et claire – la Science elle-même – vienne « dire le vrai ». Quelques exemples tirés de Résurrection. Au tout début, la voix s’interroge : « Qu’est devenu le corps de Jésus ? A-t-il été enlevé ? perdu ? volé ? » La résurrection n’est même pas retenue comme hypothèse. Plus loin, à une question posée et laissée ouverte par Étienne Trocmé, la voix répond avec assurance que les disciples ont aménagé a posteriori le récit des événements. Encore plus loin enfin, elle dit du Christ ressuscité qu’« on peut presque le toucher », alors que le texte dit que l’apôtre Thomas l’a effectivement touché (Jn 20:27).
On le voit, les réalisateurs ont eut recours à de nombreux « trucs » : stricte unité de forme pour masquer des divergences de fond, occultation des appartenances religieuses, poudre aux yeux, conditionnement, et enfin – l’arme absolue du réalisateur – la voix off.
Le spectateur prévenu se concentre alors sur les propos tenus par les vingt-sept « spécialistes ». Or là, force est de constater qu’on est loin de l’idéal scientifique. L’affirmation assénée tient souvent lieu de démonstration[3]. Ou alors, on affirme témérairement quelque chose avant de se rétracter en partie. Par exemple, après avoir déclaré que Jésus-Christ n’a pas été mis dans un tombeau neuf mais dans une fosse commune, Marie-Emile Boismard ajoute précipitamment : « Je ne dis pas que ça s’est passé comme ça, mais… » Deux pas en avant, un pas en arrière.
D’où vient alors le succès de cette émission ? Non seulement de ses indéniables qualités télévisuelles, mais surtout des moyens mis en œuvre pour faire croire au téléspectateur qu’on lui offre ce qui se fait de mieux en matière d’exégèse. Celui-ci est même flatté de faire partie des élus initiés aux mystères de la « vraie » science exégétique.
Ne soyons pas comme M. Jourdain, ébloui par la pseudo-science de son « maître de philosophie ». Ne soyons pas les dupes vaniteuses de la « gnose rationaliste » de Corpus Christi.
Denis Ramelet
[1] Le discours historico-critique, qui constitue le fond de Corpus Christi, est l’objet d’une critique systématique de Bertrand Rickenbacher dans ce numéro de Résister et Construire.
[2] Éditions Mille et une nuits.
[3] Hyam Maccoby dans Résurrection : « Nous avons de nombreux exemples dans l’histoire où la mort d’un personnage charismatique ne peut être acceptée par ses disciples. Se crée alors la légende qu’il n’est pas mort. En Angleterre il y avait la légende du roi Arthur, aujourd’hui c’est Elvis Presley. C’est la même légende. Si on aime vraiment quelqu’un, on ne peut croire qu’il est mort. C’est ce qui s’est passé dans l’Église de Jérusalem. Ils aimaient tellement Jésus, ils étaient tellement persuadés qu’il était le Messie… Même si certains ont cessé d’y croire, beaucoup ont continué. Ils ne pouvaient accepter qu’il soit mort. C’est ainsi qu’est apparue la légende de la résurrection » (nous soulignons).