Ils ont crucifié Jésus – ils ont voulu aussi le disséquer

par | Résister et Construire - numéros 43-44

Personne ne connaît le Fils, ci ce n’est le Père (Matthieu 11:27)

La recherche universitaire, qui ne craint pas nécessairement le ridicule, aboutit parfois à la publication des plus étranges incongruités. La revue Allez Savoir (no 4, mars 1996) relate ainsi les résultats de la recherche des professeurs Daniel Marguerat (Lausanne), Enrico Norelli (Genève) et Jean-Michel Poffet (Fribourg), sous le titre : Que sait-on de neuf sur Jésus ?

La recension en question ne présentant aucun intérêt, ni au regard de l’histoire, ni à celui de la foi, nous ne l’évoquerons même pas dans les lignes qui suivent. En revanche, il n’est pas indifférent de montrer que la recherche universitaire dont il est question dans l’article incriminé, s’inscrit dans une perspective infiniment plus importante, celle des christologies modernistes, qui remontent la plupart à H. S. Reimarus dont Lessing tira, en 1778, quelques fragments publiés sous le titre Le dessein de Jésus et de ses disciples, ouvrage où figurent les prémisses de ce que l’on appellera plus tard la Leben-Jesu-Forschung.

Au XIXᵉ siècle, H. E. G. Paulus, K. A. Hase et F. E. D. Schleiermacher constitueront le noyau dur de l’école rationaliste, la puissance humaine raisonnante se trouvant désormais appelée à évaluer les événements surnaturels[1]. Depuis, on assiste à l’émergence d’un nombre incalculable de mouvances christologiques, toutes issues de ces racines historiques, quoique très distinctes les unes des autres à bien des égards. Nous trouvons l’école mythologique de D. F. Strauss, C. H. Weiss, P. L. Couchoud, l’école libérale du type Ernest Renan (que Strauss rejoindra dès 1864), l’école eschatologique inaugurée par J. Weiss en 1892, en réaction aux interprétations moralisatrices et intériorisantes de ses prédécesseurs, l’école dite de l’histoire des religions ou comparative de W. Bousset. Tout ce courant en vient avec M. Kähler et A. Schweitzer, au tout début du siècle présent, à renoncer aux recherches sur la vie de Jésus et, à partir de 1926, à une christologie de la démythologisation et de l’interprétation existentielle de R. Bultmann. On sait que son appartenance à l’école dite de l’Histoire des Formes l’a conduit à exploiter les textes différemment de l’école libérale. Depuis Bultmann, de nombreux théologiens se sont inscrits dans ce que l’on a appelé l’école des post-bultmanniens : les christologies de G. Bornkamm, H. Braun, E. Fuchs, E. Käsemann, J. M. Robinson, sont peu ou prou de cette veine. Celle de Daniel Marguerat aussi, dans une large mesure.

Si les milieux universitaires cautionnent ces théologies-là, il n’est guère étonnant, dans l’apostasie présente, que la presse populaire cherche à lui emboîter le pas, non sans maladresse ni manque d’habileté. Mais qu’importe : Le Matin du dimanche pascal 1996[2] joint sa voix de fausset au concert cacophonique des christologies nouvelles et à venir en annonçant la parution du résultat des recherches du Jesus Seminar, un groupe de 75 personnes qui a…

[…] soumis Jésus aux outils de l’analyse historique et littéraire » pour conclure que 80 % des paroles du Christ contenues dans les Évangiles n’avaient en fait jamais été prononcées par lui […] De la Nativité à la Résurrection, en passant par le Sermon sur la Montagne, les miracles ou la trahison de Judas, la plupart des actions concernant la vie et la mort de Jésus sont remises en cause. Le Séminaire ne retient guère pour véridiques que le nom de sa mère, Marie, une aptitude à soigner les malades, une disciple nommée Marie-Madeleine et quelques rencontres avec des pharisiens.

Comme on le constate, ce qui paraît, aux yeux des cuistres, relever du scoop, n’est, en réalité, qu’un vieux navet sans cesse recuit.

C’est un auteur très estimable que Bellett. Comme Darby, dont il fut toujours l’ami fidèle, il avait fait des études de droit à Dublin avant de s’occuper si activement de l’œuvre du Seigneur dans le cadre, principalement, du Réveil en Irlande. On doit à John Gifford Bellett[3] beaucoup de fort beaux ouvrages sur les patriarches, sur les psaumes, sur les évangélistes, sur Jésus-Christ. Au nombre de ces derniers, Le Fils de Dieu, récemment réédité, et La gloire morale du Seigneur Jésus-Christ. C’est dans celui-ci que nous lisons :

Mais Jésus savait aussi être abaissé. Voyez-le devant les habitants de Samarie au chapitre 9 de Luc. […] Les Samaritains ne veulent pas le recevoir. Ils refusent d’ouvrir un chemin devant les pas du Seigneur de gloire […] et il accepte aussitôt cette place, sans qu’il élève un murmure dans son cœur. Il redevient le Nazaréen (voyez Matthieu 2), en se voyant repoussé comme le Bethléhémite ; et il porte ce nouveau caractère en s’éloignant du village samaritain, aussi parfaitement qu’il avait porté le premier avant d’y arriver[4].

Jésus, effectivement, savait être abaissé. Il le fut d’ailleurs à maintes reprises et c’est son abaissement suprême, le vendredi, qui devait le conduire, trois jours plus tard, à sa suprême élévation : […] et, étant trouvé en figure comme un homme, il s’est abaissé lui-même, étant devenu obéissant jusqu’à la mort, et à la mort de la croix (Phil. 2:8).

Vingt siècles se sont écoulés et Jésus, mort, ressuscité d’entre les morts, voie unique conduisant au Père, fait toujours l’objet des mêmes interrogations et des mêmes moqueries. Mais la vindicte populaire a fait place à la superbe académique, l’arrogance ordinaire est devenue savante, et l’aristocratie de l’ignorance s’exprime maintenant au nom de la raison.

Rien n’est plus à redouter que les raisonnements dans les choses où les affections doivent nous animer ; rien n’est plus dangereux que d’abandonner le domaine de la puissance vivante pour la région des spéculations ou des théories […]

note le même Bellett dans un autre ouvrage[5].

Les esprits les plus distingués – qui ne correspondent pas forcément aux plus excellents – s’ingénient à creuser le profil de Jésus tant et si bien qu’à force, le papier n’est plus qu’un trou. On n’a jamais cessé de crucifier le Fils. Par la haine, par la bêtise, par les méthodes historico-critiques aussi.

Qui est Jésus-Christ ?

À cette question si simple, si banale, et si déconcertante précisément par la simplicité et la banalité, un chrétien authentique peut répondre sans broncher dans les termes du Symbole des Apôtres :

  • Fils unique du Père,
  • Conçu par l’Esprit Saint,
  • Né de la vierge Marie,
  • Ayant souffert sous Ponce Pilate,
  • Crucifié, mort, enseveli,
  • Descendu aux enfers,
  • Ressuscité le troisième jour,
  • Élevé au ciel et assis à la droite du Père,
  • Appelé à revenir pour juger les vivants et les morts.

C’est dans ces termes, en effet, que s’inscrit la réponse sans doute la plus concise à la question Qui est Jésus-Christ ?

Mais les rationalistes ne l’entendent pas ainsi. Quand bien même ils le proclament. La simplicité ne leur convient pas. Il leur faut établir des paysages virtuels plantés de concepts modulables autour desquels serpentent des raisonnements adaptés au siècle présent, à l’image des tracés des slalomeurs des pentes évidemment descendantes.

Leurs concepts théologiques sont clairs, c’est leur paysage qui ne l’est pas. Une sorte de piste noire dans une purée de pois.

Pour les théologiens de la modernité[6], la figure de Jésus-Christ s’avère singulièrement proche de celle de Socrate, de Bouddha ou de Gandhi, par un caractère exceptionnel d’humanité allié à une confrontation douloureuse au monde. Jésus, dans cette perspective, était un sage, un philosophe, voire un illuminé, qui arpentait, voici vingt siècles, les routes de la Terre Sainte dans une perspective essentiellement pédagogique. La croix remplacera la ciguë et la parabole se substituera au discours maïeutique. D’aucuns iront même jusqu’à s’imaginer Marie-Madeleine sous les traits d’une Xanthippe nouvelle. Et l’homme Jésus (nous évoluons évidemment aux antipodes de l’hérésie docétiste) enseigne à faire le bien, à aimer son prochain, son ennemi même. Il donne des recettes de vie, il dessine des pistes pour une société plus juste.

Rien n’est plus facile en vérité que de proclamer qu’il est pleinement humain. En revanche, comment parler de lui sans nier qu’il est aussi pleinement Dieu ? C’est ici que le langage des hommes peut se jouer de toutes les difficultés, contourner tous les obstacles : aucune théologie moderniste n’encourrait le risque d’un discrédit par trop évident ; il ne reste dès lors qu’à substituer systématiquement divinité à déité pour qu’une appréhension sémantique globale absorbe, en une même coloration, le caractère divin de Jésus et la musique du divin Mozart, un nectar divin et la divinité d’un paysage, d’un instant, d’un mode de vie ou d’un talent. Pirouetter dans la lexicographie est une chose très étonnante. Qui permet aussi, le plus savamment du monde, de glisser du concept d’unicité au concept de singularité. Le Fils unique devient ainsi le Fils singulier.

À la question de Jésus : « Qui disent les hommes que je suis, moi, le fils de l’homme ? », Pierre avait répondu : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant » (Mat. 16:13, 16). Aux antipodes de Pierre, les modernistes, formés à l’école de la suprématie de la raison, reconnaissent le caractère divin de Jésus, mais ils rechignent à le confesser comme Dieu, entraînant une confusion très dommageable dans les esprits auxquels ils prétendent s’adresser. Ils seraient bien inspirés de suivre Darby dans sa traduction biblique, certes hyper littéraliste et, pour sacrifier au langage du temps, tout empreinte d’équivalence formelle au plus haut degré[7] : c’est la seule version en langue française qui distingue le mot grec theiotês tel qu’il apparaît en Rom. 1:20 du mot grec theotês ainsi qu’il figure en Col. 2:9. La différence a dû paraître insignifiante aux yeux des autres traducteurs et pourtant, theiotês a pour racine theios qui signifie divin, tandis que theotês a pour racine theos signifiant Dieu. Ainsi, très logiquement, John Nelson Darby a-t-il traduit theiotês par divinité et theotês par déité. Comme le fait remarquer C. H. Mackintosh dans ses Notes sur le livre de la Genèse[8] :

Les Gentils pouvaient avoir aperçu qu’il y avait quelque chose de surhumain, quelque chose de divin, dans la création ; mais c’est la pure, l’essentielle, l’incompréhensible Déité qui habitait dans la personne adorable du Fils.

Comme ils semblent ne pas vouloir prendre en considération le fait que tant de titres donnés à l’Éternel dans l’Ancien Testament sont attribués à Jésus dans le Nouveau. Jésus est à proprement parler l’Éternel qui visite son peuple en vue de le sauver de ses péchés[9].

Le mystère de l’incarnation dépasse l’esprit humain. Comme le relève excellemment Jean-Paul Berney :

La Bible déclare : Et, sans contredit, le mystère de la piété est grand : Dieu a été manifesté en chair (1 Tim 3:16).

Un mystère, dans les Écritures, est une chose inaccessible à la raison humaine […] Nous sommes des êtres finis, Dieu est infini. Notre compréhension est limitée (1 Co 13:12). […]Dieu a jugé sévèrement les gens de Beth-Schémesch qui prirent la liberté de regarder dans l’arche de l’Éternel (1 Sam 6:19). La colère de Dieu s’est enflammée contre Uzza, qu’il frappa de mort instantanément, parce qu’il avait simplement étendu la main pour saisir l’arche (1 Chron 13:9)[10].

La recherche historico-critique, tant en ce qui concerne la christologie en particulier que la théologie systématique en général, se croit appelée à disséquer le divin parce qu’elle ne fait en définitive aucune distinction entre la théopneustie (la doctrine de l’inspiration infaillible et inerrante de la Bible par le Saint-Esprit) et l’inspiration littéraire ou artistique.

C’est sans aucun doute pour répondre à cette prétention moderniste à la dissection des Écritures que Darby écrivait :

Je recommande de tout mon cœur d’éviter de définir la personne de notre bien-aimé Sauveur. Vous perdrez la saveur de Christ dans vos pensées et dans vos affections, et vous trouverez à la place la stérilité de l’esprit humain dans les choses de Dieu. […]C’est comme si quelqu’un était appelé à disséquer le corps d’un ami, au lieu de nourrir son esprit en pensant affectueusement à lui et à son caractère. […] C’est en dehors de l’enseignement du Saint-Esprit de définir comment la divinité et l’humanité sont unies en Jésus. […] Que Dieu vous donne de croire tout ce que la Parole enseigne concernant Jésus[11] !

Jacques C. Herman

[1]      Ou supranaturels, si l’on préfère.

[2]      Dimanche 7 avril 1996. Il s’agit d’un article rédigé à partir d’une information du Time Magazine.

[3]      1795-1864.

[4]      Op. cit., pp. 9-10.

[5]      Le Fils de Dieu, Bibles et Traités Chrétiens, Vevey, p. 5.

[6]      J’ai toujours quelque scrupule à parler de mouvance libérale ; l’expression est ambiguë, car elle désigne parfois une ecclésiologie particulière plutôt qu’un courant théologique à proprement parler.

[7]      D’aucuns diront au détriment de l’intelligibilité.

[8]      Bibles et Traités Chrétiens, Vevey, p. 41.

[9]      Ce qu’indique aussi l’étymologie de son nom : Yahvé est salut.

[10]    Jean-Paul Berney, Souviens-toi de Jésus-Christ, Sainte-Foy, Québec, s.d., p. 98.

[11]    J. N. Darby, The Lord is Near.