Dans une chronique théologique[1], le professeur Éric Fuchs, des universités de Genève et de Lausanne rendait compte de deux ouvrages d’exégètes protestants, L’exégèse du nouveau Testament (Labor et Fides), de Max-Alain Chevalier, et Sauvez la Bible (Éditions du Moulin), de Jean Zumstein. Du premier de ces livres le professeur Fuchs nous dit :

Il veut prouver ainsi la rigueur, l’honnêteté et la pertinence de cette méthode (historico-critique) et faire mieux comprendre et mieux apprécier les services qu’elle rend à ceux qui ont la charge d’expliquer la Bible, de la faire connaître et d’en prêcher les textes […] L’honnêteté et la rigueur de cette méthode est incontestable : ses fruits ont été et sont nombreux.

Le second ouvrage, dû à la plume vigoureuse du professeur de Nouveau Testament Jean Zumstein, critique de manière sévère les mandarins de l’exégèse biblique universitaire,

[…] spécialistes qui se sont enfermés dans leur tour d’ivoire et ont cessé de s’intéresser au sens théologique des textes qu’ils étudiaient d’un point de vue historico-critique.

Puis Éric Fuchs, en suivant ici le professeur Zumstein, s’en prend avec une violence à peine retenue à d’autres,

[…] responsables de la désaffection à l’égard de l’Écriture sainte : Il y a d’abord le courant fondamentaliste, voire intégriste, qui par défiance pour tout ce qui est moderne, affirme le caractère sacré du texte biblique par lequel, sans qu’il soit nécessaire de l’interpréter, Dieu parle immédiatement au croyant. Une telle attitude rassure sûrement les esprits inquiets, mais elle rend la Bible otage d’une forme de terrorisme spirituel […] qui l’enferme dans une seule lecture possible[2].

C’est ainsi que notre pluralisme universitaire sectaire exécute élégamment les épouvantails caricaturaux qu’il dresse complaisamment comme adversaires !

Dans un article publié une semaine plus tard et intitulé Retour à la Bible, l’éminent historien protestant français Pierre Chaunu rendait compte des premiers volumes d’une série consacrée au thème : La Bible de tous les temps[3]. Voici ce qu’il écrit de leurs divers auteurs :

Dans l’ensemble, les auteurs de La Bible de tous les temps appartiennent aux courants exégétiques issus de l’ultra-libéralisme historiciste, bien plus hégélien voire spinoziste que chrétien, d’un XIXᵉ siècle qui n’en finit pas de mourir.

Et il ajoute :

De l’énorme percée que représente la véritable nouvelle exégèse de Carmignac, Robinson, Tresmontant, nulle trace[4].

Quelle serait donc cette percée foudroyante d’une exégèse véritablement novatrice, d’un nouveau paradigme herméneutique qu’occulteraient nos savants bien installés dans leurs habitudes désuètes ? Regardons de plus près ces hommes que cite Chaunu.

De tous ces exégètes bibliques, le plus connu est le philosophe et théologien Claude Tresmontant, prêtre catholique romain célèbre pour ses remarquables travaux dans le domaine de la philosophie des sciences, discipline qu’il a longtemps enseignée à la Sorbonne. Mais ce qui est moins connu est le fait que Tresmontant s’est, depuis 1953 déjà, attaché à l’étude de la pensée hébraïque. Dans un ouvrage intitulé Le Christ hébreu. La langue et l’âge des Évangiles (Guibert, Paris, 1983), Claude Tresmontant cherche à répondre à la question de la validité des théories courantes aujourd’hui sur les origines des écrits du Nouveau Testament. Dans sa présentation de cet ouvrage, Mgr. Jean-Charles Thomas, Évêque d’Ajaccio, après avoir évoqué la méthode de Tresmontant, qui est celle de lire les textes grecs des Évangiles dans une transposition hébraïque, pose un certain nombre de questions :

Est-il prouvé scientifiquement que les Évangiles furent écrits tardivement, vers la fin du premier siècle, et après les années 66-70 ?

Est-il prouvé qu’il faut faire intervenir une longue transmission orale de l’essentiel des Évangiles, sur une durée de 40 à 60 ans, avant leur mise par écrit ?

Est-il prouvé qu’il existerait un gros problème de fidélité dans la transmission orale des faits et paroles du Seigneur Jésus en raison des deux précédentes assertions ?

Est-il prouvé que les communautés chrétiennes des années 70 à 90 sont intervenues, au gré de leurs problèmes, pour biaiser avec certaines paroles du Christ afin de leur faire dire des choses capables de justifier la pratique de ces communautés ? […]

Face à cette demande de preuves certaines, n’est-il pas aussi sage et scientifique d’émettre d’autres hypothèses appuyées sur une lecture non moins attentive et fondée sur l’évident substrat hébreu de nos textes grecs ?

Dans cet ouvrage, Tresmontant se fait un plaisir évident de démonter paisiblement les traditions courantes de l’érudition biblique pour marcher dans un chemin décidément novateur.

Le célèbre évêque anglican, John A.T. Robinson, notoire par ailleurs comme auteur de livres fort peu orthodoxes tels Dieu sans Dieu et Ce que je ne crois pas, est également, peu le savent, l’un des plus éminents spécialistes du Nouveau Testament. Un de ses livres, publié en 1977, Peut-on se fier au Nouveau Testament ? (Lethielleux, Paris, 1977), résumé d’un ouvrage monumental, Redater le Nouveau Testament (Lethielleux, Paris, 1988), démontre de manière rigoureuse et cela à partir d’une étude interne détaillée du texte des Évangiles, qu’aucun d’entre eux ne peut avoir été rédigé APRÈS la prise de Jérusalem par Titus en l’an 70. Voici un coup bien rude porté à l’hégémonie universitaire de la critique biblique, et ceci par un savant qui ne saurait guère être rangé parmi les fondamentalistes-intégristes !

Qui donc est Jean Carmignac ? L’abbé Carmignac est un des meilleurs spécialistes français de l’hébreu du premier siècle de notre ère. Des recherches minutieuses entreprises depuis 1963 l’ont conduit à démontrer de manière plausible que les Évangiles synoptiques, Matthieu, Marc et Luc, auraient d’abord été rédigés en hébreu avant d’être transposés en grec. Dans sa présentation du résumé de ses immenses recherches, La naissance des Évangiles (Guibert, Paris, 1984), Carmignac écrit :

Mais alors les conséquences de ces constatations vont très loin : les Évangiles ont donc été rédigés bien plus tôt qu’on ne le dit habituellement. Ils sont beaucoup plus proches des faits. Ils ont une valeur historique de premier ordre. Ils contiennent les témoignages des disciples qui ont suivi et écouté Jésus.

Et il ajoute :

Ces arguments scientifiques devraient réconforter les chrétiens et attirer l’attention des incroyants. Mais ils bouleversent les théories à la mode et donc ils seront âprement critiqués.

Est-il étonnant que nos exégètes en place se refusent à faire connaître des découvertes aussi peu favorables à une méthode critique vieille de plus de deux siècles ?

Mais les auteurs français que cite Chaunu sont loin d’être les seuls à secouer vigoureusement l’édifice de la Haute-Critique biblique, du consensus historico-critique. L’abbé René Laurentin, journaliste du Figaro, prêtre « charismatique » dans le vent, est lui aussi – peu le savent – un des spécialistes les plus éminents du Nouveau Testament. Dans un ouvrage massif, mais d’une lecture très agréable, consacré à l’un des grands thèmes de la mythologie critique, Les Évangiles de l’enfance du Christ. Vérité de Noël au-delà des mythes. Exégèse et sémiotique, historicité et théologie (Desclée, Paris, 1982)[5], il y démonte tranquillement les montagnes d’incroyance édifiées par des générations de savants sur la démolition des fondements bibliques de la doctrine chrétienne de l’Incarnation. En appliquant au récit biblique les méthodes de critique des textes les plus modernes et, en particulier, celles de la sémiotique (« théorie générale des signes, relation entre signes et signifiés », Dictionnaire de la langue française, Paul Robert), Laurentin démontre qu’une étude approfondie des textes relatant la naissance et l’enfance de Jésus-Christ conduisait à la constatation de leur cohérence et de leur fiabilité en tant que témoignages véridiques des événements qu’ils relatent. Dans sa Préface au livre de Laurentin, le cardinal Ratzinger écrit :

Il a appliqué les instruments de la critique moderne, avec toutes leurs ressources. A un réalisme naïf et superficiel, il a substitué un nouveau réalisme de l’intelligence, qui manifeste la relation spécifique entre l’événement et le langage, et qui découvre, précisément dans leur corrélation, la richesse de la réalité. […] Avec ce livre, les Évangiles de l’enfance nous sont redonnées à neuf. Il valait la peine de traverser le feu de la critique pour percevoir bien plus que ce que l’apologétique à elle seule aurait pu établir (ibidem, p. 3-4).

De son côté, l’abbé Armand Ory se consacre depuis plus de vingt ans au développement d’une nouvelle méthode d’étude des Évangiles, et plus particulièrement à l’estimation critique de la vraisemblance des diverses interprétations du texte biblique. Dans son ouvrage traduit du hollandais en français, Initiation à l’exégèse fonctionnelle (F.-X. Guibert, Paris, 1984), Ory applique au texte de l’Écriture une analyse logique très rigoureuse destinée à établir l’interprétation qui convient rationnellement le mieux à ce qu’il appelle la « fonction » précise du texte. Il présente sa méthode comme suit :

L’exégèse fonctionnelle est une méthode d’interprétation de l’Évangile, enracinée dans le contexte culturel du dernier quart du vingtième siècle. Elle apporte une réponse à une question de l’explication de l’Évangile à notre époque, notamment la valeur des genres littéraires (p. 11).

Pour chaque texte minutieusement analysé, Ory cherche d’abord sa fonction précise – récit historique, prophétie, parabole, but apologétique, etc. Il examine ensuite de manière purement logique les diverses interprétations pour déceler de façon exclusivement rationnelle si le but que le texte se donnait à lui-même est atteint par l’une ou l’autre des lectures. Les interprétations absurdes s’écroulent d’elles-mêmes.

Analysons tout d’abord les différents éléments de ce système. Tout est concentré sur le raisonnable et l’absurdité. Le raisonnable est supposé comme un caractère typique de l’homme. L’exégèse fonctionnelle suppose que l’homme agit raisonnablement et qu’on doit l’expérimenter après des siècles dans ses œuvres, par exemple dans ses écrits. La bonne solution est indiquée par ce caractère raisonnable ; les mauvaises par l’absurdité. Dès qu’une forme d’absurdité se manifeste, il faut se trouver devant une mauvaise signification (p. 48).

Il prend par exemple l’incident où Jésus marche sur les eaux, interprété d’une part littéralement comme décrivant un fait miraculeux et, d’autre part, comme une manière d’exprimer symboliquement la manière dont Jésus se serait dressé contre le mal. À une fonction descriptive s’oppose une fonction symbolique et moralisante. Ory analyse ensuite l’image de « marcher sur l’eau » comme expression symbolique de l’idée de se « dresser contre le mal » et en démontre l’entière absurdité.

[…] il semble évident que le lecteur doive trouver au récit évangélique une « fonction » adéquate. Seule celle qui exclut toute absurdité et implique partout la clarté et la compréhension peut être la bonne.

Celui qui élimine le miracle semble se trouver pour le reste devant des absurdités. Celui qui admet le miracle se promène pour le reste dans le jardin du raisonnable.

Et Ory de conclure ;

L’interprétation d’un passage qui parvient à éviter toute absurdité, qui maintient partout le raisonnable et se situe en plus dans la ligne de la tradition, semble la seule bonne : celle qui se charge d’absurdités, ne maintient nulle part le raisonnable et rompt avec la tradition, ne peut être la bonne. Le maintien du miracle dans les faits et les récits est entouré de relations raisonnables ; la transformation du surnaturel en naturel se noie dans les absurdités (p. 54-55).

Voici, pour le moins, une analyse rationnelle de la Bible dont la méthode historico-critique ne nous avait plus guère donné l’habitude.

Dans cette perspective, il est utile de signaler l’ouvrage du doyen des calvinistes français, Pierre Marcel, intitulé Face à la critique : le Christ et les apôtres et dans lequel le pasteur Marcel démontre que

[…] toute la méthode dite « critique » relève d’une « logique profane », et qu’elle se trouve sans aucune valeur face à une « logique chrétienne » capable de recevoir sans « discussion » l’Évangile de Dieu que nous apportèrent le Christ, ses Apôtres, et l’Écriture tout entière.

Il est évident que la logique chrétienne du pasteur Marcel n’est autre que cette lecture dépourvue d’éléments absurdes dont parle l’abbé Ory. La « logique profane » du pasteur Marcel n’est rien d’autre que la « logique absurde » – non raisonnable par rapport aux données du texte biblique – que décrit l’abbé Ory. Car si le texte biblique relève à la fois du naturel et du surnaturel, il est partout logique, c’est-à-dire raisonnable par rapport aux données sur lesquelles il se fonde.

C’est cette nouvelle façon d’aborder la recherche biblique que nous trouvons dans les contributions très variées du recueil d’articles rassemblés en l’honneur du doyen Pierre Courthial, Dieu parle ! Études sur la Bible et son interprétation, (Kerygma, Aix-en-Provence, 1984). Ces travaux de qualité sont rédigés par des spécialistes de la Bible, tant réformés et évangéliques que catholiques romains. Cet hommage fait un écho heureux aux travaux herméneutiques et dogmatiques de Pierre Courthial consacrés au statut et à l’interprétation de l’Écriture, rassemblés dans l’ouvrage Fondements pour l’avenir (Kerygma, Aix-en-Provence, 1979). Il s’agit de théologiens et d’exégètes qui ont l’audace de ne pas plier leur pensée aux modes du jour – même vieilles de plus de deux siècles – et qui, pour reprendre les paroles salubres du professeur Fuchs, retrouvent

[…] le courage d’une lecture intelligente, honnête, ouverte sur les surprises d’un texte qui ne se laisse pas réduire à nos idées.

Jean-Marc Berthoud
Lausanne, le 19 août 1985

[1]      Reproduction d’un texte écrit en août 1985 et qui, sous une forme légèrement modifiée, garde toute son actualité.

[2]      Gazette de Lausanne, 10 août 1985.

[3]      La Bible de tous les temps, Beauchesne, Paris.

[4]      Le Figaro, 17 août 1985.

[5]      Les résultats de cette recherche sont résumés par René Laurentin dans un ouvrage plus accessible, Évangiles de Noël, Desclée, Paris, 1985.