Remarques sur la méthode historico-critique

par | Résister et Construire - numéros 43-44

Introduction[1]

Un des buts des émissions Corpus Christi était de présenter les opinions de nombreux théologiens sur les faits marquants, ou supposés tels, de la vie de Jésus. Pour ce faire, plusieurs spécialistes issus des principales confessions chrétiennes furent interrogés par les réalisateurs, puis leurs dires furent assemblés en un tout plus ou moins cohérent. Sans entrer dans le détail des diverses émissions, il est possible de relever deux éléments. Le premier n’est pas surprenant : les différents intervenants n’ont manifestement pas tous la même honnêteté intellectuelle et les mêmes compétences scientifiques et théologiques. Le deuxième élément est plus intéressant : au-delà de ces différences perce une unité de fond qui peut être assimilée à ce que T.S. Kuhn nomme paradigme. Voici comment cet auteur définit ce terme :

En le choisissant, je veux suggérer que certains exemples reconnus de travail scientifique réel – exemples qui englobent des lois, des théories, des applications et des dispositifs expérimentaux – fournissent des modèles qui donnent naissance à des traditions particulières et cohérentes de recherche scientifique […]. Les hommes dont les recherches sont fondées sur le même paradigme adhèrent aux mêmes règles et aux mêmes normes dans la pratique scientifique.[2]

À la base de cet article se trouve l’idée que les intervenants de Corpus Christi travaillent tous à l’intérieur d’un même paradigme, qu’ils « adhèrent aux mêmes règles et aux mêmes normes » dans leur pratique qu’ils prétendent scientifique. Il s’agit ici du paradigme historico-critique[3].

Le propos de cet article sera une présentation critique de ce système de pensée. Il ne s’agira pas de mettre tel théologien en accusation, de s’interroger sur tel aspect technique de la méthode, mais de l’aborder dans une perspective systématique ; en effet, la méthode historico-critique est un système de pensée qui forme un tout relativement cohérent. Pour ce faire, nous nous arrêterons sur trois aspects du paradigme critique : ses présupposés, ses principes et sa déontologie.

Notre source principale est un texte de Jean Zumstein figurant dans le récent Dictionnaire du protestantisme[4]. Ce texte présente de nombreuses qualités. Récent et écrit par un théologien reconnu, il ne peut être taxé de vétusté ou de marginalité. De plus, sa rédaction est remarquablement pédagogique et son contenu d’une grande honnêteté intellectuelle. Les éléments importants du paradigme ressortent ainsi avec une limpidité à laquelle les tenants de la méthode historico-critique ne nous ont guère habitués.

Les présupposés de la méthode

Dans l’historique qui précède l’exposition des présupposés de la méthode, J. Zumstein met en avant quelques éléments qui méritent d’être relevés. Retenons-en deux. Le premier touche aux origines philosophiques du paradigme : « D’un point de vue épistémologique, la méthode historico-critique est un fruit de la tradition humaniste et rationaliste qui s’est cristallisée au XVIIIᵉ siècle. » Le deuxième élément important porte sur un aspect trop souvent oublié du projet critique : « La dimension polémique du projet est évidente : l’interprétation de l’Écriture est arrachée au pouvoir de l’Église : elle est désormais l’apanage d’une lecture qui se veut autonome, rationnelle et critique. » Il est bon de rappeler ces deux éléments, en ces jours où les tenants de la méthode historico-critique se font volontiers passer pour les porte-parole de la Science parfaitement pure et objective.

Puis J. Zumstein présente les trois présupposés majeurs de la méthode :

Le premier a trait au concept de raison et peut se formuler ainsi : la raison, en tant qu’instance autonome et normative, est l’instrument d’investigation de l’histoire et de la pensée humaine. Le deuxième présupposé se rapporte au concept de réalité : la réalité présente est un donné qui, dans sa totalité, est accessible au sujet connaissant et qui, en matière d’histoire, permet de reconstruire le passé par analogie. Le troisième présupposé tient dans la définition du concept d’histoire : l’histoire est un paramètre temporel homogène désignant le passé et dont les différentes unités sont reliées entre elles sur le mode analogique causal. Ce qui signifie : a) seuls les phénomènes présentant une analogie dans notre perception actuelle de la réalité peuvent prétendre à l’historicité ; b) le schème explicatif qui relie les événements entre eux est celui de la causalité.

Le contenu philosophique de chacun de ces présupposés est très dense et il est illusoire de vouloir l’épuiser. Nous nous contenterons d’en dégager les grandes lignes, en gardant toujours à l’esprit qu’il s’agit bien des présupposés, c’est-à-dire d’a priori philosophiques précédant toute démarche historico-critique.

Le premier présupposé a trait, nous dit l’auteur, au concept de raison : « La raison, en tant qu’instance autonome et normative, est l’instrument d’investigation de l’histoire et de la pensée humaine. » Que l’homme scrute son passé et se penche sur sa propre pensée au moyen de sa raison, nul ne le contestera. L’assimilation de la raison humaine à une « instance autonome et normative » est déjà nettement moins innocente et nous projette dans cette « tradition humaniste et rationaliste » mentionnée précédemment. Un bel exemple peut être trouvé dans certains passages de la « Première Préface » à la Critique de la raison pure, dans lesquels Kant en appelle au « tribunal de la raison » pour légiférer sur l’ensemble du savoir humain[5].

Etymologiquement, une raison autonome est une raison qui est une loi à soi-même. Cette présumée autonomie va de pair avec la normativité dont parle J. Zumstein. En parlant de raison normative, l’auteur dit de façon concise que la raison est et qu’elle constitue (établit) la norme. Dans cette perspective, la raison doit donc être considérée comme un juge n’ayant de comptes à rendre à personne, car étant autonome et établissant les normes de son propre chef. Tel est le premier présupposé de la méthode, qui ne surprendra pas le philosophe connaisseur des XVIIIᵉ et XIXᵉ siècles ; ce dernier y trouvera un exposé clair de la doctrine rationaliste classique.

Cependant – ou à cause de cela ? –, ce premier point est fortement critiquable, tant d’un point de vue philosophique que théologique. Philosophiquement parlant, il repose sur une théorie de la connaissance appelée idéalisme qui, en bref, stipule que dans l’acte de connaître, le sujet occupe une place prédominante. Ainsi, la réalité est structurée par l’esprit humain et non l’inverse[6].

Le premier présupposé de la méthode est également théologiquement intenable, du moins dans une perspective qui se veut chrétienne. En effet, pour cette dernière, Dieu seul est parfaitement autonome (la théologie classique parle alors de l’aséité de Dieu). L’homme n’évolue pas dans un univers indifférent et neutre, puisqu’il vit sous le regard de son Créateur. Son existence entière, et par là même l’usage de sa raison, se doit d’être théonome, c’est-à-dire normée par la loi de Dieu. Cette dernière est aussi bien révélée dans la Création que dans les Écritures. L’autonomie et la normativité de la raison humaine est ainsi toujours seconde et dépendante des structures profondes de la révélation divine. La compréhension traditionnelle de l’autonomie humaine est donc radicalement contraire à celle véhiculée par la Modernité : alors que la seconde est la revendication de liberté absolue d’un homme se prenant pour Dieu, la première est comprise comme la liberté découlant du respect des normes instituées par Dieu[7]. C’est pourquoi nous préférons renoncer au terme d’autonomie pour lui substituer celui, plus parlant aujourd’hui, de théonomie.

Le deuxième présupposé de la méthode historico-critique touche au concept de réalité : « La réalité présente est un donné qui, dans sa totalité, est accessible au sujet connaissant. » Ce deuxième présupposé se situe dans le prolongement du premier. Ici, l’élément clef réside dans le fait que la réalité présente est accessible dans sa “totalité” au sujet connaissant, c’est-à-dire à l’homme rationnel. Après avoir présupposé que la raison humaine est une instance autonome et normative, le paradigme historico-critique postule que l’étendue de la juridiction rationnelle (ou plutôt rationaliste) est aussi vaste que le réel. On retrouve ici, dans une formulation et un contexte un peu différents, la célèbre identification hégélienne du monde réel et du monde rationnel : « Tout ce qui est rationnel est réel et tout ce qui est réel est rationnel. » Le corollaire d’un tel présupposé est que tout ce qui dépasse la nature – le surnaturel – ne peut être réel, du moins dans le sens courant de ce mot.

Un tel présupposé a de quoi surprendre une personne non initiée au paradigme historico-critique. Comment un théologien qui se dit chrétien peut-il avoir pour présupposé qu’il n’y a rien dans la réalité qui ne soit accessible à notre raison ? Qu’en est-il alors des miracles, des prophéties et, centre de la révélation chrétienne, de l’incarnation et de la résurrection du Christ ? Que fait-on de tels événements quand on pense à l’aide d’un système qui exclut a priori, pour des raisons philosophiques, la possibilité d’une irruption réelle du surnaturel dans la nature ? Les réponses données par nos théologiens rationalistes sont nombreuses et brillent la plupart du temps par leur caractère fumeux et emprunté. Sans entrer dans le détail, contentons-nous de relever que toutes nient ce qui est au cœur de la foi chrétienne, à savoir que le Dieu transcendant, ne pouvant en aucun cas être englobé dans la réalité de ce monde, est également un Dieu immanent, qui intervient réellement et objectivement dans sa création.

Il est utile, à ce stade, d’ouvrir une parenthèse. Notre insistance, tout au long de cet article, sur le caractère réel et objectif des interventions de Dieu dans sa création n’est pas due au hasard. Elle est rendue nécessaire par une phraséologie critique qui, tentant de voiler les conséquences désastreuses pour la foi de la méthode, sème la confusion dans les esprits. Soucieux de ne pas choquer les fidèles en traitant de façon trop directe les évangélistes de menteurs, les récits évangéliques de naïves supercheries, les théologiens critiques tentent de se placer sur un autre plan, qu’ils jugent bien plus spirituel. Ainsi, les miracles, l’accomplissement de prophéties, la résurrection, ne sont plus des faits historiques ; ce sont des réalités de foi. Si tel événement compris dans sa richesse symbolique me touche, il m’ouvre un accès à la vérité bien plus sûr qu’une basse réflexion sur son caractère historique. La tentative est habile, mais elle va à l’encontre du message de l’Évangile, qui est un message de l’incarnation, de l’intervention directe et objective de Dieu dans l’histoire des hommes. On passe ainsi d’une conception objective de la vérité à une approche subjective de celle-ci.

Le troisième présupposé de la méthode historico-critique porte sur l’histoire :

L’histoire est un paramètre temporel homogène désignant le passé et dont les différentes unités sont reliées entre elles sur le mode analogique causal. Ce qui signifie : a) seuls les phénomènes présentant une analogie dans notre perception actuelle de la réalité peuvent prétendre à l’historicité ; b) le schème explicatif qui relie les événements entre eux est celui de la causalité.

Bien que présentée en termes techniques, l’idée de base de ce présupposé est relativement simple. Le deuxième présupposé postulait un monde hermétique à toute intervention surnaturelle ; le dernier applique à l’histoire cet a priori.

Relevons au passage que le corollaire a) illustre bien l’autosuffisance de nos Modernes : parce qu’ils sont incapables de percevoir le surnaturel dans la réalité présente, ils en déduisent que celui-ci n’existe pas. Quant au corollaire b), l’auteur aurait dû spécifier qu’il ne pense qu’à une causalité immanente (ce qui ne va pas nécessairement de soi). Dans le paradigme historico-critique, Dieu ne peut jamais être cause d’un événement observable. Deux critiques de fond s’imposent alors contre ce dernier présupposé : la première, déjà abordée, est qu’un tel a priori exclut par principe toute intervention miraculeuse et surnaturelle de Dieu dans l’histoire du monde. La deuxième est qu’elle nous présente l’histoire comme un « paramètre temporel homogène ». Une telle affirmation s’oppose à la conception chrétienne de l’histoire, pour laquelle celle-ci n’est pas un paramètre homogène mais le cadre de la rédemption. Ainsi, toutes les époques du passé ne se valent pas : certaines (l’Exode, le temps de l’incarnation du Christ) voient Dieu agir de façon particulière alors que d’autres sont moins « mouvementées ».

S’il fallait reformuler brièvement les trois présupposés que nous venons d’aborder, on pourrait le faire de la façon suivante :

  1. La raison humaine est la mesure de toutes choses.
  2. Tout ce qui est rationnel est réel, tout ce qui est réel est rationnel.
  3. Il en a toujours été ainsi.

Il convient d’une part d’insister sur le fait qu’il s’agit de présupposés, d’éléments qui sont au fondement du paradigme historico-critique.

On peut d’autre part présenter une reformulation chrétienne de ces présupposés rationalistes :

  1. Dieu est la mesure de toutes choses. L’autonomie de la raison humaine est seconde et dérivée ; correctement interprétée, elle devrait être ramenée à la notion de théonomie.
  2. La réalité naturelle n’épuise en aucun cas le réel. Elle n’en est qu’un aspect.
  3. Il en a toujours été ainsi.

Les principes de la méthode

Après avoir abordé la question des présupposés de la méthode, J. Zumstein nous en présente les principes. Il en relève sept, nous n’en retiendrons que deux, par souci de concision. Les voici :

a) Le texte biblique perd son statut de texte sacré. Il est comparable à tout autre texte de la littérature mondiale et doit donc être lu selon les méthodes en usage dans les sciences littéraires et historiques (axiome de Semler). […]

c) L’enquête historico-critique est guidée par le souci de l’établissement de la vérité historique. Il s’agit […] d’établir (si besoin est, contre la tradition) le sens initial des textes.

Abordons brièvement ces deux principes.

Le premier principe est suffisamment explicite pour se passer d’explications ; son contenu appelle cependant deux remarques. Relevons d’abord que d’un point de vue historique, un tel principe place le paradigme historico-critique en porte-à-faux avec la tradition de l’Église chrétienne. Nous retrouvons ici la dimension polémique du projet critique. Sans entrer dans le détail, mentionnons le fait que l’Église de toujours, catholiques, protestants et orthodoxes confondus, a pris soin de reconnaître la Bible dans son origine humaine (naturelle) et divine (surnaturelle). Cette approche classique rend possible l’emploi de méthodes provenant des sciences humaines (le texte est pleinement humain), mais ce dans un esprit d’humilité et de soumission (le texte est pleinement divin, donc sacré)[8].

La deuxième remarque porte sur le fait que même si l’on fait abstraction de sa légitimité, ce principe est inapplicable. Il préconise en effet une lecture du texte biblique qui soit « selon les méthodes en usage dans les sciences littéraires et historiques ». Une courte parenthèse présentant le travail de l’historien est rendue nécessaire par cette assertion. Un principe important en histoire est celui de sympathie. En bref, il stipule que l’historien va croire ce que dit le chroniqueur qu’il étudie, à moins qu’il ait de fortes raisons, provenant par exemple d’autres sources plus fiables, de douter de ses dires. Un historien qui mettrait en cause un témoignage non pour des raisons strictement historiques, mais suite à des a priori philosophiques rencontrerait de légitimes résistances au sein de sa corporation. Ce sont pourtant de tels historiens que l’on rencontre dans les couloirs des facultés de théologie. En effet, les présupposés de la méthode leur interdisent de tenir pour réelle toute intervention objective de la Transcendance dans la réalité de ce monde. Un problème se pose cependant au contact de certains passages des Évangiles. En voici deux exemples :

Puisque plusieurs ont entrepris de composer un récit des événements qui se sont accomplis parmi nous, tels que nous les ont transmis ceux qui, dès le commencement, en ont été les témoins oculaires et qui sont devenus serviteurs de la parole, il m’a semblé bon à moi aussi, après avoir tout recherché exactement depuis les origines, de te l’exposer par écrit d’une manière suivie, excellent Théophile, afin que tu reconnaisses la certitude des enseignements que tu as reçus. (Luc 1:1-4)

C’est ce disciple qui rend témoignage de ces choses et qui les a écrites. Et nous savons que son témoignage est vrai. (Jean 21, 24)

Nul besoin d’être expert pour voir que les évangélistes Luc et Jean revendiquent le caractère historique de leur travail. Le problème pour le théologien critique est que ces deux Évangiles contiennent de nombreux récits de miracles, de prophéties accomplies et… horribile dictu, vont même jusqu’à parler d’une résurrection corporelle du Christ. Autant d’événements qui, rappelons-le, sont a priori impossibles dans le paradigme historico-critique. Ces théologiens ne peuvent donc pas même envisager que ce que disent les évangélistes soit vrai (du moins lorsque ces derniers narrent des miracles) et ils devront, dans leur exégèse, mobiliser un arsenal spéculativo-fantaisiste pour contourner l’évidence du texte. À cause de leurs présupposés rationalistes, les théologiens critiques ne peuvent pas considérer le texte biblique « selon les méthodes en usage dans les sciences littéraires et historiques », puisqu’ils ne peuvent a priori porter créance au témoignage des évangélistes, ce qu’aucun historien profane ne se permettrait de faire dans son domaine.

Le deuxième principe de la méthode historico-critique que nous allons aborder est le suivant : « L’enquête historico-critique est guidée par le souci de l’établissement de la vérité historique. Il s’agit […] d’établir (si besoin est, contre la tradition) le sens initial des textes. » Une fois de plus, le lecteur naïf ne manquera pas d’être étonné : la vérité historique des textes ne découle-t-elle pas de leur sens obvie ? Quand un Évangile parle d’un miracle du Christ, ne touche-t-il pas la vérité historique ? Un tel lecteur se devra d’être déniaisé par nos savants. En effet, puisque les choses n’ont a priori pu se passer comme elles sont narrées dans les Évangiles, la vérité, la vraie, doit se trouver ailleurs ; la tâche du théologien critique sera alors de la trouver dans le « sens initial des textes ». Ce faisant, il sera en mesure de dire quel message les écrivains bibliques ont voulu faire passer avec tel récit symbolique (par exemple la résurrection du Christ), pourquoi ils ont embelli tel événement (par exemple la multiplication des pains), pourquoi telle scène a été ajoutée ultérieurement (par exemple l’institution de la sainte cène), etc. Chaque théologien allant de sa propre explication, qui est rarement compatible avec celle de son collègue. Le seul point universellement acquis (au sein du paradigme) est que le sens obvie du texte ne peut rendre compte de la vérité historique.

La conséquence naturelle d’une telle approche est la fondation d’une nouvelle gnose, d’un savoir caché auquel seuls les initiés ont accès. Les grands maîtres sont ici les théologiens critiques qui ont les moyens de dire qui était le vrai Jésus, ce qui s’est vraiment passé au premier siècle en Palestine, quelles sont les parties de la Bible qui sont fiables, etc. Rester en dehors du paradigme équivaut à faire preuve d’obscurantisme. Dans son excellent livre Les Évangiles sont des reportages, Marie-Christine Ceruti-Cendrier développe une thèse similaire à partir du Contre les hérésies de saint Irénée de Lyon. Elle relève certaines méthodes communes aux gnostiques contre lesquels s’est battu le célèbre Père de l’Église et à nos savants exégètes. Voici la présentation de quelques-unes de ces méthodes :

Déformer les textes ; en inventer de nouveaux ; retrancher des Évangiles ou des épîtres les passages qui ne plaisent pas ; dire qu’il faut saisir le sens profond, le sens obvie n’étant que symbolique ; […] employer un vocabulaire pompeux et hermétique, ou pseudo-scientifique ; […] prétendre que l’Évangile ayant été écrit après une tradition orale, il faut croire davantage ce qu’en disent les gnostiques que l’Évangile au pied de la lettre ; […] affirmer n’importe quoi avec autorité comme si on avait été témoin de la scène. [9]

Le caractère initiatique du paradigme historico-critique explique partiellement, à nos yeux, l’étonnant succès de Corpus Christi ; combien de spectateurs n’ont-ils pas supporté le caractère rébarbatif de ces émissions dans l’espoir d’enfin connaître le fin mot de la chose ?

L’étude des présupposés et de quelques principes de la méthode historico-critique permet de voir qu’il s’agit là d’un système de pensée cohérent dans son rationalisme. Nous laissons provisoirement ouverte la question de son adéquation avec la foi chrétienne et passons à sa déontologie.

La déontologie de la méthode

Selon Jean Zumstein, trois éléments caractérisent l’éthique de la méthode historico-critique : l’honnêteté intellectuelle, la liberté de recherche ainsi que l’exigence de rationalité et de clarté. Ces trois points sont particulièrement intéressants dans la mesure où ils permettent d’apprécier les rapports entretenus par les théologiens se situant à l’intérieur du paradigme critique avec ceux qui n’y sont pas.

Le premier trait éthique est l’honnêteté intellectuelle. L’auteur développe ce point de la façon suivante : « Il faut entendre par là l’attitude qui consiste à accepter tout résultat établi par l’enquête et à n’en exclure aucun a priori. » L’intention est louable et mérite d’être saluée. Il est cependant malheureux de constater que son champ d’application se limite au paradigme critique. En effet, on acceptera tout résultat établi par l’enquête, pour autant qu’il ne mette pas en cause le rationalisme de la méthode. Ainsi, on acceptera toutes les exégèses portant sur le récit de tel miracle, sauf une : celle qui avancera que les choses se sont réellement passées comme l’affirme l’évangéliste. Nous l’avons vu, les a priori philosophiques de la méthode interdisent d’envisager que des événements surnaturels puissent être réels ; on n’exclut donc aucun résultat a priori… sauf un : que ce que disent les Évangiles soit vrai. Si tel était le cas, il faudrait en effet changer de présupposés et de système de pensée, opération inconfortable s’il en est.

Le deuxième élément de la déontologie critique est la liberté de recherche. Voici ce qu’en dit Zumstein :

Concrètement, cela signifie qu’aucune question ne saurait a priori être exclue de l’enquête à mener ; qu’aucune méthode, pour autant qu’elle soit fondée, ne saurait être interdite ; qu’aucun document ne saurait être soustrait à l’attention du chercheur. La liberté revendiquée par et pour le travail scientifique est inséparable de la tolérance. Elle implique aussi bien l’acceptation de la coexistence d’opinions différenciées que le risque inévitable de l’erreur.

Il est possible que ce principe soit appliqué au sein du paradigme critique. Pour ceux qui refusent d’entrer dans cette perspective, un autre principe prévaut : celui du totalitarisme de l’édredon, ou la censure qui ignore. Cette censure totalitaire peut prendre deux formes, le silence ou le mépris. On laissera des théologiens n’adhérant pas au paradigme critique faire leurs recherches, mais on se gardera bien de considérer avec quelque sérieux leurs travaux. Au mieux, on fera mine de les ignorer, comme c’est le cas dans Corpus Christi, où on assène au téléspectateur des dates de rédaction des Évangiles soumises à forte contestation sans même mentionner le fait qu’un débat existe à ce sujet. Au pire, on évacuera ces travaux sans autre argument qu’ils sont désespérément obscurantistes. Ainsi, le deuxième principe éthique de la méthode historico-critique ne s’applique réellement qu’à l’égard des personnes qui évoluent à l’intérieur du paradigme. Les autres ne méritent pas même d’être prises en considération.

Enfin, le troisième élément de la déontologie est l’exigence de rationalité et de clarté. Ce principe peut être formulé comme suit : « Comme toute autre activité de la culture humaine, le fait religieux est susceptible d’être formulé dans un langage clair, argumenté et accessible à l’intelligence. » Contre toute forme d’irrationalisme religieux, nous adhérons pleinement à cette formule. Il nous semble cependant qu’elle s’applique fort mal à la méthode historico-critique. D’abord parce que le rationalisme est l’ennemi de la rationalité. En effet, à trop vouloir nier une possible intervention objective de Dieu dans l’histoire des hommes, le théologien critique se voit contraint d’élaborer des constructions spéculatives relevant plus de la théologie-fiction que d’un usage raisonné de la raison. Il est pathétique de voir certains intervenants de Corpus Christi s’emmêler dans les méandres de leur propre imagination, ce dans le but de ne pas être contraint d’accepter le sens naturel des textes des Évangiles.

La deuxième raison pour laquelle il nous semble que la formule mentionnée ci-dessus ne s’applique pas au paradigme critique tient au manque de clarté. Il est en effet rare de rencontrer un texte aussi clair que celui de J. Zumstein dans la littérature historico-critique. Habituellement, le lecteur doit faire face à d’habiles subtilités théologico-rhétoriques dont le but est probablement de permettre de dire les choses sans les dire. Voici un exemple, parmi tant d’autres, tiré de la page 72 du livre de M.-C. Ceruti-Cendrier. L’auteur cité par Madame Ceruti parle de la résurrection du Christ : « Nous n’avons jamais dit que cela n’était pas arrivé, mais seulement que cela peut être lu à la lumière de cette explication. » Les émissions Corpus Christi regorgent de tels procédés qui finissent par obscurcir sensiblement la clarté du propos.

Conclusion

Ces remarques sur la méthode historico-critique faites à partir de ses présupposés, de ses principes et de sa déontologie nous conduisent naturellement à nous poser la question de la compatibilité de celle-ci avec la foi chrétienne. Une méthode ouvertement rationaliste et athée peut-elle apporter quelque chose à l’Église ? Notre réponse est négative.

Il semblerait d’abord que cette méthode soit plus une pseudo-science qu’autre chose. Cette dernière ne tient en effet nul compte de la spécificité de son objet d’étude, ce qui est pourtant à la base de toute science véritable. En faisant appel à des schémas rationalistes pour parler de ce qui dépasse la raison, les tenants du paradigme laissent quelque peu songeur. La théologie n’est-elle pas le « discours ayant Dieu pour objet » ? Comment dire quelque chose sur Dieu alors qu’on exclut a priori la possibilité d’une manifestation tangible et objective de sa part ?

Il est, à nos yeux, possible d’aller plus loin et d’affirmer que la méthode historico-critique n’est pas seulement une pseudo-science, au sens où l’on parlerait d’une supercherie relativement innocente, mais bien une idéologie. Des éléments tels que le caractère affirmativement clos du système et l’obstination manifestée par plusieurs à en défendre les présupposés rationalistes ne manquent pas de laisser penser une telle chose. Ainsi, ce paradigme ne serait pas apparu par hasard dans un XVIIIe siècle marqué par un raz-de-marée visant à affranchir l’homme occidental de tout héritage chrétien ; elle y puiserait sa substance et ne serait finalement qu’un aspect de cette idéologie des Lumières radicalement anti-chrétienne.

Le vernis de scientificité dont se parent les théologiens critiques devra bien craquer ; apparaîtra alors au grand jour ce qui n’est que révolte contre l’autorité réelle et objective du Dieu créateur sur sa création.

Bertrand Rickenbacher

[1] Cet article, qui a été préalablement publié dans le dernier Contrepoison (No 5) des Cahiers de la Renaissance vaudoise, fut d’abord donné comme conférence le 4 août 1998 lors de Séminaire d’été de la Ligue vaudoise.

[2] Thomas S. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1983, p. 30.

[3] Comme quoi, contrairement à ce que plusieurs affirment, la méthode historico-critique n’est pas moribonde. Les autres approches du texte véhiculées par le postmodernisme ne contestent pas le bien-fondé mais l’hégémonie de la méthode. Que ce soit à la télévision ou dans les journaux destinés au grand public, le paradigme critique reste, et de loin, la référence en matière d’exégèse.

[4] Pierre Gisel (Éd.), Dictionnaire du protestantisme, Genève, Labor et Fides, 1995. Le texte mentionné est intitulé « Naissance et déploiement de la méthode historico-critique ». Il se trouve aux pages 124 à 128 du dictionnaire, dans l’article consacré à la Bible.

[5] Emmanuel Kant, « Préface de la première édition (1781) » in Critique de la raison pure, Paris, P.U.F. (Quadrige), 1944, pp. 6 et 7.

[6] Il nous est impossible de développer ici ce point. Aux personnes intéressées, nous conseillons de lire l’ouvrage de Roger Verneaux, Épistémologie générale, Paris, Beauchesne, 1959. Relevons simplement qu’il n’est guère étonnant de voir Kant défendre aussi bien une raison autonome et normative qu’une épistémologie idéaliste. Les deux choses sont en effet intimement liées.

[7] Pierre Courthial développe fort bien ce point dans son ouvrage Le jour des petits recommencements, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1996.

[8] Voyez ici l’article de Jean-Marc Berthoud, Lire les Écritures avec Augustin d’Hippone, Thomas d’Aquin et Jean Calvin dans ce même numéro. Sur la question de la double origine humaine et divine de la Bible et de ses conséquences exégétiques, lire le livre de Paul Wells, Dieu a parlé, Québec, La Clairière, 1997.

[9] Marie-Christine Ceruti-Cendrier, Les Évangiles sont des reportages, Paris, Téqui, 1997, p. 324. Nous invitons les personnes indisposées par le caractère virulent de ces affirmations à lire l’ouvrage. Elles y trouveront maints exemples qui illustrent parfaitement chacune de ces assertions.