Éditorial – Déchristianisation de la vie publique

par | Résister et Construire - numéros 45-46

Propos d’une vieille baderne[1]

Ces paroles de Marcel Gauchet consignées dans une interview de l’hebdomadaire l’Express du 31 décembre 1998 m’ont paru pleines de sens. Il s’exprimait ainsi :

J’essaie de saisir un événement à multiples facettes mais doté d’une profonde unité : la réinvention de l’humanité sous la totalité de ses aspects à laquelle nous assistons depuis deux siècles.

Il ajoutait :

Cet événement prodigieux se traduit d’un côté par l’avènement d’une société autonome qui se donne ses propres lois au lieu de les recevoir d’avant elle ou de plus haut qu’elle – Dieu, les ancêtres, la tradition – et de l’autre, par l’avènement d’individus qui se vivent comme libres et égaux.

En effet, depuis deux siècles, l’homme se veut seul maître de sa destinée. Il est encouragé dans sa démarche par les progrès fulgurants de la science et de la technique qui ont mis la nature à son service. Jusque-là, l’humanité avait vécu sur l’acquis des générations précédentes dont il s’agissait de transmettre l’essentiel aux nouvelles générations. L’homme moderne se veut donc libéré des entraves et des obligations morales que les ancêtres avaient cru bon d’accumuler pour faciliter la vie en société.

Privatisation des mœurs

La morale sociale, les mœurs contrôlées par la pression sociale étaient autrefois considérées comme le ciment nécessaire à la société. Actuellement, seule la législation a le droit d’intervenir dans ce domaine. En effet, la liberté de conscience s’est élargie à la morale et celle-ci fait partie de la sacro-sainte sphère privée.

Dans ces conditions, il ne faut pas s’étonner du discrédit dans lequel est tombé le mariage et les modalités de sa dissolution qui, dorénavant, font partie du domaine de la vie privée.

En même temps, la société civile s’est émiettée, a perdu sa cohésion, rendant le contrôle démocratique de l’État toujours plus illusoire.

L’État de droit

La législation est censée remplacer les mœurs. Ce fut une des grandes idées de la Révolution française. Elle permit de regrouper en grandes nations des peuples aux mœurs et aux religions diverses. Mais nous constatons, en cette fin de vingtième siècle, les limites de cette idéologie.

  • Les ethnies majorisées par la démocratie du nombre réclament leur indépendance en prenant leur religion ou leur langage comme drapeaux. Ces contestations conduisent au terrorisme et à la guerre civile.
  • Le « melting pot culturel » que l’on croyait avoir maîtrisé par l’État de droit génère, dans les grandes banlieues, l’insécurité, la délinquance et le crime organisé. Christian Jelen a écrit un livre[2] qui dissèque les raisons de la non-intégration de certaines populations immigrées. Il utilise les statistiques faites dans la région parisienne qui prennent pour critère de non-intégration l’échec scolaire et la délinquance juvénile.

Les chiffres démontrent de façon pertinente que c’est l’éducation dans le cadre de la famille qui fait la différence. En effet, l’origine des immigrants est déterminante, non qu’il y ait des races plus intelligentes que d’autres mais parce que chez les uns l’éducation donnée par la famille s’adapte à notre monde moderne et que, chez les autres, il n’y a pas d’éducation du tout, les parents ayant perdu tout repère dans notre civilisation occidentale.

L’homme, bon de nature

Une idée, qui a accentué le mouvement conduisant à l’abandon d’une morale collective, consiste à admettre que « l’homme naît bon et que c’est la société qui le corrompt », selon la formule bien connue de J.-J. Rousseau. Cette idée a joué depuis deux cents ans un rôle de premier plan puisqu’elle a nourri l’esprit révolutionnaire en promettant des « lendemains qui chantent » et ceci depuis la Révolution française jusqu’à Pol Pot. En effet, selon cette idéologie, il suffit d’améliorer les structures de la société pour que la paix et la justice règnent définitivement sur cette terre.
Auparavant, l’idée qui prévalait était pessimiste, elle admettait que l’humanité était, dès les origines, victime d’une malédiction qui voulait que l’homme fut un loup pour l’homme et que les violences les plus incompréhensibles ensanglantent régulièrement la terre des hommes.
Cette conviction nous est transmise par une des plus anciennes traditions de l’humanité. En effet, dans la Genèse le meurtre d’Abel par son frère Caïn suit immédiatement l’épisode où leurs parents mangent du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, c’est-à-dire prétendent mener leur vie à leur guise en ne comptant que sur leur intelligence.

Les psaumes composés il y a trois mille ans parlent le même langage.

Il n’y a pas d’homme juste pas même un seul,
Il n’y a personne qui fasse le bien pas même un seul.
Leur langue sert à tromper.
Ils courent pour tuer.

La notion de l’homme porté, par sa nature, à mal agir n’est plus à notre époque défendue que par les religions du Livre et encore le font-elles avec beaucoup de circonspection pour ne pas heurter l’optimisme humanitaire ambiant.

La conception pessimiste de la nature humaine, exigeant une éducation morale très stricte, fut au début du vingtième siècle sérieusement battue en brèche par Sigmund Freud lorsqu’il prétendit qu’une des tares principales de la nature humaine était le fait de complexes subconscients acquis pendant les premières années de la vie sous l’effet d’une éducation morale trop stricte. L’éducation traditionnelle devenait ainsi responsable des maux de l’humanité, ce qui culpabilisait les parents et justifiait leur laisser-aller.

La guerre

La paix à l’intérieur ou entre les nations a de tout temps été considérée par l’humanité comme un bien et la guerre, sous toutes ses formes, comme une fatalité, conséquence directe de la corruption de la nature humaine.

Les hommes ont cherché à limiter les effets désastreux de la guerre en la ritualisant et en instituant un droit de la guerre. Le droit de la guerre et les conventions qui en ont résulté opéraient une nette distinction entre les armées qui faisaient la guerre et la population civile qui devait être tenue à l’écart des combats. L’armée était reconnaissable par l’uniforme que portaient les soldats si bien qu’un combattant sans uniforme était un franc-tireur et, à ce titre, traité en criminel.

Pendant la première guerre mondiale, ces règles ont été généralement respectées et elles étaient encore valables au début du second conflit mondial. Tout à mal tourné quand en juin 1941 la guerre devint totale avec l’apparition des francs-tireurs partisans et les bombardements des villes dans le but d’affaiblir le potentiel industriel de l’adversaire, de briser sa volonté de résistance.

Sans limites

Actuellement, la guerre des armes paraît obsolète. Elle a été remplacée par la guerre des partisans et les frappes aériennes. De ce fait, les conflits ne sont plus contrôlables et la sauvagerie n’a plus de limites.

La guerre est hors-la-loi, mais les massacres se multiplient. Est-ce un progrès ?

Bernard de Montmollin
Neuchâtel

Le Dr Bernard de Montmollin, médecin, ancien Professeur à la Faculté de Médecine de Lausanne, à 83 ans manifeste un esprit dont la vigueur, l’à-propos et la clarté pourraient être enviés par nombre de nos intellectuels romands !

[1]      Reproduit de Réalités neuchâteloises, le 12 mars 1999.

[2]      Christian Jelen, La famille, secret de l’intégration, Laffont, Paris, 1993.