Les déplacements de l’homme impie
Au XVIᵉ siècle, les Réformés de France en particulier, ont identifié la personne de l’antichrist avec celle du pape. Vu qu’à cette époque c’était la papauté qui était le moteur principal de la persécution de l’Église, une telle identification pouvait parfaitement se justifier. Mais il ne faut pas oublier que le pouvoir politique ou religieux avec lequel l’homme impie peut temporairement s’identifier ne sera pas toujours le même. Le lieu d’attache précis du pouvoir antichrétien peut ainsi se déplacer et, en effet, se déplace souvent dans l’histoire. Au début de l’Église, il pouvait très vraisemblablement s’identifier avec ce que Paul appelle la Synagogue de Satan, pouvoir impie constitué par les autorités juives persécutrices des chrétiens. Plus tard, ce fut le pouvoir divinisé des empereurs romains qui fut le point de mire de l’action de l’Adversaire.
C’est en effet ce déplacement institutionnel de l’action politique de l’antichrist que nous pouvons constater dans l’histoire moderne de la France. Au début du XVIIᵉ siècle, les Protestants français identifiaient toujours l’antichrist avec le Pape au point de vouloir introduire un nouvel article à ce sujet dans la Confession des Églises de France.
Un historien et théologien clairvoyant, Agrippa d’Aubigné, s’évertua en vain de faire comprendre à ses corréligionnaires que la localisation politique de l’antichrist avait changé et qu’il fallait le voir maintenant dans la personne du Roi de France et du pouvoir absolu qu’il revendiquait. La loyauté des Protestants envers la Monarchie ne connut au XVIIᵉ siècle aucune borne, au point que les catholiques façonnèrent alors le dicton méprisant : Soumis comme un Huguenot. Mais il faut le reconnaître que tout au long de ce siècle, ce fut le pouvoir royal qui persécuta effectivement les croyants et non plus tellement la papauté romaine. Après la Révocation de l’Édit de Nantes en 1685, les Protestants français comprirent enfin que l’ennemi de Dieu, l’homme impie qui s’évertuait à les détruire pour aboutir à son idéal unitaire, Un roi, une foi, une loi n’était autre que le Roi de France qui, pour ce faire, utilisait toutes les forces de l’État français.
Au XVIIIe siècle, les Protestants français commirent tout à nouveau la même erreur d’identification. L’antichrist avait une fois de plus changé de localisation. Ils fixèrent alors l’identification de la personne de l’impie sur la Royauté française, ceci même après la proclamation de l’Édit de Tolérance de 1787 qui leur rendait une identité juridique. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, par des raisonnements eschatologiques purement spéculatifs, les Protestants français identifièrent le messianisme profane et antichrétien des Lumières, qui allait aboutir dans la Révolution française, à des forces providentielles qui œuvraient à leur libération religieuse. Pourtant, ce fut bel et bien la Révolution qui assuma le manteau antichrétien et de la Royauté française et de la Papauté manifestant ainsi le plus formidable renouveau des forces antichrétiennes que le monde moderne ait connues. Ces forces autrefois identifiables avec la papauté romaine et, plus tard, avec l’absolutisme de la Monarchie française, se concentraient maintenant dans la Révolution avec laquelle, dans leur naïveté coupable, les Protestants identifièrent leur cause.
Au début du XXᵉ siècle, les Protestants français commirent la même erreur en identifiant le laïcisme anti-catholique de la IIIᵉ République avec des forces favorables au Christianisme réformé, ce qui les conduisit à saborder volontairement plus de mille écoles privées protestantes en France. C’est le même genre d’erreur naïve qui, a contrario, conduisit Jacques Maritain, thomiste intransigeant qu’il était, à identifier le renouveau catholique de son temps avec l’humanitarisme personnaliste (foncièrement antichrétien) de la démocratie chrétienne.
Karl Barth tomba lui-même dans une pareille erreur d’identification de l’antichrist. Il l’identifia d’abord, très justement, dans l’antichristianisme nazi. Puis, ce dernier vaincu, il ne parvint pas à comprendre que les forces antichrétiennes s’étaient à nouveau largement concentrées dans le communisme révolutionnaire mondial persécuteur acharné du christianisme. De nos jours, beaucoup de chrétiens, surtout aux États-Unis, tombent dans une pareille méprise. Ils sont si obnubilés par l’identification, en son temps parfaitement juste, de l’antichristianisme au communisme soviétique et chinois, qu’ils ne parviennent pas à comprendre, qu’avec l’effondrement de la branche soviétique du communisme international, ce sont les États-Unis d’Amérique qui, avec l’Europe apostate, ont à leur tour repris le flambeau de l’antichristianisme dans le monde. Car l’Europe et les États-Unis ont tous deux, depuis la révolution de mai 1968, fait l’objet d’une subversion antichrétienne à caractère culturel de très grande envergure. Ici l’influence décisive fut celle d’un marxisme d’un nouveau genre (euro-communisme, communisme à visage humain, perestroïka et glaznost) largement inspiré par la pensée d’Antonio Gramsci, marxiste dissident, mort en 1938. Nous ne parvenons pas encore à mesurer la portée véritable de cette révolution culturelle, plus antichrétienne encore que tout ce qui l’a précédé. C’est cet athéisme universel qu’Augusto del Noce appelle très justement l’opulence occidentale.
Dans cette perspective, il est intéressant de constater quelles furent certaines des forces qui, durant ces derniers siècles, se sont opposées aux diverses figures que prenait la Bête de l’Apocalypse. Au XIIIᵉ siècle (et pour plus de cinq siècles), ce furent les Vaudois du Piémont ; au XIVᵉ, les Lollards en Angleterre ; au XVᵉ, les Hussites de Bohème et Jérôme Savonarole ; au XVIᵉ, les Réformés de tous bords en pays catholiques ; au XVIIᵉ les Huguenots en France, les Protestants en Slovaquie, et les Vieux Croyants en Russie ; à la fin du XVIIIe, les Vendéens contre-révolutionnaires catholiques ; à la fin du XIXᵉ siècle, les Boers calvinistes des Républiques sud-africaines ; au XXᵉ siècle, les Arméniens sous domination turque, puis tous les chrétiens persécutés par les divers totalitarismes modernes ; et pendant la durée de tous ces siècles, les Serbes orthodoxes.
Jean-Marc Berthoud