Les choses qui ne peuvent être ébranlées

par | Résister et Construire - numéros 45-46

Dans le Nouveau Testament[1], l’épître aux Hébreux nous parle de « choses qui ne peuvent être ébranlées » (Héb. 12:27). Le développement de l’histoire implique toujours le changement, mais il existe certainement des périodes de changements intenses et radicaux, d’« ébranlements », pour reprendre l’expression de l’épître aux Hébreux, tant dans l’histoire profane que dans celle que nous décrit l’Écriture. Serait-il possible que nous, qui sommes aujourd’hui à la fin du XXᵉ siècle et, plus encore, à la conclusion du deuxième millénaire de l’ère chrétienne, puissions nous trouver dans une époque de changements si profonds qu’ils seraient à définir par le terme d’« ébranlement » ? Certainement et bien des personnes, tant chez les chrétiens que dans le monde profane, le pensent. Au début de cet exposé je me permets de vous indiquer que la dernière partie de celui-ci (qui en sera l’élément majeur) sera consacrée à un ébranlement très particulier provoqué par la politique américaine dans les Balkans. Mais auparavant, j’aimerais d’abord brièvement situer cette crise dans le contexte bien plus vaste de l’histoire du monde. Il va de soi que je le ferai dans une perspective chrétienne. Je me rends bien compte que pour certains d’entre vous ce point de vue sera inhabituel et même étrange. En tant que théologien, il me faut reconnaître que ma voix n’est qu’une parmi beaucoup d’autres, que ma vision des choses révèle inévitablement un parti pris et que l’analyse que je propose de l’histoire et des événements contemporains pourrait bien ne pas être adéquate. Cependant, dans la mesure où nous chercherons à comprendre ce qui est arrivé à la culture occidentale pour qu’elle en vienne à être la cause d’un tel état de choses, je réclame votre indulgence dans l’espoir que, du moins quelques-unes de mes remarques, parviendront à jeter quelques lumières sur la situation terrible que vit aujourd’hui la Serbie.

Je ne suis certainement pas apte à lire « les signes des temps » avec une clairvoyance telle que je puisse prétendre vous dire que nous en sommes enfin venus à la fin des temps. Je doute fort que l’Écriture permette à qui que ce soit de le faire, d’autant plus si nous nous souvenons que le Christ lui-même, au temps de son incarnation n’en savait ni le jour ni l’heure. Je ne nie pas qu’il se pourrait que nous soyons proches de la fin du monde ; j’affirme seulement que c’est là une chose que nous ne pouvons savoir. Bien qu’il se produira un jour une fin de l’âge, où notre Seigneur reviendra en puissance et en gloire, je crois que nous nous plaçons sur un terrain plus solide lorsque nous affirmons que, même avant cet événement dernier, terrifiant et majestueux, l’Église – et le monde hors duquel Dieu l’appelle et la rassemble – a plusieurs fois déjà, passé par la fin d’un âge.

Se pourrait-il que nous traversions aujourd’hui une telle époque : la fin d’un âge caractérisée par le genre d’ébranlement intense dont parle l’épître aux Hébreux ? (Héb. 12:27) Serait-il possible que la préoccupation si répandue dans notre société profane pour des spéculations, touchant la fin d’un millenium et le commencement d’un nouveau, soit une manifestation inconsciente de ce que j’avance ? Que cela soit le cas ou non, cette section de l’épître aux Hébreux (Héb. 12:18-29) s’avère être un guide merveilleux qui nous permet par la pensée de pénétrer tant soit peu cette ère inconnue.

Comme je le comprends, ce texte ne s’applique pas spécifiquement à une époque précise (pour ce qui nous concerne, la fin du XXᵉ siècle) mais nous livre en quelques mots une vue d’ensemble de l’histoire de l’Église tout entière ; il nous conduit ainsi à contempler le pèlerinage du peuple de Dieu entre les deux avènements du Christ. Notre texte nous dit que nous vivons dans un monde créé par Dieu et que les « choses qui sont faites » (Héb. 12:27) peuvent être ébranlées et ôtées. Un peu plus haut dans le texte il était question de ce sentiment de « crainte et de tremblement » éprouvé par le peuple d’Israël lorsque Dieu descendit sur le Mont Sinaï à la rencontre de Moïse pour lui donner la loi (Héb. 12:21). Ainsi il y eut déjà un premier ébranlement « lorsque la loi fut donnée » au temps de Moïse. Mais un ébranlement plus puissant encore se produisit lorsque, bien plus tard, « la grâce et la vérité sont venues par Jésus-Christ » (nous reprenons ici les mots de l’Évangile de Jean, Jean 1:17). La ville impénitente de Jérusalem rejeta le Christ qui, voyant le jugement à venir, pleura sur elle. Peu d’années plus tard elle sera entièrement rasée, et la nation juive sera dispersée aux quatre coins du monde. Ici encore, nous nous trouvons devant un ébranlement prodigieux.

L’épître aux Hébreux est parfaitement claire. Derrière tous ces ébranlements des « choses qui ont été créées » se trouve la main infiniment puissante de Dieu. L’épître aux Hébreux nous dit encore que « le monde a été formé par la parole de Dieu, de sorte que ce qu’on voit ne provient pas de ce qui est visible » (Héb. 11:3). Lorsque l’auteur de Genèse 1:1 affirme qu’« Au commencement Dieu créa les cieux et la terre », il utilise une forme technique appelée mérisme (ici les cieux et la terre), incluant dans ces deux termes absolument toute l’activité créatrice de Dieu. Pour reprendre les termes mêmes du Symbole de Nicée, nous pouvons affirmer que Dieu créa « toutes choses, visibles et invisibles ». En d’autres mots, le Dieu Trinitaire créa tout ce qui n’est pas Lui-même.

Maintenant, le sujet dont traite l’auteur de l’épître aux Hébreux lorsqu’il affirme : « Sa voix ébranla alors la terre, et maintenant il nous a fait cette promesse : Une fois encore, je ferai trembler non seulement la terre, mais aussi le ciel. » (Héb. 12:26), n’est autre que le caractère, englobant toutes choses, de la réalité créée telle qu’en parle la Genèse (voyez Gen. 1:1). Ceci signifie que c’est ce que Dieu a fait qu’Il ébranle. Celui qui a tout créé, contrôle tout ; et Celui qui contrôle, ébranle également, ceci en conformité aux desseins éternels de son cœur saint, aimant et parfaitement sage.

L’épître aux Hébreux nous explique le but précis de cet ébranlement divin : « Ces mots : Une fois encore montrent que les éléments ébranlés seront mis à l’écart, en tant que créés, afin que subsiste ce qui n’est pas ébranlé » (Héb. 12:27). Dans le verset suivant il est parlé d’un « royaume inébranlable ». La prophétie de Daniel nous fournit une illustration de ce processus, en fin de compte bénéfique, d’ébranlement par Dieu de sa propre création. Il y est question d’« une pierre [qui] se détacha sans le secours d’aucune main » et qui frappa la bête orgueilleuse de Neboukadnetsar constituée par les quatre royaumes mondiaux de l’ère préchrétienne (Dan. 2:34). Ils furent écrasés l’un après l’autre pour faire place au développement de quelque chose d’autre qui ne serait, lui, jamais ni ébranlé ni enlevé : dans un sens étroit, il s’agit de l’Église contre laquelle, nous dit le Christ, « les portes de l’enfer ne prévaudront pas » (Mat. 16:18). ; dans un sens plus large, il s’agit du Royaume de Dieu qui est comparé à une pierre qui, avec le temps, se transforme en une grande montagne remplissant toute la terre (Dan. 2:35 et 45).

Derrière tous ces ébranlements bibliques et postbibliques dont témoigne l’histoire du monde se trouve la main de Dieu. On ne peut douter que tout ce qui nous apparaît sous la forme des « causes secondes » (les motivations et les actions des hommes, le domaine des lois de la nature et le contexte dans lequel se déroulent les événements historiques) est d’une importance capitale dans le dessein de Dieu. Mais il nous faut reconnaître que les causes secondes de la foi et du péché sont continuellement agencées de manière parfaite et avec une sagesse infinie à une causalité première, au décret éternel de Dieu, et cela d’une manière que notre intelligence humaine ne peut comprendre. Après tout, la vérité si réconfortante de Romains 8:28, qui nous dit que « toutes choses coopèrent au bien de ceux qui aiment Dieu, de ceux qui sont appelés selon son dessein », est vraie précisément parce que Dieu exerce un contrôle absolu et parfait de « toutes choses », et qu’Il « opère tout selon la décision de sa volonté » (Eph. 1:11b).

Et c’est bien là-dessus que porte l’accent de ce texte : de la manière sainte, invisible, et patiente qui Lui est propre, notre Dieu plein de bienveillance se trouve à l’arrière-plan de tout ébranlement de choses qui peuvent être enlevées, afin que ce qui ne peut être ébranlé puisse demeurer (Voyez Héb. 12:26-28). C’est ici une bonne nouvelle car cela indique que les événements apparemment chaotiques et fortuits de notre monde ont un sens véritable.

Armés d’une telle confiance en Dieu, osons faire un bref – mais vaste – survol de l’immense panorama de l’histoire du monde au bord duquel nous sommes placés en ce mois de mai de l’année 1999 de notre ère. Je voudrais qu’ensemble nous réfléchissions à trois époques de l’histoire de l’Occident, histoire qui va de l’Église première à nos jours, où un tel ébranlement radical s’est manifesté. Il y a plus de trente ans, le chercheur et professeur de médecine néerlandais, J. H. Van den Berg, écrivit un livre intitulé Le corps humain[2], qui traitait de certaines de ces questions, ceci plus spécialement à la lumière des études qu’il avait consacrées sur l’histoire médicale de l’épidémie de peste bubonique qui, au XIVᵉ siècle, frappa si durement l’Europe. Il considérait que la peste noire qui emporta à peu près un tiers de la population de l’Europe à la fin du Moyen Âge, s’était déclarée à « la fin d’un âge », et qu’elle avait été tout à la fois un symptôme et une des causes de l’effondrement de la Chrétienté Catholique Médiévale.

Van Den Berg fait remarquer qu’à la fin de cette période trois phénomènes étroitement liés se sont produits :

  1. la désintégration de la foi ;
  2. un accroissement des catastrophes naturelles et humaines, et
  3. un effondrement de la société, à la fois politique, intellectuel et culturel.

Chacun de ces facteurs eut pour effet de dégager la voie qui permit à la civilisation européenne de trouver une orientation nouvelle. On peut constater que chacun de ces facteurs négatifs caractérise également la fin des autres époques majeures de l’histoire de l’Occident. Nous allons maintenant, de manière bien trop succincte, considérer la fin de ces trois âges ainsi que le rôle joué par ces trois facteurs dans leur démise.

La disparition de l’Époque romaine

Lorsque l’Empire romain finit par se désintégrer aux quatrième et cinquième siècles de notre ère, la direction intellectuelle de l’Empire, et de ceux qui étaient marqués par la culture romaine, a connu l’écroulement de la foi traditionnelle de Rome, ceci au fur et à mesure que les mœurs de la République cédaient le pas à celles de l’Empire. Le poète satyrique Juvénal dépeint la dissolution des valeurs conservatrices et traditionnelles de Rome sous la pression si contagieuse des cultes mystiques venus de l’Égypte et de l’Orient en ces termes : « Les ordures de l’Oronte se déversent dans le Tibre ». Dans son ouvrage classique, Le Christianisme et la culture classique[3], Charles Norris Cochrane décrit, d’un côté, les liens qui rattachaient le déclin de la pensée classique au développement des cultes immoraux des mystères de l’Orient, animés qu’ils étaient par de nouvelles formes de pensée et des pratiques inconnues, et, de l’autre, l’apparition du Christianisme biblique. Il faut reconnaître que dans un sens, la victoire du Christianisme biblique vint trop tard pour sauver un Empire romain en pleine décomposition. Ceci est vrai en dépit de l’affirmation de l’Empereur Constantin, In hoc signo vinces, slogan qui se rapportait à la puissance de la croix du Christ. Comme si le fait de plaquer une croix sur l’édifice d’une culture en pleine décomposition suffisait pour la sauver.

A une époque où la plus grande partie de la culture romaine avait abandonné la foi antique se déclara ce qu’on appelle la « peste jaune », une épidémie dévastatrice qui décima un très grand nombre de civils ainsi qu’une partie importante de l’armée. Tous ces facteurs, chacun à leur place, contribuèrent à l’écroulement final de l’Empire le plus grand que le monde avait connu jusqu’alors. Des observateurs contemporains font remarquer qu’à cette époque les Romains étaient si démoralisés par la perte de leur ancienne confiance en Rome, à présent si corrompue, et par la peste, que nombre d’entre eux abandonnèrent la capitale de l’Empire pour chercher refuge auprès des barbares. Mais il faut rappeler que les barbares ne furent jamais aussi nombreux que les Romains ; quelque chose s’est passé qui a profondément affaibli ceux qui détenaient alors une supériorité à la fois numérique, politique et économique. Saint Augustin reprend ces questions dans son étude classique La Cité de Dieu, comme le fait également le Presbytre Salvien en Allemagne d’un point de vue assez différent dans Le Gouvernement de Dieu. Augustin était pour sa part attristé par la disparition de Rome ; pour Salvien c’était un sujet de joie.

Sans entrer dans plus de détails, nous pouvons constater que la disparition de Rome, – pour nous exprimer comme le fait l’épître aux Hébreux – par son ébranlement et sa disparition, ouvrit pour mille ans l’Europe occidentale à l’influence dominante du Christianisme, au développement, à la mission et à la direction profonde de la société toute entière par l’Église chrétienne.

La disparition de l’Ère médiévale

Sautons quelque mille ans de notre histoire pour arriver à la fin d’une autre époque qui fut à nouveau marquée par un terrible ébranlement et par l’apparition d’une situation nouvelle qui fit grandement avancer la liberté, la vérité et la connaissance humaine. Je me réfère ici à l’écroulement de la conjonction médiévale de l’État et de l’Église qui était le fondement même de l’Occident catholique. Les recherches de Van Den Berg se concentrent sur cette période précise.

Grosso modo du XIVᵉ au XVIᵉ siècle, la culture occidentale connut une nouvelle période d’écroulement spirituel. Plusieurs facteurs contribuèrent à la dislocation de la foi dans l’Église catholique. Un aspect de ce déclin fut le développement de la théologie nominaliste. Cette pensée, malgré quelques éléments utiles, était centrée essentiellement sur l’homme et manifestait un caractère foncièrement sceptique, établissant un fossé profond entre les mots donnés par Dieu dans l’Écriture (ou les « nomina ») et les réalités qu’ils étaient appelés à signifier. Des questions aussi cruciales pour la foi que la vérité de l’Écriture, la nature de la Trinité ou comment parvenir au salut étaient remises en cause dans leurs formulations traditionnelles, devenant ainsi de simples sujets de discussion. En plus, une telle insistance était placée sur des œuvres extérieures comme la pénitence qu’il n’était plus possible au croyant de savoir de manière certaine si ses péchés étaient réellement pardonnés ou non. Pour de nombreux croyants, la bonne nouvelle de l’Évangile (le fait que Dieu nous aime et qu’Il nous pardonne à cause de l’œuvre que Jésus-Christ a accomplie à notre place) avait été si obscurcie que l’accès à une expérience intérieure de liberté et de joie dans la miséricorde de Dieu était devenu presque impossible. Par ailleurs l’immoralité sans frein du clergé et son esprit de lucre inspirait le plus profond dégoût au peuple. Le penseur sceptique, Machiavel, constatait dans un de ses Discours que plus on se rapprochait du Vatican, plus les hommes devenaient cyniques quant à la foi ; ceci était la conséquence de leur observation des mœurs des évêques. En Europe occidentale, la foi en Dieu ne fut guère renforcée lorsqu’à cette même époque la papauté elle-même se divisa, d’abord en deux morceaux, puis en trois groupes rivalisant pour le pouvoir spirituel. Alors la Curie se déplaça pendant des années de Rome à Avignon. L’écroulement culturel fut accéléré par l’avènement de la Renaissance humaniste, elle aussi centrée sur l’homme. Bien que manifestant des aspects certes admirables (tels, par exemple, le profond renouvellement des études linguistiques et historiques et le développement éclatant des arts et de l’architecture), la Renaissance fut essentiellement marquée par une attitude sceptique à l’égard de la Révélation biblique ainsi que par une insatisfaction profonde avec le christianisme traditionnel.

Cette désintégration de l’ancienne foi catholique fut également accompagnée des deux autres facteurs que nous avons signalés permettant ainsi de reconnaître la fin d’une époque : (2) un accroissement des catastrophes naturelles et humaines, et (3) un effondrement de la société à la fois politique, intellectuel et culturel. Pour ne mentionner qu’un problème sur le plan politique, l’Europe catholique fut affaiblie par la guerre de Cent ans entre l’Angleterre et la France. Par ailleurs, ce qu’on appelle sur le plan météorologique « une petite époque glaciaire » s’installa provoquant souvent des récoltes désastreuses à bien des endroits et de dures famines. C’est à peu près à cette époque que la peste noire fit son apparition dévastant en quelques années tout l’Occident. Il en fut comme de la peste jaune romaine mille ans auparavant. Dans le premier jour de son Décaméron, Boccace dépeint de la manière la plus crue les effets produits par la peste à Florence. Les gens y mouraient si vite qu’il ne restait plus guère de personnes capables ou même désireuses d’ensevelir les cadavres.

Le Professeur Van Den Berg a étudié la manière dont la peste frappa les différentes classes d’âge de la société. Il parvint à la conclusion qu’elle toucha principalement les personnes d’âge moyen, épargnant le plus souvent les enfants et les vieux. Il suggéra qu’une telle différenciation dans la mortalité pouvait provenir du fait que les personnes dans la force de l’âge étaient naturellement davantage en symbiose étroite avec la pensée de leur époque et, en conséquence, davantage éloignées de la foi que ne l’étaient les jeunes et les vieux. Il suggérait qu’il pourrait exister une relation psychosomatique entre une prédisposition à attraper la peste et la perte de l’espérance et de la foi. D’autres, par exemple, ont établi un rapport entre une prédisposition au choléra et l’acidité gastrique, cette dernière étant liée à l’attitude mentale ainsi qu’à la disposition d’esprit de celui qui souffre de cette maladie. Il est évident que je ne dispose pas des compétences médicales et historiques qui me permettraient d’affirmer de telles thèses avec autorité. Je livre ces constatations intéressantes sur l’histoire de la médecine à l’examen des personnes plus compétentes que moi.

Mais il est incontestable que le Moyen Âge se termina par l’écroulement de la puissante synthèse catholique et que le champ fut alors libre pour l’apparition et ensuite l’avance irrésistible au XVIᵉ siècle de ce puissant réveil du Christianisme biblique connu sous le nom de la Réforme. « Les choses qui pouvaient être ébranlées » furent en effet ébranlées et ôtées « afin que subsistent ce qui est inébranlable ». Cependant une question doit être soulevée. S’il est vrai que l’Église de Dieu ne peut disparaître, comment se fait-il alors que la synthèse chrétienne qui se substitua à l’Empire romain fut à son tour, elle aussi, sujette à l’ébranlement et à la disparition ? Il nous faut ici distinguer soigneusement entre l’Église véritable et la culture. Les cultures, même lorsqu’elles sont engendrées par l’influence chrétienne peuvent se disloquer ; l’Église, elle, perdure pour toujours ; il lui arrive même de croître pendant que les cultures qu’elle a engendrées sont jugées. Lorsqu’une culture qui fut une fois chrétienne devient largement apostate et se montre hostile aux principes bibliques qui lui ont donné vie, elle ne jouit pas plus de la protection divine que ne le fit l’Israël idolâtre qui – comme nous le rappelle Jérémie – se persuadait que tout irait bien en proclamant : « C’est ici le temple de l’Éternel, le temple de l’Éternel, le temple de l’Éternel » (Jér. 7:4).

Je n’ajouterai qu’une chose : les ébranlements provoqués par les jugements de Dieu dans l’histoire sont souvent envoyés par Lui afin d’ouvrir un chemin à la manifestation de sa miséricorde. C’est ce qui s’est très précisément produit après la période de tumultes de la Réforme. Au Concile de Trente, l’Église catholique opéra sa propre réforme et, de leur côté, les chrétiens protestants connurent un renouveau de leurs cultures. Plus tard, ces pays virent le développement d’importantes entreprises missionnaires et un mouvement remarquable de découvertes scientifiques. Les cultures, elles, se fissurèrent, mais la liberté, la science et la vérité fleurirent. L’enseignement de la Bible nous conduit à attendre exactement cela.

La disparition de l’époque moderne en cette fin du XXᵉ siècle (?)

Nous sautons maintenant par-dessus quelque cinq cents ans, du XVIᵉ au commencement de ce XXIᵉ siècle que nos pieds fouleront très prochainement. Serions-nous arrivés à une nouvelle période d’ébranlement, à la fin d’une période de l’histoire ? Il est évident que dans ce domaine, je n’en sais pas plus qu’un autre, et je suis bien conscient qu’il est quasiment impossible de discerner de l’intérieur les contours exacts du temps dans lequel nous vivons. Il sera sans doute plus facile de décrire le caractère de notre époque dans trois cents ans. Mais tout en admettant que nous ne pouvons pas ici nous avancer avec certitude, permettez-moi quand même de formuler devant vous une hypothèse (il ne s’agit guère plus que cela).

Par certains côtés, la fin de notre XXᵉ siècle ressemble étrangement à la fin de l’Empire romain au Vᵉ siècle ainsi qu’à la Chrétienté médiévale allant de la fin du XIVᵉ siècle au début du XVIᵉ. Examinons rapidement les trois facteurs habituellement associés à l’écroulement d’une ère culturelle.

(1) Au premier rang se place l’écroulement général et durable de la foi. Roland Bainton, professeur à l’Université de Yale, a une fois écrit que l’esprit d’incrédulité si caractéristique du scepticisme de la Renaissance fut refoulé pour plus d’un siècle par la foi contagieuse de la Réforme protestante. Mais cette incroyance est réapparue sous une autre forme : celle de l’Europe des Lumières. Ce rejet de Dieu, si caractéristique de notre temps, fut le fruit empoisonné du doute méthodique de Descartes, du scepticisme radical de David Hume, de la transformation subjective de notre perception de la réalité extérieure en fonction des limites créatives de l’intelligence humaine d’Immanuel Kant et de la dialectique spiritualiste de Hegel qui élimina toute possibilité d’atteindre une vérité conceptuelle stable. Il est également le fruit de la dialectique matérialiste de Marx qui arracha les fondements de la réalité sociale à son cadre créationnel défini pour toujours par la loi de Dieu et remplaça Dieu par l’État athée, réduisant ainsi l’homme à n’être qu’un pion économique. Enfin l’évolutionnisme de Darwin qui exclut toute nécessité d’un Dieu Créateur et la psychanalyse de Freud qui élimina la loi transcendante de Dieu de la vie de l’âme humaine ont aussi contribué au rejet de Dieu par la société occidentale. De telles idées furent largement adoptées par la « haute critique » allemande et par ce moyen infectèrent la direction intellectuelle des églises, car c’est par la prédication non biblique des pasteurs que fut corrompue la foi des fidèles. Le résultat en fut que, pour des millions de membres d’églises, tout particulièrement en Occident (mais aussi dans le monde entier), la véritable foi en Dieu, en Son Évangile et en Sa Parole inspirée fut largement éteinte, sinon totalement détruite. Dans le Tiers Monde, les églises sont souvent bien moins affectées qu’en Occident par ces philosophies incrédules, ce qui explique sans doute pourquoi elles ont toujours tendance à croître.

Nous ne pouvons pas nous attarder sur ces questions, mais il se pourrait que le doute radical du post-modernisme, son relativisme et son pessimisme extrême représentent le dernier souffle de cet Humanisme des Lumières qui, à la Révolution française, a finalement supplanté le Christianisme comme influence culturelle dominante en Europe. Ce mouvement autrefois si puissant et optimiste paraît aujourd’hui moribond. Nous nous trouvons ainsi en Occident dans une position des plus intéressantes. Nous avons pu constater l’écroulement de deux systèmes de foi : d’abord celui du Protestantisme officiel (en tout cas en ce qui concerne son influence culturelle déterminante), et maintenant celui de l’optimisme de la Cité des Lumières humaines d’où Dieu est banni. L’écroulement de ces deux systèmes de foi explique l’attraction spirituelle qu’éprouvent tant de gens pour les religions orientales, pour le Nouvel Âge et pour toutes les formes de l’occultisme.

(2) Avec l’écroulement de la foi, nous remarquons en deuxième lieu une croissance rapide des troubles politiques et internationaux. En ce XXᵉ siècle que bien des intellectuels imaginaient être l’aube d’un millenium paradisiaque, des centaines de millions de personnes ont été tuées pour des raisons militaires, politiques et idéologiques. Pensons aux victimes de Staline, d’Hitler, de Mao, pour ne nommer que quelques-uns des bourreaux collectifs du XXᵉ siècle. En regardant d’une manière très générale la détresse internationale actuelle, des observateurs ont suggéré que notre époque est emportée dans un véritable malstrom politique où s’opposent deux courants. Le premier tend vers plus d’unité et de centralisation, comme on le voit par exemple avec les Nations Unies, l’Union Européenne, l’Accord Nord Américain pour la Liberté du Commerce (NAFTA) et la croissance de multinationales extrêmement puissantes. La deuxième tendance serait celle d’une décentralisation que certains appellent la « retribalisation de la planète ». Ici nous pensons plutôt à la dislocation de l’Union Soviétique, de la Tchécoslovaquie et de la Yougoslavie, ainsi qu’à la dévolution du pouvoir central vers l’Écosse et le Pays de Galles en Grande-Bretagne et à des pressions semblables au Canada et ailleurs.

Ces pressions apparaissent en conflit les unes avec les autres mais personne ne peut savoir dans quelle direction notre monde finira par s’engager. Une résolution paisible de ces tensions ne nous est guère promise. Ceci est d’autant plus vrai avec l’apparition, d’un côté, du terrorisme international soutenu par la richesse du pétrole islamique et, de l’autre, de cette « arrogance de la force brute » qui exerce aujourd’hui sa fascination sur des nations dont la soif de puissance ne connaît plus le frein de la crainte d’un Dieu saint et miséricordieux.

(3) Le troisième facteur qui semble paraître régulièrement à la fin d’une époque est celui d’une maladie dévastatrice universellement répandue. A Rome ce fut la peste jaune ; dans l’Europe de la fin du Moyen Âge, il s’agissait de la peste noire. A la fin du XXᵉ siècle, se pourrait-il que ce soit le SIDA ? Dans des endroits aussi éloignés l’un de l’autre que les jungles perdues de l’Afrique et la communauté des artistes de la ville de New York, de nombreuses personnes sont mortes du SIDA ou sont séropositives. De tout mon cœur, je souhaite qu’un remède soit bientôt trouvé pour cette maladie et je crois qu’il est du devoir de l’Église de s’occuper par tous les moyens, et au nom de l’amour du Christ, des ces malheureux. Autrement – mais j’appelle de tous mes souhaits le contraire – la dévastation démographique conséquente au SIDA pourrait bien dépasser celle produite par la peste noire.

Bien qu’aucun de ces facteurs ne constitue en lui-même une preuve, la présence conjuguée des trois éléments me conduit à penser que nous pourrions bel et bien nous trouver aujourd’hui à la fin d’une époque de l’histoire. Il nous suffit de savoir que le temps lui-même nous donnera la réponse et de nous rappeler avant tout qui est Celui qui siège sur le trône de l’univers et qui dirige l’histoire. En résumé, il est possible de nous demander si l’idole d’un sécularisme matérialiste qui s’écroule sous nos yeux sera remplacée par le Christ éternel ? Dans le long terme la réponse biblique est certainement « oui ». Mais à court terme qui sait – pour employer le langage qu’utilise l’apôtre Paul pour parler des effets du mal le plus profond sur les gouvernements humains et sur leurs chefs – à quelles « puissances et principautés » (Voyez Eph. 6:12) nous aurons encore, peut-être très prochainement, à faire face.

Les bombardements de l’Otan sur la Serbie comme un aspect de l’ébranlement de notre époque

Avant de conclure cette conférence, je voudrais que nous réfléchissions ensemble un instant sur la signification du bombardement de la Serbie par l’Otan et comment ce fait particulier peut s’intégrer dans le schéma que nous venons de développer et qui décrit l’ébranlement ponctuel de notre monde par Dieu. Plus que toute autre chose ces bombardements nous fournissent des indications troublantes sur la santé morale et politique (ou plutôt l’absence de santé) de l’Amérique et des nations opulentes de l’Europe Occidentale. Maintenant, comme les remarques que je vais développer dans un instant contiendront des critiques sur certaines réalités centrales à la vie de mon propre pays, les États-Unis, je me sens obligé de vous dire quelque chose de mon arrière-plan personnel. La famille de ma mère émigra d’Angleterre pour s’établir dans la colonie de Virginie en 1635. Celle de mon père quitta l’Écosse en 1739 pour s’implanter dans la colonie de Caroline du Nord. Ainsi, dans une perspective américaine (mais pas pour Europe !) nous constituons une famille ancienne. Nous avons toujours été des citoyens animés d’un sentiment de loyauté envers notre pays, et cela pendant plus de 350 ans. Nous continuons à être animés d’un même esprit de fidélité loyale envers notre patrie.

Cependant, être un citoyen loyal envers sa patrie ne signifie aucunement se trouver en accord nécessaire avec la politique actuelle de son gouvernement. C’est une tout autre affaire. En effet, afin de maintenir les valeurs les plus hautes de notre peuple et de notre constitution, il est parfois nécessaire de parler contre (ou, pour le moins, de poser des questions sérieuses sur) la politique concrète du gouvernement en place : dans le cas qui nous concerne, il est question de la politique étrangère américaine dans les Balkans. C’est un signe de loyauté (et non de déloyauté) de demander au peuple (et à son gouvernement) de réfléchir aux raisons qui les poussent à agir comme ils le font, et de se demander ce que de telles actions révèlent sur eux-mêmes et sur la direction qu’ils cherchent à faire prendre à notre pays.

Je m’attaquerai directement à la question centrale : pourquoi l’Amérique bombarde-t-elle la Serbie ? Je peux vous assurer que cette question est posée par des millions d’Américains ordinaires qui ne comprennent pas pourquoi nous – qui historiquement sommes un peuple qui aimons la liberté et qui sommes dévoués à la défense de la justice, tant chez nous qu’à l’étranger – devrions bombarder un pays indépendant qui ne nous a fait aucun tort. La réponse donnée par le gouvernement américain et par nos médias est très simple : c’est par préoccupation humanitaire, pour le peuple souffrant du Kosovo ; c’est là l’unique raison pour laquelle nous détruisons toute l’infrastructure de la Serbie.

Sans doute une préoccupation humanitaire pour le Kosovo reflète quelques restes de cet arrière-plan chrétien qui autrefois animait les États-Unis, car le Christianisme enseigne en effet que ceux qui souffrent doivent être aidés. Mais ici un problème important provient de la manière dont cette souffrance est présentée à notre peuple par la télévision. Nous présente-t-on les deux côtés de l’histoire ? Il n’y a rien de nouveau dans le fait que les gouvernements cherchent à influencer les reportages télévisés dans le sens de leur action politique. Il faut ajouter que, quel que soit leur degré de corruption, les politiciens en place chercheront immanquablement à blanchir leur politique (tout particulièrement lorsqu’il s’agit d’actions aussi impopulaires que des guerres étrangères) en la couvrant des prétentions les plus hautement moralisatrices.

Mais à mon avis (et je dois ici confesser que mes connaissances sont très limitées et que sur ce sujet je pourrais bien me tromper) la préoccupation humanitaire ne peut être la seule raison pour le bombardement de la Serbie par notre gouvernement. Si le sentiment humanitaire – le désir de protéger des populations innocentes d’abus et d’assassinats de la part des pouvoirs qui les dominent – est ce qui motive la politique étrangère américaine, pourquoi alors notre gouvernement n’a-t-il absolument rien fait ces dernières années lorsque des millions de victimes innocentes (beaucoup d’entre elles des chrétiens) furent brutalement assassinées au Soudan, au Rwanda et au Liberia ? Bien plus de gens ont été tués dans ces pays qu’au Kosovo. Pourquoi ne faisons-nous rien pour arrêter la guerre qui perdure en Éthiopie et en Érythrée, des régions où de nombreuses atrocités ont été commises ? Pourquoi bombarder un pays et pas un autre ? Voici une question à laquelle aucune réponse n’est aujourd’hui donnée en Amérique. Pour être précis, quel est le facteur (outre la préoccupation humanitaire en faveur des opprimés) qui incite l’Amérique et la Grande-Bretagne à bombarder la Serbie et non le Soudan, le Rwanda et le Libéria ?

Il me faut confesser honnêtement que je ne connais pas la réponse. Serait-il possible que la Serbie (avec le nationalisme et la religion qui sont les siens) serait perçue par le « Nouvel Ordre Mondial » de Messieurs Clinton et Blair comme une menace potentielle, ce qui ne serait pas le cas pour, par exemple, le Soudan ? A cause de mon ignorance des faits réels, il est inutile de m’attarder davantage sur la question : pourquoi l’Amérique bombarde-t-elle la Serbie ?

Ce que je veux faire est quelque chose de tout autre ; il s’agit en fait de quelque chose, à mon sens, de bien plus important que la question, que nous venons brièvement d’examiner, des causes à court terme du bombardement de la Serbie. Permettez-moi de soulever une question très significative (elle permet peut-être d’aider à expliquer la confusion qui règne dans notre politique étrangère) : qu’est-ce que le bombardement de la Serbie (et le non bombardement d’autres régimes oppresseurs) nous révèle du cœur et de l’âme de l’Amérique contemporaine ? Cela ne me procure aucun plaisir d’essayer devant vous de donner une réponse à une telle question, question qui ne peut que troubler le cœur de celui qui la pose. Mais l’honnêteté chrétienne m’oblige de faire les deux constatations douloureuses suivantes (douloureuses du moins pour un citoyen Américain loyal envers son pays).

(1) Le bombardement sélectif de nations proportionnellement plus petites et plus faibles (telles l’Iraq et, à présent, la Serbie) n’est aucunement un indice de courage et de force, mais bien plutôt de crainte et de faiblesse morale. Permettez-moi de citer ici un extrait du discours donné à l’université de Harvard en 1978 par le grand écrivain russe Alexandre Soljénitsyne, discours qui mit en colère étudiants, médias et gouvernement. Il disait, il y a de cela 21 ans :

Le déclin du courage est peut-être ce qui frappe le plus un regard étranger dans l’Occident d’aujourd’hui. Le courage civique a déserté non seulement le monde occidental dans son ensemble, mais même chacun des pays qui le composent, chacun de ses gouvernements, chacun de ses partis, ainsi, bien entendu, l’Organisation des Nations Unies. Ce déclin du courage est particulièrement sensible dans la couche dirigeante et dans la couche intellectuelle dominante, d’où l’impression que le courage a déserté la société tout entière. Bien sûr, il y a encore beaucoup de courage individuel, mais ce ne sont pas ces gens-là qui donnent sa direction à la vie de la société. Les fonctionnaires politiques et intellectuels manifestent ce déclin, cette faiblesse, cette irrésolution dans leurs actes, dans leurs discours, et plus encore dans les considérations théoriques qu’ils fournissent complaisamment pour prouver que cette manière d’agir, qui fonde la politique d’un État sur la lâcheté et la servilité, est pragmatique, rationnelle et justifiée, à quelque hauteur intellectuelle et même morale qu’on se place. Ce déclin du courage, qui semble aller ici ou là jusqu’à la perte de virilité, se trouve souligné avec une ironie particulière dans les cas où ces mêmes fonctionnaires sont pris d’un accès subit de vaillance et d’intransigeance – à l’égard de gouvernements sans force, de pays faibles que personne ne soutient ou de courants condamnés par tous et manifestement hors d’état de rendre un seul coup. Alors que leur langue sèche et que leurs mains se paralysent face aux gouvernements puissants et aux forces menaçantes, face aux agresseurs et à l’Internationale de la terreur.

Faut-il rappeler que le déclin du courage a toujours été considéré comme le signe avant-coureur de la fin ?[4]

À cause de cela je crains pour l’avenir de mon pays, parce que le livre des Proverbes affirme :

L’orgueil précède le désastre,

Et un esprit arrogant précède la chute (Prov. 16:18).

Et le vieux roi Neboukadnetsar de Babylone, après que le jugement de Dieu l’ait conduit à perdre la raison et à vivre pour plusieurs années comme une bête brute, déclara :

« [Dieu] peut abaisser ceux qui marchent avec orgueil » (Dan. 4:34).

Lorsque le pasteur noir de Caroline du Sud le Rév. Jesse Jackson obtint récemment la libération des trois soldats américains retenus en Serbie comme prisonniers de guerre, il demanda au Président Clinton de faire cesser le bombardement de ce pays. Le Président refusa catégoriquement d’accéder à sa requête. Jackson lui répondit que l’Amérique devrait se méfier « de l’arrogance de la force brute. » C’est un avertissement que nous devons prendre avec le plus grand sérieux, car Dieu dispose de bien des moyens pour abaisser ceux qui exercent le pouvoir de manière brutale, quelle que puisse par ailleurs paraître leur actuelle impunité totale.

(2) Ma seconde remarque sur ce que la politique balkanique nous apprend sur l’Amérique et sur les nations qui font partie de l’Otan, est la suivante : nos actions, qui paraissent être fondées sur la crainte et la faiblesse morale, proviennent d’un changement dans nos systèmes de croyances. C’est-à-dire que les nations de l’Occident ont en fait changé de religion et qu’une religion nouvelle dicte toute notre politique actuelle. En d’autres termes nous avons rejeté le christianisme traditionnel pour lui substituer le culte de la prospérité matérielle et d’un hédonisme sans aucune limite. Notre matérialisme et notre hédonisme ne supportent plus la moindre contrainte ayant sa source dans un Législateur transcendant.

Remarquez que je n’ai pas dit que l’Occident avait abandonné la religion ; loin de là. Plutôt j’ai affirmé que nous avons passé d’une religion à une autre : d’une vie basée sur la croyance en un Dieu infini et personnel qui est créateur, sauveur et juge, nous avons passé à une vie fondée sur l’adoration de soi et de la satisfaction personnelle d’un homme exclusivement individualiste. Cette nouvelle religion de la satisfaction de soi coûte cependant très cher ; il lui faut beaucoup d’argent et toute la puissance politique nécessaire à lui fournir cet argent.

Le grand philosophe catholique italien, Augusto Del Noce parle de cette nouvelle religion (ou de cet ensemble de valeurs et de motifs d’action ultimes) comme de « la société opulente des hommes vides »[5]. Dans son ouvrage remarquable, L’irréligion occidentale (en italien : Il problemo del ateismo), Del Noce fait ressortir le fait très significatif que l’homme moderne occidental n’a pas simplement rejeté une religion, mais en fait deux religions, l’une après l’autre. D’abord, en conséquence de l’humanisme sceptique des Lumières, l’Occident (du moins sa classe supérieure, intellectuelle et politique) a très largement rejeté le Christianisme. C’est ici un fait que nous connaissons depuis les bancs de l’école. Mais Del Noce nous montre ensuite une chose bien moins connue. Il fait remarquer que, tout particulièrement depuis le redressement spectaculaire de l’Occident après la deuxième guerre mondiale, les classes dirigeantes de nos pays ont rejeté les préoccupations religieuses du Marxisme traditionnel. Que je cite ici directement Del Noce :

Je pense que l’on peut dire que la société opulente marque […] l’acceptation de toutes les critiques marxistes, tout en niant radicalement la religion marxiste, ce qui conduit à la possibilité de dire que la société opulente est une traduction empiriste et individualiste du marxisme. Mais, par ailleurs, le marxisme semble […] impuissant à la renverser.

En effet, la société opulente est la seule dans l’histoire du monde qui ne tire pas son origine d’une religion, mais qui naisse essentiellement contre une religion, même si, paradoxalement, cette religion est la religion marxiste. […]

Le rejet exprimé ou tacite des valeurs dont on a parlé fait que la seule valeur est réduite à la pure efficacité sensible. Dans la société du bien-être, les hommes sont réduits à la pure dimension économiciste de simples instruments d’une activité qui n’est pas ordonnée à autre chose qu’elle-même. […] Et cette absence de communication dans des valeurs universelles fait que le sujet ne peut se sentir tel que dans la recherche individuelle exaspérée du superflu. On a pu écrire à juste titre que « la société opulente […] est la société des « hommes vides » ; des êtres qui n’ont plus de fins, plus de valeurs, pas même le rappel, l’aiguillon du salut que peut être la souffrance matérielle ; des êtres qui ne peuvent se sentir vivants que dans l’excitation abstraite du sexe, ou dans les soubresauts subits et imprévisibles, dans les défoulements d’une anarchie sporadique et vaine. »[6]

Del Noce continue :

Ceci nous permet de comprendre que cette société est caractérisée par une théorie particulière de l’aliénation, tout à fait différente de la théorie marxiste : car ce qui l’intéresse, c’est en effet la récupération de la vitalité. D’où la curieuse union à laquelle on assiste du primitivisme instinctuel et de la technique. Se libérer de l’aliénation, cela signifie maintenant se libérer d’une répression et d’une inhibition des instincts (concrètement, de ce qui était traditionnellement appelé morale et qui est, du nouveau point de vue, éthique sexophobe). On estime en effet que l’énergie refoulée peut se manifester sous des formes d’agressivité, de haine et de ressentiment, préparation psychologique à ce qui paraît être l’objection la plus grave à la mentalité progressiste, la guerre.[7]

Quel espoir peut-il donc demeurer pour une Amérique égocentrique et matérialiste et pour une Europe occidentale tout aussi relativiste, car toutes deux ont rejeté les vraies valeurs, tant humaines que sociales, ancrées comme elles le sont dans l’être même de la Sainte Trinité ? Regardant au chaos moral et politique de nos cultures actuelles l’on songe aux paroles menaçantes du prophète Osée et datant du VIIIᵉ siècle avant Jésus-Christ :

Avec leur argent et leur or

Ils se sont fabriqué des idoles.

Ainsi [Israël] sera retranché (Os. 8:4).

C’est-à-dire, lorsque nous remplaçons le Dieu vivant par des idoles, à la fin ces idoles elles-mêmes nous détruiront, à moins que nous, à notre tour, détruisions nos idoles et que nous retournions au Dieu véritable par une repentance et une foi sincères. L’Ancien Testament dit au sujet du Royaume du Nord, Israël, avant qu’il ne soit emporté par l’étranger en captivité :

Ils se sont ralliés à des vanités et se sont rendus eux-mêmes vains (II Rois 17:15).

C’est-à-dire qu’ils ont suivi des idoles (ou des « vanités » ou des « dieux vides ») et sont ainsi devenus eux-mêmes vides. Est-ce pour cela que Del Noce appelle notre société une « société opulente d’hommes vides » ? Une des conséquences tragiques de la poursuite des faux dieux d’argent et d’or, c’est qu’une telle idolâtrie laisse l’âme de l’homme vide. Des personnes vides cherchent à remplir leur néant intérieur avec toujours plus de jouissances matérielles, et ils utiliseront la force brute contre d’autres afin de combler ce vide sans espérance. Ne serait-ce pas un tel néant qui, se cachant derrière l’agression sans fard, anime aujourd’hui notre société occidentale ?

Que faut-il donc attendre d’un proche avenir si on le contemple à la lumière de ce qui, dans l’histoire de l’univers moral de Dieu, est toujours arrivé à ces puissances vides et brutales ? L’épître aux Hébreux nous parle de « choses qui ne peuvent être ébranlées ». Où vont donc nous laisser les ébranlements que subit notre temps ? Selon ce que je vois, deux choses bien différentes pourraient nous arriver. D’abord, si les habitants de l’Occident persistent dans leur voie hédoniste et matérialiste, nos idoles vides (et les cultures qui les suivent) seront finalement fracassées, comme le furent l’économie et la puissance militaire de l’Ancienne Égypte au temps du Pharaon et de Moïse, ainsi que l’Empire Romain défunt, ou encore la Chrétienté médiévale disparue. Après une pareille destruction tragique, un peuple se lèvera qui honorera le vrai Dieu et traitera les autres hommes comme des personnes ayant la dignité d’âmes immortelles. Combien de temps un tel processus prendra, (et s’il aura même lieu) nul ne le sait.

Deuxièmement, dans la miséricorde gracieuse de Dieu et dans la bonté de sa providence (bien que nous ne le méritions pas), Il pourrait nous donner une chance encore ; c’est-à-dire un temps pour la repentance, l’humilité et le renouvellement de la foi et des bonnes œuvres d’une bonté pleine d’amour envers tous les hommes. L’histoire nous montre que ceci n’est pas impossible. La Grande-Bretagne était dans une condition morale très mauvaise au début du XVIIIᵉ siècle ; tant l’Église que la vie politique était dans un état de corruption, et beaucoup de gens étaient sans travail et se consolaient avec l’alcool à bon marché. Mais soudainement un grand réveil de vie spirituelle et de puissance se produisit par la prédication de John et de Charles Wesley, de George Whitefield et d’autres prédicateurs. La dissolution de vie et l’amertume sociale disparurent dans une foi renouvelée dans l’amour de Dieu manifesté envers nous par la croix de Jésus-Christ, qui aima les pécheurs suffisamment pour mourir pour eux et qui est ressuscité pour leur donner la vie éternelle. Certains historiens pensent que ce grand Réveil évangélique des années quarante explique pourquoi l’Angleterre n’a jamais connu, ni au XVIIIe, ni au XIXᵉ siècle, les violences de la Révolution française. L’Église se réveilla et les changements sociaux et culturels furent profonds. Une grande partie de la corruption qui empoisonnait la vie politique fut nettoyée, l’esclavage fut aboli et il y eut de grands progrès dans la condition des classes les plus pauvres, un fort développement de l’éducation et le renouvellement de la vie morale du pays.

Qui peut affirmer que ceci ne pourrait se reproduire ? Christ a dit qu’« avec Dieu tout est possible ». Mais pour accomplir une telle œuvre il nous faudra rien de moins que l’action de la main puissante de Dieu. Le livre de l’Ecclésiaste dans l’Ancien Testament nous rappelle : « que la course n’est pas aux agiles, ni la guerre aux plus vaillants. […] » (Eccl. 9:11). Et le prophète Zacharie dit de son côté : « Ce n’est ni par la puissance, ni par la force, mais c’est par mon Esprit, dit l’Éternel des armées » (Zach. 4:6). C’est certainement pour cela qu’Osée (qui nous a montré que les idoles détruisent ceux qui les suivent) termine sa prophétie par des invitations et des promesses pleines de grâce : « O Israël, tu t’es détruit toi-même ; mais en moi se trouve ta santé » (Os. 13:9). et encore « Éphraïm, qu’ai-je à faire encore avec les idoles ? Je l’exaucerai, je le suivrai des yeux. Je serai comme un cyprès verdoyant. C’est de moi que vient le fruit » (Os. 14:8).

Conclusion

En fin de compte, il n’est pas tellement important pour nous de savoir si nous nous trouvons à la fin d’une époque ou simplement dans une période d’« ébranlement » mineur plutôt que majeur. L’épître aux Hébreux nous apprend à regarder moins à l’ébranlement lui-même et davantage à Celui qui ébranle. Ce livre de la Bible contient un chapitre qui nous rappelle la foi triomphante des saints qui passèrent, eux aussi, par toutes sortes d’ébranlements.

D’autres éprouvèrent les moqueries du fouet, bien plus, les chaînes et la prison. Ils furent lapidés, mis à l’épreuve, sciés, ils furent tués par l’épée, ils allèrent çà et là, vêtus de peaux de brebis et de peaux de chèvres, dénués de tout, opprimés, maltraités – eux dont le monde n’était pas digne ! – errants dans les déserts, les montagnes, les cavernes et les antres de la terre […] (Héb. 11:35-38).

Néanmoins, la réponse chrétienne et biblique à ce catalogue de souffrances n’est aucunement le désespoir. Bien plutôt, l’auteur continue :

Nous donc aussi, puisque nous sommes environnés d’une si grande nuée de témoins, rejetons tout fardeau et le péché qui nous enveloppe si facilement, et courrons avec persévérance l’épreuve qui nous est proposée, les yeux fixés sur Jésus, qui est l’auteur de la foi et qui la mène à la perfection. Au lieu de la joie qui lui était proposée, il a supporté la croix, méprisé la honte, et s’est assis à la droite du trône de Dieu (Héb. 12:1-2).

C’est ma conviction sincère que de tels passages, tirés des Saintes Écritures, peuvent encore diriger nos cœurs et nos pensées dans la bonne direction, à mesure que nous réfléchissons au Christ éternel qui, Lui, demeure constant et fidèle à travers tous les ébranlements et les troubles du temps, et qui est toujours disposé à être plein de grâce et de miséricorde envers tous ceux, quelque mauvaise qu’ait pu être leur vie, qui se tournent vers Lui par la foi. Dans l’histoire du passé, lorsque les sociétés humaines se sont vidées de leur courage et de leurs convictions morales en suivant des idoles vides, Dieu a permis à de terribles ébranlements de les secouer afin de les réveiller et de les ramener à Lui. S’il accomplit à nouveau une œuvre pareille, nous pourrons nous attendre à des choses merveilleuses. Une foi renouvelée dans le vrai Dieu serait certainement accompagnée par la disparition de l’arrogance extrême des gouvernements de nos nations et un renouvellement dans le zèle de nos peuples pour le travail, l’honnêteté et la bonté dans la vie de tous les jours. Elle retiendrait l’hédonisme et produirait des avances remarquables de nos libertés et de nos connaissances.

La raison pour laquelle la foi en Christ est si étroitement liée au renouvellement complet des gouvernements et des cultures est que ce dernier ne peut voir le jour sans le premier. Cette dépendance du renouvellement de la culture sur le renouveau de la foi est bien expliqué par le grand théologien orthodoxe serbe, le Père Justin Popovitch, que je lis avec grand profit. Je conclurai en citant un passage de son ouvrage, L’Homme et le Dieu-Homme :

Le Dieu-Homme, le Christ, ôte le péché et franchit le premier le gouffre que celui-ci avait créé entre le temps et l’éternité, entre l’homme et Dieu, entre l’homme et les autres êtres. C’est ainsi qu’il rétablit dans la conscience et la connaissance de l’homme l’unité entre l’homme et Dieu, entre le temps et l’éternité, entre lui-même et le reste du monde. C’est pourquoi les hommes qui ont l’esprit et la foi dans le Christ, quand ils combattent contre le péché, combattent pour rétablir en eux-mêmes la connaissance pleine et intégrale du monde, pour arriver à la plénitude et l’intégrité de l’homme.[8]

Douglas F. Kelly[9]

[1]      Conférence donnée à Giessbach en Suisse pour le compte du Congrès organisé par la Fondation Franz Weber en mai 1999 dans le but d’examiner les conséquences de la guerre de l’Otan contre la Serbie.

[2]      J. H. Van Den Berg, The Human Body,

[3]      Charles Norris Chochrane, Christianity and Classical Culture. A Study of Thought and Action from Augustus to Augustine, Oxford University Press, Oxford, 1940.

[4]      Alexandre Soljénitsyne, Le déclin du courage, Seuil, Paris, 1978, p. 14-16.

[5]      Voyez L’irreligion occientale, Fac-Éditions, Paris, 1995. Traduction partielle de Il problema del ateismo.

[6]      Cette citation que donne Del Noce vient de l’ouvrage de Franco Roldano, Il pensiero cattolico di fronte alla « societa opulente ».

[7]      Augusto Del Noce, L’irreligion occidentale, op. cit., p. 274, 277, 279.

[8]      Père Justin Popovitch, L’Homme et le Dieu-Homme, L’Âge d’Homme, Lausanne, 1989, p. 43.

[9]      Douglas F. Kelly est Professeur de Théologie Systématique au Reformed Theological Seminary de Charlotte en Caroline du Nord. Il est l’auteur de plusieurs livres dont, If God already knows – Why pray ?, Christian Focus Publications, Fearn, Scotland ; The Emergence of Liberty in the Modern World. The Influence of Calvin on Five Governments from the 16th Through 18th Centuries, Presbyterian and Reformed, Philadelphia, 1992 ; Creation and Change. Genesis 1.1 – 2.4 in the light of changing scientific paradigms, Christian Focus Publications, Fearn, Scotland, 1997.