La plus haute forme du drame est la tragédie. L’histoire des Serbes est tout entière tragique. La voie du peuple serbe l’a amené à parcourir une crête abrupte surplombant un gouffre. Seul un somnambule pourrait faire un tel trajet sans crainte, car les frayeurs qu’on y éprouve sont innombrables.
Si les Serbes avaient regardé le gouffre au-dessus duquel ils marchaient, ils auraient été terrifiés, ils auraient trébuché et seraient tombés. Mais en regardant devant eux, vers le ciel et vers Dieu qui disposait de leur destin, ils gardèrent leur foi en Lui et conservèrent leur allure, inconsciemment ou tout juste à demi-conscients. C’est pourquoi ils réussirent à parcourir cette crête, comme aucun autre peuple européen ne l’a jamais fait jusqu’à aujourd’hui.
Parfois le peuple serbe a failli perdre pied et il commençait à glisser, mais ils réussirent à remonter sur le sentier étroit au sommet de la falaise vertigineuse. Le peuple serbe savait qu’il n’y a qu’une seule voie correcte, la voie de son destin et de son salut.
Certains Serbes ont perdu pied, ils ont commencé à tomber et n’ont pas réussi à remonter sur le sentier. Ils ont plongé vers leur mort. Mais la majorité du peuple serbe a toujours réussi à remonter sur le sentier – cette voie tragique de la souffrance et de la résurrection, la voie du Christ, avec qui les Serbes ont conclu une alliance de service.
Sur cette voie étroite qui surplombe l’abîme, les Serbes n’ont été guidés par personne. Ni théoricien, ni homme d’action qui les dirigeât, ni philosophe qui spéculât ou conjecturât, ni même l’un de ces savants qui connaissent tout après coup, mais rien avant.
Sur cette voie étroite qui surplombe l’abîme ils n’ont trouvé comme aide que Celui qui était déjà passé par cette voie, Celui qui pouvait être pour eux un guide fidèle et véridique. Sur la voie terrifiante que les Serbes parcourent depuis plus de 800 ans, leur guide a toujours été Jésus-Christ, le seul qui soi venu de la ville vers laquelle ils sont en route, pour leur montrer le chemin, ou, plus exactement, pour être à la fois et chemin et guide sur le chemin.
Depuis Adam jusqu’à la fin des temps et jusqu’aux limites de l’univers, nul autre que Lui n’est parvenu de là-bas, de cette ville inconnue, pour en montrer la voie et pour guider les voyageurs vers leur destination – vers la Cité des cieux.
Couvert de blessures et de sang au-dessus de son précipice de somnambule, le peuple serbe l’a compris. C’est pourquoi il a méprisé tous les théoriciens, repoussé les philosophes et les sciences cliniques de l’Occident, comme le juste Drasko rejetait Venise dévorée par les vers, et il a saisi la frange de la robe du Christ, le seul guide fidèle.
Non-chrétiens comme chrétiens souffrent en ce monde, Une question se pose alors : si les païens et les athées souffrent, pourquoi les chrétiens souffrent-ils eux aussi ? Voilà en vérité une grande question, une question qui tourmente les âmes de nombreux disciples inquiets du Christ. Mais même si la souffrance des croyants et des non-croyants semble égale, le sens de la souffrance est incomparablement différent.
Supposez une montagne accidentée et escarpée, couverte d’épaisses forêts, et qu’au sommet de la montagne se trouve une cité rayonnante. La montagne est contournée par une route, large et brillante, qui ne mène nulle part puisqu’elle tourne en rond. Sur la montagne, longeant la falaise, un étroit sentier conduit à la cité au sommet de la montagne.
Quelques voyageurs parcourent cette large route circulaire autour de la montagne, sans savoir ni pourquoi ils marchent ni où ils vont, sans aucun espoir d’une vie meilleure au bout du chemin, ni d’aucune sorte de récompense de leur trajet. Les autres voyageurs grimpent par cet étroit sentier sur la montagne, sachant pourquoi ils peinent et où ils sont conduits.
Les premiers voyageurs sont les païens et les athées, les fils de l’ombre et du Royaume terrestre ; les seconds sont les chrétiens, les fils de la lumière et du Royaume des cieux. Aussi peinent-ils, mais endurent-ils avec joie leurs difficultés, parce qu’ils se savent en route vers la maison, vers leur patrie éternelle, vers la cité du Roi suprême, sous l’aile protectrice de leur Père céleste. Ils savent surtout que la main du Seigneur est là pour les aider, et que leur ange gardien les accompagne.
C’est encouragé par cette certitude, par cette connaissance visionnaire, que les Serbes ont pu parcourir des siècles d’épreuves et de souffrances.
Nicolas Velimirovitch
Nicolas Velimirovitch, Théodule. Le peuple serbe comme serviteur de Dieu, L’Âge d’Homme, Lausanne, 1999, p. 34-37. Nicolas Velimirovitch fut, avec Justin Popovitch, le plus important théologien serbe du XXᵉ siècle. À la suite de la rédaction de Théodule, écrit en 1941, il fut interné par les Allemands à Dachau. Après la guerre il se réfugia aux États-Unis, préférant l’exil à la soumission au régime communiste qui, avec la complicité de l’Occident, s’était emparé de son pays, la Yougoslavie.