Dieu, l’homme et le monde : Réflexions sur l’écologie

par | Résister et Construire - numéros 47-48

Introduction

Les révolutions industrielles des deux derniers siècles ont permis au monde occidental de connaître un développement économique exceptionnel. L’apparition de nouvelles machines et la découverte de nouvelles sources d’énergie permirent en effet de multiplier à l’extrême les capacités de production de nos sociétés et par là même leur richesse. Si ces développements fulgurants et leurs conséquences économiques, sociales et philosophiques rapidement analysés (en bien ou en mal), il aura fallu attendre le XXᵉ siècle pour qu’une réflexion relative aux conséquences écologiques de ce phénomène soit entreprise.

À l’heure actuelle, la réflexion et l’action écologiques occupent les devants de la scène politique, poussées par le militantisme persévérant des partis écologistes et par certains types de spiritualités relevant du Nouvel âge.

Le but du présent article est de présenter certains problèmes philosophiques et théologiques liés à la question de l’écologie. Partant du principe que la foi chrétienne ne touche pas seulement à ce qu’il est convenu d’appeler le domaine spirituel, mais qu’elle doit éclairer l’ensemble de la réalité créée, il s’agira de développer une réflexion qui tienne compte des débats actuels pour présenter une alternative cohérente aux problèmes soulevés par les idéologies passées et présentes.

Pour ce faire, nous commencerons par aborder une école de pensée et d’action écologiques qui n’a cesse de monter en puissance : il s’agit de la deep ecology ou écologie profonde. Après quoi, nous nous pencherons sur les critiques émises par un philosophe français – Luc Ferry[1] – à l’égard de ce mouvement. Enfin, nous présenterons une conception chrétienne de l’écologie et mettrons en évidence l’écart qu’il y a entre cette position et celles qui auront été étudiées préalablement.

L’écologie profonde

La notion d’écologie profonde provient des universités américaines, où, dans les années soixante, certains théoriciens ont ressenti le besoin d’opérer une distinction fondamentale au sein de la mouvance écologique. À partir de ce moment, on ne parlera plus de façon générale d’écologie, mais d’écologie profonde et d’écologie superficielle. Que reprochent les nouveaux écologistes profonds à la pensée écologique dite superficielle ? Principalement de ne pas aller suffisamment loin dans l’analyse des problèmes écologiques de notre temps et, par conséquent, de ne proposer que des solutions inadéquates. Pour comprendre l’étendue du désaccord, il convient de présenter brièvement ces deux manières de concevoir l’écologie.

L’écologie superficielle pèche, aux yeux des écologistes profonds, dans le fait qu’elle reste attachée à une vision « anthropocentrique » du monde. Le mot anthropocentrisme vient du grec (anthropos = homme) et définit une pensée « qui fait de l’homme le centre du monde et considère le bien de l’humanité comme la cause finale du reste des choses[2] ». Appliqué à l’écologie, l’anthropocentrisme débouche sur la position suivante :

À travers la nature, c’est encore et toujours l’homme qu’il s’agit de protéger, fût-ce de lui-même lorsqu’il joue les apprentis sorciers. L’environnement n’est pas doté ici d’une valeur intrinsèque. Simplement, la conscience s’est fait jour qu’à détruire le milieu qui l’entoure, l’homme risque bel et bien de mettre sa propre existence en danger et, à tout le moins, de se priver des conditions d’une vie bonne sur cette terre (Luc Ferry, op. cit., pp. 26-27).

Dans cette forme de pensée écologique, la nature n’est prise en considération que parce qu’elle est l’environnement de l’être humain. Si l’on s’intéresse à elle, ce n’est pas d’abord pour elle-même, mais simplement dans la mesure où la survie de l’homme en dépend. L’homme reste au centre d’un tel système de pensée, c’est pourquoi l’écologie superficielle est anthropocentrique.

Qu’en est-il alors de l’écologie profonde ? Il s’agit du type de pensée écologique qui tente de dépasser la vision anthropocentrique de la réalité pour adopter une perspective « cosmocentrique ». L’homme ne doit alors plus être placé au centre, car cette place est désormais occupée par le monde pris comme un tout, le cosmos. Voici comment Ferry présente l’écologie profonde :

L’ancien « contrat social » des penseurs politiques est censé faire place à un « contrat naturel » au sein duquel l’univers tout entier deviendrait sujet de droit : ce n’est plus l’homme, considéré comme centre du monde, qu’il faut au premier chef protéger de lui-même, mais bien le cosmos comme tel qu’on doit défendre contre les hommes. L’écosystème – la biosphère – est dès lors investi d’une valeur intrinsèque bien supérieure à celle de cette espèce, somme tout plutôt nuisible, qu’est l’espèce humaine (ibid., p. 28).

Dans cette perspective, la nature prise comme un tout prime sur l’espèce humaine ; l’homme n’est plus qu’un élément du cosmos parmi tant d’autres et n’a aucune dignité spécifique, ni aucun droit supérieur aux animaux ou aux arbres.

Il est important de bien prendre la mesure de cette distinction fondamentale entre écologie superficielle et écologie profonde, pour réaliser à quel point la seconde représente une rupture importante avec la manière moderne de concevoir les rapports de l’homme au monde. Et cela est d’autant plus important que l’écologie profonde monte actuellement en puissance dans notre monde occidental, notamment par le biais d’un lobbying très efficace auprès des organismes internationaux. C’est pourquoi nous allons considérer ce mouvement écologique profond sous trois angles différents : philosophique, théologique et politique.

D’un point de vue philosophique, l’écologie profonde est une forme classique de monisme. Le monisme « se dit de tout système philosophique qui considère l’ensemble des choses comme réductible à l’unité[3] ». Dans le cas qui nous occupe, l’unité réside dans le monde : tous les éléments de ce dernier, les hommes, les animaux, les végétaux et les minéraux n’ont pas de valeur en eux-mêmes. Ils n’en ont que dans la mesure où ils appartiennent à l’unité fondamentale, au cosmos.

Un exemple très parlant permettra de comprendre cette position philosophique. À plusieurs reprises, les théoriciens de l’écologie profonde fustigent ce qu’ils nomment le « spécisme ». Ce mot est construit selon la logique qui a donné des mots comme « racisme » ou « sexisme » et traduirait un préjugé ou une attitude de parti pris en faveur des intérêts des membres de sa propre espèce. L’argumentation contre le racisme ou le sexisme est récupérée et appliquée sans autres à la défense des différentes espèces qui composent notre monde contre toute forme d’exploitation par l’homme. Voici comment Ferry présente l’argument des écologistes profonds américains :

Après l’émancipation des Noirs, des femmes, des enfants et des bêtes, serait venu le temps des arbres et des pierres. La relation non anthropocentrique à la nature trouverait ainsi sa place dans le mouvement général de la libération permanente qui caractériserait l’histoire des États-Unis (ibid., p. 119).

Une telle argumentation rend manifeste le fait que dans le système de l’écologie profonde, il n’y a plus de différences fondamentales entre les règnes de la nature (minéral, végétal, animal et humain) : seul le cosmos, le monde pris comme un tout indistinct, compte.

D’un point de vue théologique, le monisme de l’écologie profonde débouche tout naturellement sur une forme de culte à laquelle l’esprit humain est très enclin, le panthéisme. Le panthéisme est la « doctrine d’après laquelle tout est Dieu, Dieu et le monde ne font qu’un[4] ». Le constat de Luc Ferry à ce sujet est là encore très éclairant :

J’ai souvent été frappé au fil de mes lectures par la fréquence avec laquelle des expressions religieuses – « valeurs sacro-saintes », « sainteté de la vie », etc. – revenaient sous la plume des écologistes profonds dès lors qu’il s’agissait d’évoquer le vivant en général. On doit bien convenir que le fait s’explique assez par le caractère holistique de cette pensée : voulant dépasser les limites de l’humanisme, elle en vient à considérer la biosphère comme une entité quasi divine, infiniment plus élevée que toute réalité individuelle, humaine ou non humaine. A la fois extérieure aux hommes et supérieure à eux, elle peut à la limite être regardée comme leur véritable principe créateur – par où l’on retrouve l’une des figures classiques de la divinité (ibid., p. 132).

Malgré des formulations très prudentes – laïcité oblige ? –, Ferry analyse fort bien la situation et, par l’exemple qu’il donne, rend manifeste le fait que l’homme, créature religieuse, ne peut s’abstenir de toute forme d’adoration.

Il est intéressant de relever à ce stade que le monisme et le panthéisme véhiculés par l’écologie profonde rencontrent de très sûrs alliés dans la mouvance du Nouvel âge. Cette nébuleuse spirituelle draine en effet de nombreuses idées similaires et tout cela finit par former des alliances intellectuelles et militantes très puissantes, qui sont toutes entières orientées contre une conception chrétienne de la réalité.

Le troisième angle à partir duquel il convient d’analyser l’écologie profonde est celui de la politique, puisque comme toujours, les réflexions philosophiques et théologiques ne manquent pas d’avoir des conséquences sur la vie publique. Il convient ici de revenir sur la distinction présentée précédemment entre écologie superficielle et écologie profonde. En matière de politique, la première a des objectifs réformistes : il ne s’agit pas de renverser les fondements des sociétés modernes mais de conduire un certain nombre de réformes qui permettent de concilier les exigences de l’économie et de l’industrie aux contraintes écologiques. Par contre, l’écologie profonde a des visées politiques révolutionnaires :

L’écologie profonde, à la différente de l’environnementalisme de type réformiste [i.e. l’écologie superficielle], n’est pas simplement un mouvement social pragmatique, orienté vers le court terme, avec pour but de stopper l’énergie nucléaire ou de purifier les cours d’eau. Son objectif premier est de remettre en question les modèles de pensée conventionnels dans l’Occident moderne et d’y proposer une alternative (ibid., p. 120).

Le message est clair : les perspectives philosophiques et théologiques de l’écologie profonde doivent déboucher sur une remise en question fondamentale de la culture occidentale. Au niveau politique, la démocratie libérale qui caractérise plusieurs pays occidentaux risque de faire les frais de l’avènement de la pensée écologique profonde[5]. Ferry étaie un tel avis en citant un extrait du journal de l’organisation écologiste Greenpeace :

Les systèmes de valeurs humanistes doivent être remplacés par des valeurs suprahumanistes qui placent toute vie végétale et animale dans la sphère de prise en considération légale et morale. Et, à la longue, que cela plaise ou non à tel ou tel, il faudra bien recourir le cas échéant à la force pour lutter contre ceux qui continuent à détériorer l’environnement (ibid., pp. 126-127).

D’autres – toujours cités par Ferry – vont même jusqu’à rêver d’un « gouvernement mondial qui puisse oppresser les populations afin de réduire toutes les pollutions et changer les désirs comme les comportements par des manipulations psychologiques (ibid., p. 127. Ndr. : il s’agit ici de Jean Fréchaut). »

Le caractère révolutionnaire de l’écologie profonde est ici facilement perceptible. Alors que dans la pensée marxiste, l’avènement d’une société sans classe ne peut avoir lieu qu’après un temps pendant lequel le prolétariat aura exercé sa dictature (en vue d’anéantir toutes les structures de la société bourgeoise), la pensée écologique profonde préconise une forme de dictature verte exercée par divers organismes internationaux en vue de briser les modes de vie actuels.

À ce stade, le désir est grand de penser qu’il ne s’agit là que de phénomènes périphériques, exagérément amplifiés par un philosophe en mal d’audience. Si un tel désir devait se manifester, la lecture de L’Empire écologique de Pascal Bernardin[6] s’impose. L’auteur présente en effet une quantité impressionnante (parfois même jusqu’à la nausée) de documents émanant de multiples organismes internationaux qui vont tous dans le sens des extraits mentionnés ci-dessus. Sans forcément adhérer à toutes les thèses de l’auteur, il est difficile de ne pas être saisi par la présentation d’un aussi grand nombre de sources qui convergent et donnent à penser que l’écologie profonde est d’ores et déjà bien implantée dans les hautes sphères de divers organismes internationaux et que ses programmes coercitifs sont bien engagés.

L’écologie profonde forme donc un système de pensée philosophique et religieux cohérent qui débouche sur une action politique parfaitement définie et en pleine expansion. Avant de passer à une critique chrétienne de ce mouvement, il est intéressant de se pencher sur celle qu’émet Ferry dans son ouvrage. Le but du présent article n’est en effet pas seulement de présenter une vision chrétienne de l’écologie mais également de faire face aux grands courants de pensée actuels pour mettre en évidence leurs forces et leurs faiblesses. Ce n’est qu’au prix d’un tel détour qu’on pourra développer une réflexion chrétienne qui soit cohérente et apte à faire face aux réalités actuelles. Il sera alors possible de voir qu’une réponse fondée sur les présupposés de la philosophie moderne est incapable de s’opposer efficacement à l’écologie profonde. Cela mettra en lumière les faiblesses d’une pensée occidentale qui a voulu se développer hors de toute révélation chrétienne.

Retour à l’humanisme ?

L’écologie profonde développe un arsenal dirigé contre la Modernité philosophique[7]. L’héritage philosophique de René Descartes et d’Emmanuel Kant est assailli par ce mouvement et Luc Ferry se fait alors l’ardent défenseur d’une tradition qui fait la fierté de bien des Français. Pour comprendre les enjeux de ce débat, il est important de revenir brièvement sur certains éléments de la pensée de Descartes et de Kant[8].

Deux aspects importants de la pensée de Descartes sont son dualisme et son anthropocentrisme. Sans développer la question de l’anthropocentrisme[9], rappelons que le dualisme s’oppose au monisme et peut être défini comme « la doctrine qui admet deux principes premiers irréductibles des choses[10] ». Chez Descartes, les deux principes premiers sont l’étendue et la pensée. La notion d’étendue définit tout ce qui touche à la réalité des corps, au monde matériel. La notion de pensée définit tout ce qui ne relève pas de la réalité matérielle mais des choses spirituelles (l’esprit, l’âme, la raison). Le domaine de l’étendue est tout entier régi par un déterminisme de type mécaniste : ce domaine est clos, fermé sur lui-même et peut être décrit exhaustivement par les lois de la physique, de la chimie et de la biologie. Le domaine de la pensée se caractérise quant à lui par la liberté ; contrairement à l’étendue, il n’y a ici nulle place pour le déterminisme.

Nous nous trouvons donc face à un dualisme étendue / pensée, monde physique / monde spirituel, déterminisme / liberté. Les minéraux, les végétaux et les animaux n’appartiennent qu’au premier domaine. L’homme, composé d’un corps et d’une âme appartient aux deux, les anges et Dieu ne relèvent que du second domaine.

Kant, et avec lui de nombreux penseurs du XVIIᵉ siècle vont réaménager ce dualisme cartésien en développant plutôt les notions de nature et de liberté. Ce qui relève de la nature ne possède aucune liberté ; ce qui relève de la liberté n’est en rien conditionné par la nature.

Cette pensée quelque peu abstraite va prendre forme sous la plume de Jean-Jacques Rousseau, qui incarne à merveille l’esprit de son temps :

Je ne vois dans tout animal qu’une machine ingénieuse, à qui la nature a donné des sens pour se remonter elle-même, et pour se garantir jusqu’à un certain point de tout ce qui tend à la détruire ou à la déranger. J’aperçois précisément les mêmes choses dans la machine humaine ; avec cette différence que la nature seule fait tout dans les opérations de la bête, au lieu que l’homme concourt aux siennes en qualité d’agent libre. L’une choisit ou rejette par instinct, et l’autre par un acte de liberté : ce qui fait que la bête ne peut s’écarter de la règle qui lui est prescrite, même quand il lui serait avantageux de le faire, et que l’homme s’en écarte souvent à son préjudice (cité par Ferry, op. cit., p.39).

Et Ferry de commenter ce passage de façon on ne peut plus fidèle au dualisme nature / liberté :

[L’humanité de l’homme] réside dans sa liberté, dans le fait qu’il n’a pas de définition, que sa nature est de ne pas avoir de nature, mais de posséder la capacité de s’arracher à tout code où l’on prétendrait l’emprisonner. Ou encore : son essence est de ne pas avoir d’essence (ibid., p. 40).

La liberté est ainsi conçue comme étant ce qui dépasse toute forme de conceptualisation ou de définition, puisque seule la nature peut être définie. Relevons enfin que pour Kant comme pour Luc Ferry, l’homme est le seul être libre. Aucun autre être ne possède cette possibilité de s’arracher à sa naturalité, à son instinct pour accéder au monde de la liberté. Pour désigner ce qui vient d’être présenté, la philosophie moderne a parlé de la « transcendance » de l’homme. Il faut comprendre par là le fait que l’essence de l’homme ne peut jamais véritablement être saisie, qu’elle est au-delà de toute expérience possible. En effet, l’homme étant libre, il peut toujours échapper aux multiples déterminations en exerçant sa volonté.

Nous touchons ici un élément central de l’argumentation de Ferry contre l’écologie profonde. Aux yeux de ce philosophe, les écologistes profonds commettent une grave erreur en oubliant ce caractère transcendant de l’homme. L’homme seul est véritablement libre, ce qui lui confère une place à part dans la nature. Or, le monisme de ces derniers leur interdit d’envisager la dualité nature / liberté et les pousse à tout placer sur le même plan.

L’absence d’esprit de distinction qui caractérise les écologistes profonds contient en puissance d’effrayantes déviations. Ainsi, Ferry ne voit pas sans crainte une possible dérive totalitaire, où l’être humain, réduit à sa dimension purement naturelle, serait tout entier subordonné à l’équilibre supérieur de la nature. Des questions comme celles de l’euthanasie ou du contrôle mondial de la population pourraient prendre dans ce contexte un sens dramatique, puisque l’homme, privé de son caractère transcendant, n’aurait plus cette dignité particulière qui lui assurerait un droit à l’existence supérieur à celui des végétaux ou des animaux. Son existence pourrait alors être soumise au bien ultime que représente l’équilibre de la biosphère.

Pour donner encore du poids à son argument, Ferry étudie dans la deuxième partie de son ouvrage les lois écologiques promues par le régime nazi dans les années 30. Il est frappant de constater que des thèses écologiques proches de celles promues par l’écologie profonde côtoient, dans un même système de pensée, un mépris de la vie et de la dignité humaines sur lequel il est inutile de revenir. Les penseurs nazis, après avoir privé l’homme de tout caractère transcendant, se sont sentis libres d’agir sur lui comme bon leur semblait pour atteindre un idéal supérieur.

Dans les deux cas, le passage du dualisme nature / liberté à un système de pensée moniste se fait au détriment de la liberté : tout est réduit à la dimension naturelle. L’homme perd ce qui le différencie fondamentalement du reste de la nature et devient alors l’auteur et la proie des pires exactions[11].

La critique philosophique que mène Ferry refuse la vision moniste de la réalité et tente de rendre à l’homme la place spécifique qui lui revient. Il se heurte cependant à un obstacle : la tradition philosophique dont il est l’héritier est sans doute à l’origine de bien des problèmes écologiques de notre temps. Le dualisme cartésien a en effet permis le développement d’un mépris de la nature, considérée comme un automate.

Ne se sentant pas plus à l’aise avec ce pan de son héritage philosophique qu’avec l’écologie profonde, Ferry tente de développer « une théorie des devoirs envers la nature ». Voilà ce qu’il en dit :

Non bien sûr, au sens où elle [la nature] serait le sujet et le partenaire d’un contrat naturel – ce qui n’a guère de sens – mais parce que l’équivocité de certains êtres ne saurait laisser indifférents ceux qui tiennent aux idées qu’ils nous font le bonheur d’incarner. Équivocité est bien le terme qui convient : êtres mixtes, synthèses de matière brute et d’idées cultivées, ils participent autant de la naturalité que de l’humanité. Il faudrait ainsi faire une phénoménologie des signes de l’humain dans la nature pour accéder à la conscience claire de ce qui, en elle, peut et doit être valorisé (ibid., pp. 211-212).

Sans entrer dans le détail de ce projet, relevons simplement qu’il tend à réaménager la place pour une forme d’anthropocentrisme. Comme le montre la dernière phrase de cet extrait, une volonté de valoriser la nature accompagne ce retour de l’anthropocentrisme. Ce dernier ne peut plus dès lors légitimer n’importe quelle attitude à l’égard de la nature mais doit servir de base à une réflexion renouvelée sur celle-ci.

Dieu, l’homme et le monde

Après avoir abordé la question de l’écologie profonde et étudié les critiques émises par Ferry à ce sujet, nous allons à présent mener une réflexion plus spécifiquement chrétienne au sujet de l’écologie. Celle-ci se fera principalement en deux temps : le premier consistera à présenter dans les grandes lignes une conception biblique de l’écologie. Dans un deuxième temps, il faudra revenir sur les positions de l’écologie profonde et de Ferry pour les confronter au modèle biblique.

Pour développer une conception chrétienne de l’écologie, il s’agit avant tout de saisir avec précision la manière dont la Bible articule les rapports entre Dieu, l’homme et le monde.
La première articulation à aborder est celle entre Dieu et le monde, sa création. « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre (Ge. 1:1) ». Il est possible, à partir de ce verset initial de la Bible, de dégager quelques éléments importants :

  • Avant que le monde soit créé, Dieu est. Dieu seul est éternel et tout ce que contient le monde, les choses terrestres et les choses célestes ont un commencement. Le texte de la Genèse réfute donc l’idée assez répandue de nos jours selon laquelle l’énergie ou la matière seraient éternelles. La création divine est une création ex nihilo (à partir de rien).
  • Dieu et le monde sont radicalement séparés. Le monde n’est pas un prolongement, une émanation (au sens ontologique, qui relève de l’être) du principe divin. En théologie, on parle de la transcendance de Dieu.
  • Le monde créé reflète cependant le caractère de Dieu. Tout comme une œuvre d’art, sans être une émanation de l’artiste qui l’a produite, ne rend pas moins compte du caractère profond de ce dernier, ainsi la réalité créée manifeste la gloire du créateur : « Les cieux racontent la gloire de Dieu, et l’étendue céleste annonce l’œuvre de ses mains (Ps 19:1). »

La deuxième articulation qu’il convient d’aborder est celle entre Dieu et l’homme. Voici un extrait du texte de la Genèse qui éclaire cette question :

Dieu dit : faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance, pour qu’il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur le bétail, sur toute la terre et sur tous les reptiles qui rampent sur la terre. Dieu créa l’homme à son image : il le créa à l’image de Dieu, homme et femme il les créa. Dieu les bénit et Dieu leur dit : Soyez féconds, multipliez-vous, remplissez la terre et soumettez-la. Dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel et sur tout animal qui rampe sur la terre (Ge 1. 26-28).

Ce passage nous permet de dégager les éléments suivants :

  • Tout comme le reste du monde, l’homme est créé par Dieu. Il y a donc une certaine connivence entre l’homme et le reste du monde créé. L’être humain n’est pas un extra-terrestre implanté artificiellement dans une réalité sans rapport avec sa nature.
  • Une différence importante est cependant perceptible, puisque seul l’homme est créé à l’image de Dieu. Sans entrer dans le détail, il est possible d’avancer que l’homme est à l’image de Dieu dans la mesure où, tout comme son créateur, il est un être personnel (de par son intelligence et le fait qu’il ait une âme) et moral (car capable de bien ou de mal). La nature est un reflet de la gloire de son créateur, mais il n’est jamais dit d’elle qu’elle a été faite à l’image de Dieu : cette différence est essentielle.
  • Dieu confie à l’homme un mandat particulier : celui de dominer et de gérer la création. L’homme est ainsi établi gérant du monde dans lequel il est placé ; gérant et non propriétaire, car la terre appartient à Dieu.

La dernière articulation qu’il convient d’aborder est celle entre l’homme et le monde. Sans revenir sur ce qui vient d’être dit, on peut caractériser cette articulation par les termes de proximité et de distance. Proximité, car l’homme fait partie intégrante de la création et est donc profondément enraciné dans la nature. Distance, car il n’en est pas un élément comme les autres. Créé à l’image de Dieu, il possède une dignité supérieure ; mandaté pour gérer la création, il dispose d’un pouvoir d’action et d’une autorité légitimes sur cette dernière.

  1. Douma synthétise fort bien ces trois rapports qui sous-tendent la conception chrétienne de l’écologie, qui n’est ni anthropocentrique, ni cosmocentrique, mais théocentrique (ayant Dieu pour centre) :

Le monde est création de Dieu et non de l’homme à qui il n’appartient pas. La création n’est pas sous la seigneurie de l’homme, mais sous celle de Dieu. L’homme agit seulement en maître dans une création qui reste propriété de Dieu et qu’il a reçue en prêt, pour la régir selon les normes de la justice divine et non celles qu’il forge dans son désir de puissance. L’homme avec son pouvoir n’est pas au centre de tout. Certes, il occupe, dans la création, une place centrale, mais il n’en est pas « le couronnement ». Dieu a créé le monde pour sa propre gloire, et le couronnement de la création est le « sabbat » de Dieu. Avec toutes les créatures terrestres et célestes, l’homme apporte à Dieu sa louange et il jouit du sabbat de Dieu. Même sans l’homme, les cieux célébreraient l’honneur de Dieu[12].

Le fait que le septième jour de la création soit consacré au repos et à l’adoration de Dieu n’est pas innocent : par là est manifesté que ce n’est pas plus la nature que l’homme qui est la fin de toute chose, mais Dieu.

Il est important, suite à ce qui vient d’être avancé, de relever à quel point la critique qui consiste à voir dans le développement de la foi chrétienne une cause de l’exploitation outrancière de la nature par l’homme est inepte. On retrouve régulièrement ce point de vue dans les ouvrages des écologistes profonds, des tenants du Nouvel âge et de philosophes proches de Martin Heidegger[13]. La cause principale des excès dans l’exploitation de la nature – car excès il y a – relève beaucoup plus certainement du dualisme cartésien.

Par cette remarque, nous entrons dans la deuxième moitié de cette dernière partie : la vision chrétienne de l’écologie étant présentée, il convient à présent de la confronter aux thèses de l’écologie profonde ainsi qu’à celles de Ferry.

Nous avons vu comment l’écologie profonde se caractérise du point de vue philosophique par un monisme et du point de vue théologique par un panthéisme. La critique de ce mouvement passera donc par une critique de ces deux positions. La dimension politique du projet, critiquée de façon pertinente par Ferry, sera abordée dans un deuxième temps.

Une réfutation chrétienne du monisme passe par une réflexion sur le rapport entre Dieu et le monde, et plus particulièrement sur la manière dont le monde reflète l’être de Dieu. Avant d’entrer dans le vif du sujet, précisons que le développement qui suit repose sur une série de postulats théologiques qu’il est impossible de développer. Précisons encore que nous sommes grandement redevable à Cornelius Van Til et à Rousas John Rushdoony dans l’élaboration des paragraphes qui suivent[14].
Pour bien comprendre le rapport entre Dieu et le monde, il est nécessaire de revenir sur la question de l’être de Dieu et plus particulièrement sur le fait que Dieu est un être trinitaire. Voici un extrait de la confession de l’Église chrétienne à ce sujet (il s’agit ici du Symbole d’Athanase) : « Voici quelle est la foi catholique : vénérer un seul Dieu dans la Trinité et la Trinité dans l’unité, sans confondre les personnes et sans diviser la substance[15]. » Ce court passage permet d’établir le fait que l’unité et la pluralité sont également ultimes en Dieu : l’unité de Dieu – le fait qu’il soit un – ne passe pas avant sa pluralité – le fait qu’il soit composé de trois personnes distinctes – et l’inverse est également faux. Ainsi, l’un et le multiple sont également constitutifs de l’être de Dieu.

Si l’on part du fait que la création est distincte du Créateur mais qu’elle n’en reflète pas moins le caractère, la question de l’unité et de la pluralité de Dieu va avoir des conséquences directes sur notre manière de comprendre le cosmos. Ainsi va-t-il être possible d’établir que l’un et le multiple sont également constitutifs de la réalité créée. Le monde n’est pas plus un tout totalement indivisible qu’un éclatement de réalités irréductibles les unes aux autres. Le symbole d’Athanase affirme ne pas devoir confondre les personnes et diviser la substance de Dieu ; par analogie, il est possible d’appliquer une telle formule au monde. Il s’agit ainsi de discerner la pluralité des ordres de la création sans pour autant oublier que nous vivons dans une réalité qui est une (un univers).

Ce constat contredit directement le monisme des écologistes profonds. En affirmant pouvoir réduire l’ensemble des choses à l’unité, les monistes font de l’un le principe ultime de la réalité. Ce faisant, ils négligent le caractère également constitutif du multiple. Une telle position philosophique les prive des catégories de pensée qui leur permettraient d’envisager des différences fondamentales au sein du cosmos. Ils tombent ainsi dans un profond déséquilibre intellectuel qui les empêche de relever la place spécifique qu’occupe l’homme dans le monde – réalité pourtant évidente pour quiconque se donne la peine d’observer les choses.

Quant au panthéisme des écologistes profonds, celui-ci est dû à une combinaison d’au moins deux facteurs. Le premier réside dans leur monisme : en ne voyant que l’unité fondamentale du monde, la tentation est grande d’absolutiser ce dernier et de le diviniser. Le cosmos devient ainsi un grand Tout, qui donne la vie et l’enlève aux différents éléments qui le composent.

Le deuxième facteur qui contribue au développement du panthéisme est la négligence du caractère transcendant de Dieu : Dieu est radicalement séparé de sa création et cette séparation interdit toute forme de divinisation d’une réalité créée. Ce fait est à la base du culte institué par Dieu dans l’Ancien Testament et est repris par le Christ dans les écrits du Nouveau Testament.

La confusion des esprits engendrée par le monisme dans la réflexion relative à la réalité créée s’étend ainsi au domaine spirituel par le biais du panthéisme. Les écologistes profonds ne se contentent pas de confondre les multiples ordres de la réalité créée ; ils escamotent également la séparation entre le Créateur et sa création en faisant de ces deux pôles un tout indistinct.

Pour ce qui est de l’aspect politique du projet des écologistes profonds, il convient ici d’apporter un complément à la critique qu’en fait Ferry. En réduisant l’ensemble de la réalité (Dieu compris) à un tout indivisible, ces écologistes préparent le terrain à l’émergence d’un pouvoir centralisé et unifié : une réalité indifférenciée appelle en effet un gouvernement absolu. Au début de notre ère, la foi chrétienne a rendu possible l’émergence de libertés fondamentales en distinguant les domaines temporel et spirituel (ce qui interdisait au pouvoir politique de s’autodiviniser et de gérer l’ensemble des sphères de l’activité humaine). Cet héritage risque de disparaître sous les coups répétés du monisme et du panthéisme des écologistes profonds et des tenants d’une spiritualité Nouvel âge.

Enfin, d’une manière générale, la critique que fait Ferry de l’écologie profonde passe pratiquement sous silence un aspect très important du problème : les enjeux spirituels liés à ce type de pensée. Nous avons vu comment il relevait la dimension religieuse de cette mouvance écologiste, mais sans la développer. À ce propos, il faut rappeler que la Bible, ici par le biais de l’apôtre Paul, condamne le panthéisme, comme toute autre forme d’idolâtrie :

La colère de Dieu se révèle du ciel contre toute impiété et toute injustice des hommes qui retiennent injustement la vérité captive, car ce qu’on peut connaître de Dieu est manifeste pour eux, car Dieu le leur a manifesté. En effet, les perfections invisibles de Dieu, sa puissance éternelle et sa divinité, se voient fort bien depuis la création du monde, quand on le considère dans ses ouvrages. Ils sont donc inexcusables, puisque, ayant connu Dieu, ils ne l’ont pas glorifié comme Dieu et ne lui ont pas rendu grâces ; mais ils se sont égarés dans de vains raisonnements, et leur cœur sans intelligence a été plongé dans les ténèbres. Se vantant d’être sages, ils sont devenus fous ; et ils ont remplacé la gloire du Dieu incorruptible par des images représentant l’homme corruptible, des oiseaux, des quadrupèdes et des reptiles.

C’est pourquoi Dieu les a livrés à l’impureté, selon les convoitises de leurs cœurs, en sorte qu’ils déshonorent eux-mêmes leurs propres corps ; eux qui ont remplacé la vérité de Dieu par le mensonge et qui adoré et servi la créature au lieu du Créateur, qui est béni éternellement (Ro. 1:18-25).

L’homme est par nature un être religieux, et s’il n’adore pas le seul vrai Dieu, son adoration sera orientée vers d’autres dieux. L’écologie profonde, de par sa dimension panthéiste, permet d’assouvir l’aspiration religieuse de beaucoup ; mais malheureusement, cette adoration est mal orientée et débouche sur une idolâtrie. Or la Bible enseigne qu’il n’y a pas de paix spirituelle possible entre la vraie foi et les différentes formes d’idolâtrie. La manifestation de cet état de guerre déclenché par le panthéisme de l’écologie profonde est bien décrite par Pascal Bernardin, non sans un certain pessimisme quant à l’issue du combat :

Elle [l’écologie profonde] vise à provoquer un changement de paradigme (identique à celui prôné par le Nouvel âge), une modification de la conception de Dieu, de l’homme et du monde d’infinies conséquences. Ainsi s’effondre la conception chrétienne de l’homme, créé par Dieu et placé au centre de la Terre, remplacée par la perspective holistique qui veut que nous ne soyons que le produit – malfaisant – de l’évolution, le sommet de la chaîne évolutionniste. Dans cette perspective, seule la totalité importe, seul l’univers doit être considéré. La Création est alors sacralisée, sans référence au Créateur. L’écologie, le respect de la Création, œuvre de Dieu, est subvertie et véhicule une conception païenne et révolutionnaire de la Nature[16].

La manière dont on envisage l’écologie n’est donc pas spirituellement neutre.

Suite à ces compléments apportés aux critiques que Ferry émet à l’égard de l’écologie profonde, il convient d’analyser la position de ce philosophe français à la lumière d’une vision chrétienne du monde. Malgré tout l’intérêt que nous portons aux développements de Ferry, il est nécessaire de relever deux grands problèmes posés par sa pensée : l’anthropocentrisme et le dualisme. Ce sont là deux questions importantes, car ce sont les armes avec lesquelles la Modernité philosophique s’est développée. Les critiques qui vont être émises ont donc une portée générale et dépassent le cadre de l’écologie.

L’argumentation de Luc Ferry contre les écologistes profonds est, comme vu précédemment, sous-tendue par une vision anthropocentrique de la réalité. C’est du moins ce qui ressort de ce qu’il propose dans son programme écologique : « Il faudrait ainsi faire une phénoménologie des signes de l’humain dans la nature pour accéder à la conscience claire de ce qui, en elle, peut et doit être valorisé. » Ce système est anthropocentrique dans la mesure où c’est l’homme qui détermine ce qui peut et doit être valorisé dans la nature ; sa pensée est donc normative et qualifie le réel.

Une telle vision des choses s’oppose à la vision biblique de la réalité qui est théocentrique. Le pouvoir de normer la réalité, d’en valoriser certains aspects, de distinguer le bien du mal n’appartient qu’à Dieu ; toute tentative de renverser cet ordre équivaut à une révolte contre l’autorité et la souveraineté de l’Éternel. Ce fait ressort des premiers chapitres du livre de la Genèse : « L’Éternel Dieu prit l’homme et le plaça dans le jardin d’Éden pour le cultiver et le garder. L’Éternel Dieu donna ce commandement à l’homme : Tu pourras manger de tous les arbres du jardin ; mais tu ne mangeras pas de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, car le jour où tu en mangeras, tu mourras. (Ge 2:15-17) » Des exégètes[17] ont montré que la connaissance du bien et du mal dont il est question ici est avant tout un symbole de l’autorité et de la souveraineté divines. En promulguant cet interdit, Dieu manifeste sa souveraineté intangible sur l’ensemble de sa création. Bien qu’investi de grandes responsabilités, l’homme n’est pas le roi de la création et doit exercer son mandat dans la soumission à son créateur. Dieu seul possède un pouvoir de détermination du réel et l’homme, s’il veut vivre heureux, doit évoluer à l’intérieur du cadre donné par son Créateur. Le refus de ce cadre, manifesté par la consommation du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, entraînera un jugement immédiat de Dieu. Ainsi en va-t-il de toute tentative de définition anthropocentrique de la réalité[18].

La deuxième réserve que nous émettons à l’égard de la pensée de Ferry – en plus de son caractère anthropocentrique – est qu’elle substitue au monisme des écologistes profonds un dualisme qui est, à nos yeux, également erroné. Les deux termes du dualisme sont, rappelons-le, nature et liberté, la nature étant le domaine d’une détermination mécanique totale alors que la liberté est comprise comme un absolu, une réalité échappant à toute forme de conceptualisation ou de détermination. Les deux termes sont symétriquement opposés et représentent les deux pôles de cette pensée.

Le dualisme ne se caractérise cependant pas seulement par son caractère bi-polaire, mais surtout par son incapacité à penser les rapports entre ses deux pôles autrement que sur un mode conflictuel. Ainsi, pour reprendre le sujet qui nous occupe, toute forme de détermination ne peut qu’être une restriction de liberté et inversement, la liberté ne peut-être qu’absence – ou dépassement – de détermination. L’idée que certaines déterminations peuvent constituer un cadre dans lequel la liberté s’épanouit – qui est une pensée tendant à une harmonisation et non à une mise en conflit des deux éléments – est inconcevable pour un dualiste. Et s’il pouvait simplement concevoir un tel rapport non conflictuel entre nature et liberté, il serait déjà partiellement infidèle à son dualisme[19].

Le problème engendré par ce type de pensée est double, puisqu’il ne permet ni de rendre compte du résultat d’une simple observation de la réalité, ni de comprendre la conception biblique de la liberté. Il est en effet évident, pour quiconque se donne la peine d’observer le monde, que la liberté – telle que définie par Rousseau et Ferry – est une fiction philosophique : la liberté absolue n’existe pas et l’homme ne peut jamais échapper complètement à ses déterminations (éducation, conditions sociales, familiales, professionnelles, etc. ; à ce sujet, la phrase de Ferry « l’essence de l’homme est de ne pas avoir d’essence » laisse songeur…). Il ne serait donc jamais véritablement libre, ce qui détruit une partie importante de l’argumentation de Ferry contre les écologistes profonds : celle-ci avançait en effet que l’homme se distingue du reste de la réalité par le fait que lui seul peut agir de façon réellement libre. Ce dualisme ne permet donc pas de contrer efficacement le monisme des écologistes profonds, car il ne repose pas sur une observation suffisante de la réalité.

De plus, le dualisme nature / liberté s’oppose à la définition biblique de la liberté, pour laquelle il n’est jamais question de choix absolu mais plutôt de capacité d’adhérer à ce qui est juste et de pratiquer le bien. Or, comme la notion de bien est elle-même déterminée par la loi de Dieu, il est à relever que la liberté ne peut s’épanouir que dans un cadre donné (la révélation générale et particulière de Dieu).

Conclusion

À prendre un peu de recul, on constate que le cosmocentrisme de l’écologie profonde et l’anthropocentrisme moderne, tel que défendu par Ferry, sont deux erreurs symétriques : tous deux n’accordent pas la place centrale au Dieu créateur. Mais alors que la seconde semble avoir ses beaux jours derrière elle, la première monte en puissance : elle représente donc un danger réel auquel il faut faire face.

Le problème est que le monde moderne avec son héritage intellectuel semble incapable de le faire. En effet, une bonne partie des maux écologiques à l’origine de la réaction radicale des écologistes profonds provient des erreurs philosophiques de la Modernité. L’anthropocentrisme a donné l’illusion à l’homme qu’il était Dieu et l’a poussé à se comporter comme tel – avec la sagesse en moins – : le résultat ne s’est pas fait attendre et une conception esclavagiste de la nature, ainsi qu’une volonté démiurgique d’en exploiter toutes les ressources ont vu le jour. Le dualisme moderne a également contribué à ne faire du monde qu’une grande machine, corvéable à merci et continuellement disponible[20].

L’écologie profonde, malgré son caractère fondamentalement anti-chrétien et dangereux, est une réaction compréhensible face aux déséquilibres engendrés par la pensée moderne. Et ce n’est pas en réaffirmant les principes erronés de cette même pensée, comme le fait Ferry, qu’on contrera efficacement ce mouvement écologiste. Si les critiques formulées par Ferry sont souvent intéressantes, leur portée est insuffisante, car elles se développent à l’intérieur d’un cadre de pensée qui est lui-même lourd de plusieurs problèmes.

La Modernité philosophique s’est construite en opposition plus ou moins explicite avec une vision chrétienne de la réalité et elle a eu tort. Elle a ouvert la porte à de graves déséquilibres dans lesquels les sociétés occidentales se sont engouffrées ; elle a également préparé ce retour du balancier qu’est l’écologie profonde.

Une réaffirmation de la vision chrétienne de Dieu, de l’homme et du monde est à nos yeux nécessaire pour retrouver un équilibre intellectuel, politique et social. Ce programme n’est pas à comprendre comme une volonté d’atteindre à nouveau un Âge d’or lointain. Il s’agit plutôt de repenser chrétiennement les fondements intellectuels de notre monde pour ensuite orienter notre action dans la réalité d’aujourd’hui. Pour le chrétien, cette démarche est doublement nécessaire, puisqu’elle relève aussi bien du mandat créationnel pris dans un sens large (cultiver et garder la terre) que du mandat évangélique (faire de toutes les nations des disciples).

Bertrand Rickenbacher

[1]     Luc Ferry, Le nouvel ordre écologique, Paris, Grasset, 1992, 222p.

[2]     « Anthropocentrique » in André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, P.U.F., 1926.

[3]     « Monisme » in ibid.

[4]     « Panthéisme » in ibid.

[5]     Ce que Ferry ne dit pas, c’est que les démocraties sociales (par exemple la France) auront moins de peine à s’adapter aux mesures préconisées par l’écologie profonde. En effet, l’idée que l’État peut légitimement intervenir dans toutes les sphères de la vie sociale est déjà acquise dans le cadre d’une démocratie sociale.

[6]     Pascal Bernardin, L’Empire écologique (ou la subversion de l’écologie par le mondialisme), Drap, Notre-Dame des Grâces, 1998, 592p. Cet ouvrage a été recensé par Jean-Marc Fellay aux pages 62-63 du numéro 45-46 de Résister et Construire.

[7]     Cette notion, à laquelle nous ferons appel à plusieurs reprises, désigne approximativement la période allant du XVIIᵉ siècle à la Deuxième guerre mondiale.

[8]     Il va de soi que le cadre du présent article ne nous permet pas de développer ces deux sujets qui, à eux seuls, pourraient faire l’objet d’un article conséquent. Nous nous contenterons donc de ne donner que les grandes lignes de pensée. Relevons que Francis Schaeffer a esquissé quelques éléments de réflexion à ce sujet dans son ouvrage Démission de la raison, Genève, La Maison de la Bible, 1971.

[9]     Cette question nous mènerait décidément beaucoup trop loin. En deux mots, disons simplement que l’anthropocentrisme de Descartes réside principalement dans le fait qu’il fait du « je pense donc je suis » le fondement inébranlable de toute connaissance.

[10]   « Dualisme » in André Lalande, op. cit.

[11]   On pourrait analyser les œuvres de Sade à la lumière de cette problématique, ce que Ferry ne fait pas. On parviendrait au même résultat.

[12]   J. Douma, Bible et écologie, Aix-en-Provence, Kerygma, 1991, p. 20.

[13]   Voici un exemple de ce type de discours, tiré de l’excellent livre de Douglas Groothuis, Le Nouvel âge sans masque, Genève, La Maison de la Bible, 1991 : « Les critiques de Rozsak, de Capra et d’autres ont convaincu bien des esprits de la responsabilité du christianisme par rapport à la crise écologique actuelle. Ils pensent qu’un Dieu distinct et séparé de la nature ne peut guère préserver le caractère sacré de celle-ci. Seule l’unité de toutes choses – dieu, homme et nature – assurera une vision globale et équilibrée de l’environnement naturel. La mentalité moderne – chrétienne et non-chrétienne – qui traite les choses de la nature uniquement sur un plan objectif et démystifié [sic], doit être écartée, de crainte que nous ne soyons précipités dans une catastrophe écologique insoluble. Ici, la Mère Terre remplace le Dieu Père (p. 60). »

[14]   À ce propos, la lecture de Rousas John Rushdoony, The One and the Many, Fairfax, Thoburn Press, 1978, est particulièrement intéressante.

[15]   Prologue du Symbole d’Athanase in Confession de la Rochelle, Aix-en-Provence, Kerygma, 1988, p. 72. L’usage qui est fait ici du terme « catholique » est à prendre dans le sens défini par Pierre Courthial dans Le jour des petits recommencements, Lausanne, L’Âge d’homme, 1996, p. 133.

[16]   Op. cit., pp. 10-11.

[17]   Voir notamment Cornelius Van der Waal, The Covenantal Gospel, Alberta, Inheritance Publications, 1990, pp. 48 à 52.

[18]   Il est par ailleurs intéressant de constater que dans l’Ancien Testament, la question de la valorisation de divers éléments dans la nature dont parle Ferry n’est pas laissée à l’homme mais est prise en charge par Dieu lui-même. Ainsi, certains végétaux (l’olivier, le figuier, la vigne, etc.) et certains animaux (l’agneau, le bœuf, etc.) sont valorisés alors que d’autres sont des marques de la création déchue (les ronces, les orties, etc., ainsi que les animaux impurs ou sauvages). Bien que dénuée de valeur taxonomique exhaustive, la Bible dégage ainsi des principes pouvant redonner une dimension théocentrique à la réflexion proposée par Ferry.

[19]   Nous abordons ici une question philosophique relativement compliquée. Aux personnes qui désireraient approfondir ce domaine, nous conseillons deux ouvrages. Le premier, André de Muralt, L’enjeu de la philosophie médiévale, Leiden, Brill, 1991, nécessite de solides bases philosophiques ; le second, Jean-Marc Berthoud, « Les différentes formes de causalité et la pensée de la Bible » in L’école et la famille contre l’utopie, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1997, est probablement plus directement accessible.

[20]   Il conviendrait à ce stade, pour revenir à la thématique introductive de la révolution industrielle, d’aborder la question des fondements philosophiques de cette dernière et de montrer qu’elle repose également sur le dualisme cartésien.