Luc Ferry, L’Homme-Dieu ou le sens de la vie, Livre de Poche-Grasset, 1996, 184 pages.

L’auteur, philosophe humaniste contemporain fait preuve d’une grande lucidité sur le besoin de religieux de l’homme du XXIᵉ siècle et surtout sur la forme que prendra cette nouvelle religion. Il prend des positions anti-chrétiennes que je n’approuve pas bien sûr (et qui demanderaient d’ailleurs une réponse, à lui adressée), mais il voit clair, me semble-t-il, sur ce que l’homme est en train de se fabriquer pour satisfaire son besoin de dieux sans Dieu. Il fait d’abord un constat : autrefois la question du sens de la vie trouvait des réponses dans les religions et les grandes utopies. Celles-ci n’exerçant plus d’attrait, cette question ne trouve plus lieu où s’exprimer collectivement. « C’est ce rapport au sens, de l’histoire mondiale comme de la vie personnelle, qui s’est évanoui sans que rien ne vienne le remplacer sur ce terrain. » (p. 19)

Il montre ensuite comment le monde moderne a rejeté dans le domaine privé la croyance en un Dieu et a donné à l’humanisme la place de la religion. Cet humanisme nous donnerait « accès à une Spiritualité authentique, enracinée dans l’homme » qui, de plus, « s’accorde au principe des principes constitutifs de l’humanisme moderne : celui du rejet des arguments d’autorité » (p. 34)… mais pas de rejet de la transcendance… l’homme ne peut s’en passer ! On en vient donc à fabriquer une nouvelle religion : une espèce de Christianisme humaniste ! « le mouvement va désormais de l’homme à Dieu et non plus l’inverse… Les chrétiens traditionalistes y verront le signe suprême de l’orgueil humain. Les chrétiens laïcs pourront au contraire y lire l’avènement d’une foi authentique sur fond d’une éclipse du théologico-éthique » (p. 47).

Ce processus s’est déroulé en plusieurs étapes :

  • L’humanisation du divin (avec Drewermann entre autres).
    À la place de Dieu, la conscience individuelle est devenue l’instance suprême du jugement moral et ce jugement est vrai parce qu’il vient de la conscience. Contre cela, le Pape s’est battu dans son encyclique « Splendeur de la vérité ». Pour Luc Ferry, « il semble que les croyants s’approprient sans cesse davantage le fond laïc constitué par la Grande Déclaration [des droits de l’homme (réd.)], et que ce soit sur cette base commune que vienne se greffer leur foi » (p. 57-58). Avec cela, la conscience du mal nous est ôtée. Le bien et le mal n’ont plus de sens. La responsabilité de l’homme s’évanouit.
  • La divinisation de l’homme.
    L’éthique est à la mode en cette fin de siècle, une éthique de « l’éradication de tous les dogmatismes, qu’ils soient d’origine morale ou religieuse » (p. 84). « Aboutissement ultime d’un long processus de sécularisation qui mène, depuis le XVIIIᵉ siècle, vers la laïcité achevée » (p. 85). Éthique d’une soi-disant authenticité, sécularisée, mais pas sans orientation religieuse. Le sacré devient l’humain et le sacrifice ne vaut que s’il concerne l’autre. « L’individualisme démocratique » n’amènerait pas « l’érosion des transcendances sous toutes leurs formes » (p. 122) mais nous conduit vers…
  • Le sacré à visage humain.
    Le corps humain est sacré (cf. la bioéthique), d’ailleurs « en 25 ans, le nombre d’ONG à vocation caritative a été multiplié par 100 tandis que les derniers militants de la révolution entraient au musée des espèces disparues » (p. 125). « Une nouvelle religion, celle de l’humanité, vient de naître » (p. 132) et « la nouvelle formule du devoir d’assistance, ne laisse pas faire à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse, marque peut-être un progrès par rapport à ce qu’elle démarque. » (p. 133) ! Voilà le commandement de cette nouvelle religion, considérée par Luc Ferry comme un progrès ! Et on assiste actuellement aux noces de l’Éthique et des médias (Bosnie, Somalie.…).
    D’ailleurs nos héros sont aujourd’hui les champions de l’humanitaire, et l’action humanitaire est perçue par ceux qui la pratiquent comme pourvoyeuse de sens : trouver le sens de sa vie par autrui ! Dans le passé, l’art exprimait le sacré, « n’est-il pas normal qu’il soit rendu à l’impératif d’être à l’échelle humaine » (p. 155), sinon, comme la religion, il est dépassé. Il en est de même de la culture et de la politique. La grande politique est finie, mais le dirigeant qui s’inscrit dans un projet collectif de solidarité et de sympathie, suscite l’enthousiasme (cf. p. 161 et 165).

Il en vient finalement à poser la question : « Le christianisme est-il un humanisme ? » Puisque son message d’amour s’accorde si bien (?) avec cette nouvelle religion, religion de l’Homme-Dieu, « Si les hommes n’étaient pas en quelque façon des dieux, ils ne seraient pas non plus des hommes » (p.177). « L’humanité divinisée a pris la place du sujet absolu » (p. 180) : c’est-à-dire de Dieu.

Le constat est clair, il est lucide, je crois. Ceci nous invite à ouvrir les yeux sur un monde qui, après avoir rejeté les repères sûrs de la Loi parfaite de Dieu, ne supporte pas le vide qu’il a ouvert devant lui, se bâtit une religion à son image avec dieux et prêtres, adorateurs, sacrifices, etc. C’est la contrepartie satanique de l’Évangile glorieux de notre bien aimé Sauveur Jésus-Christ. Son credo pourrait être le suivant : développer le positif chez soi-même et combattre le mal chez les autres (pour leur bien !). Mot pour mot l’antithèse du vrai Christianisme qui consiste à : combattre le mal en soi-même et rechercher le bien en autrui.

Jean-Luc Pissavin

Modris Eksteins, Le Sacre du printemps. La Grande Guerre et la naissance de la Modernité, Paris, Plon, 1991 [1989]

Le propos de ce livre est de retracer l’histoire de la Première guerre mondiale pour mettre en évidence le lien qui existe entre cette période de notre histoire et l’avènement de la Modernité. La thèse principale de l’auteur est que « la Grande Guerre va devenir l’axe autour duquel tournera le monde moderne (p. 278) », que ces quatre années de guerre vont profondément modifier les sociétés occidentales ainsi que les consciences individuelles. Les repères des sociétés traditionnelles ne vont pas résister aux contraintes de cette première guerre totale ; de plus, la disproportion entre les sacrifices consentis et les bénéfices obtenus (même parles vainqueurs) va entraîner la généralisation de modes de pensée modernes. Dans le dernier chapitre de l’ouvrage, l’auteur s’efforce de montrer que l’avènement de ces nouveaux modes de pensée et de vie faciliteront la montée du nazisme et par là même prépareront le terrain à la Deuxième Guerre mondiale.

L’originalité de l’ouvrage ne réside cependant pas dans ce propos général, pour intéressant qu’il soit. Celle-ci réside plutôt dans deux thèses inhabituelles qui méritent toute l’attention du lecteur. La première thèse repose sur le constat suivant :

« La notion d’avant-garde [intellectuelle ou artistique (réd.)] a une connotation positive, alors que la vision d’une armée en campagne épouvante. Mais peut-être y a-t-il entre les deux expressions un rapport de proche parenté qui dépasse leur origine militaire. L’introspection, le primitivisme, l’abstraction et la fabrication de mythes existent aussi bien dans les arts qu’en politique (p. 12). »

À l’aide de nombreuses sources historiques, tant artistiques que politiques, l’auteur montre que le déclenchement et le déroulement des deux guerres mondiales relèvent davantage d’un avènement des thèses avant-gardistes et modernistes que d’une résurgence de barbaries anciennes.

La deuxième thèse originale de l’auteur est que l’Allemagne, qui est l’élément moteur dans le déclenchement des deux guerres mondiales, n’était pas, comme on l’a souvent prétendu, une nation arriérée (en retard sur les autres pays occidentaux), mais, bien au contraire, à la pointe du modernisme, de la Modernité. L’auteur fait notamment reposer sa thèse sur une comparaison détaillée entre les systèmes de valeurs dominants au début du XX° siècle en Angleterre et en Allemagne. De cette comparaison il ressort que l’Angleterre se perçoit comme le garant des valeurs du passé qui ont fait la grandeur de l’Occident, alors que l’Allemagne tend à incarner la lutte pour l’avènement d’un monde nouveau, monde quin’est pas sans rapport avec celui réclamé par les avant-gardes intellectuelles et artistiques.

Bien que Le Sacre du printemps présente des défauts (quelques erreurs historiques, une tendance à la généralisation abusive), il a surtout le mérite de faire réfléchir le lecteur sur des notions telles que modernisme, avant-garde, Modernité. Celles-ci se trouvent en effet trop souvent, aujourd’hui encore, au bénéfice d’un préjugé favorable immérité. Il est indispensable, pour le chrétien, d’être capable de se distancer de ce que représentent ces notions, sous peine de trahir la vision biblique de la réalité. En montrant que la Modernité, loin d’incarner l’avènement du Bien et de la Sagesse, est également porteuse de barbarie, l’ouvrage d’Eksteins aide le lecteur à se détourner de ce qui reste une idole majeure de notre temps : le culte de tout ce qui est nouveau. Il ouvre ainsi la voie à une lecture chrétienne conséquente et cohérente du monde qui est le nôtre.

Bertrand Rickenbacher