La stratégie de sécurité nationale des États-Unis d’Amérique de George W. Bush

par | Résister et Construire - numéros 53-54

Introduction

Depuis quelque temps, les États-Unis ne cessent de faire parler d’eux aux quatre coins du monde. Il y eut les événements du 11 septembre 2001, la guerre en Afghanistan, puis la guerre contre l’Irak qui, au moment où nous écrivons cet article (août 2003), s’enlise. Il y aura peut-être dans un avenir moyennement proche de nouvelles attaques contre d’autres pays. La politique internationale de ce pays engendre des réactions souvent vives et tranchées et ne laisse pas indifférent.

Cet intérêt a tout naturellement débouché sur la production d’un nombre important de prises de position et d’analyses en tout genre. Nous allons tenter d’apporter une modeste contribution à cette gigantesque production. Le point de départ de notre réflexion est le document intitulé La stratégie de sécurité nationale des États-Unis d’Amérique (ci-après : la Stratégie), émis en septembre 2002 par la Maison-Blanche à l’attention du Congrès. Ce texte présente la manière dont le Président perçoit le rôle des États-Unis dans le monde, les menaces qui les guettent et la réponse qu’il convient de leur donner. Même s’il ne dit pas tout (la politique internationale possède toujours sa face cachée, ses buts et ses actions inavoués), ce document nous a paru intéressant dans la mesure où il possède un caractère officiel et présente explicitement plusieurs éléments qui éclairent la politique internationale des États-Unis.

Après avoir présenté deux points de ce document qui méritent notre attention, nous tenterons de voir quels sont les fondements théoriques (philosophiques et théologiques) qui légitiment les éléments relevés en première partie. Pour ce faire, nous nous pencherons sur la doctrine chrétienne de la guerre juste. Nous constaterons d’abord que celle-ci ne peut en aucun cas fonder le discours développé dans la Stratégie. Enfin, nous nous tournerons vers deux autres horizons de pensée qui permettent d’expliquer les points étudiés : le millénarisme américain et la conception hégélienne de l’histoire.

Deux points qui méritent discussion

Nous commencerons par présenter deux éléments du document qui méritent notre attention. Il s’agit de la manière dont le phénomène terroriste est interprété et de la théorie de la guerre préventive qui en découle.

L’interprétation du phénomène terroriste

Voici le principal extrait de la Stratégie qui traite du phénomène terroriste :

La défense de notre pays contre ses ennemis est la première obligation, le devoir fondamental du gouvernement fédéral. Aujourd’hui, cette tâche a profondément changé. Les ennemis du passé avaient besoin d’armées puissantes et de grandes capacités industrielles pour mettre l’Amérique en danger. Aujourd’hui, de ténébreux réseaux d’individus peuvent semer le chaos et infliger de grandes souffrances sur nos rives pour un prix inférieur à celui d’un char d’assaut. Les terroristes sont organisés pour pénétrer les sociétés ouvertes et pour retourner contre nous la puissance des technologies modernes.

Afin de vaincre la menace, nous devons employer toutes les ressources dont nous disposons dans notre arsenal : la force militaire, une meilleure défense de notre territoire, l’application des lois, le renseignement, et de vigoureux efforts pour couper les ressources financières des terroristes. La guerre contre le terrorisme à grand rayon d’action est une entreprise de dimension mondiale et d’une durée incertaine. L’Amérique aidera les nations qui ont besoin de son appui à lutter contre le terrorisme. L’Amérique demandera des comptes aux pays qui sont compromis par la terreur, notamment ceux qui abritent les terroristes, car les alliés de la terreur sont les ennemis de la civilisation.

L’idée centrale de cet extrait est que le terrorisme est un phénomène guerrier qui appelle une réponse militaire. Depuis les événements du 11 septembre 2001, la lutte contre le terrorisme n’est plus avant tout une affaire de sécurité intérieure (qui n’exclut pas des collaborations internationales), mais une question de politique internationale. Ce changement d’approche représente un bouleversement : alors qu’avant, la lutte contre le terrorisme était avant tout une affaire de collaboration entre gouvernements (et services de renseignement) théoriquement souverains et égaux, les États-Unis s’arrogent à présent le droit de sommer différents pays de s’adapter aux requêtes américaines en matière de lutte anti-terroriste et de menacer ceux qui refuseraient d’entrer dans le cadre (« L’Amérique demandera des comptes aux pays qui sont compromis par la terreur »). Telle est cette guerre « à grand rayon d’action » et « d’une durée incertaine » que le Président a déclarée à ceux qu’il considérerait comme favorisant l’action des terroristes. Ce bouleversement appelle deux corollaires. Le premier est la suppression de l’idée de souveraineté nationale[1], puisque les États-Unis peuvent à tout moment s’ingérer dans les affaires intérieures d’un pays. Le second est l’impossibilité théorique d’être neutre : chaque État est en position de devoir potentiellement prendre position dans ce nouveau type de guerre[2].

Cependant, force est de constater que le problème que tente de résoudre Bush par cette révolution est bien réel. Certains pays hébergent, financent, entraînent, etc. des réseaux terroristes et les gouvernements de ces pays ne sont bien évidemment pas intéressés à contribuer à l’éradication du phénomène selon les moyens traditionnellement utilisés (échanges d’informations, collaborations policières, etc.). Il est pourtant à craindre que le remède ne soit pire que le mal : en bafouant le principe de souveraineté nationale, les États-Unis s’arrogent théoriquement le droit d’intervenir militairement dans n’importe quel pays, pour la seule raison que celui-ci pourrait être « compromis par la terreur ». L’exercice d’un tel pouvoir nécessiterait un désintéressement géopolitique complet, ce qui n’est pas la caractéristique principale de la politique internationale américaine. L’Assemblée Interparlementaire européenne de sécurité et de défense résume le problème en relevant que « ce qui est précisément inquiétant est la propension des Américains à assimiler cette mission mondiale [ndr. : la lutte contre le terrorisme] aux intérêts nationaux américains. Cela est clairement explicité dans les documents que nous venons de citer [ndr. : qui contiennent entre autres celui que vous venez de lire], les intérêts des États-Unis coïncidant toujours exactement avec ceux de l’humanité[3]. »

La guerre préventive

Cette crainte d’un exercice très subjectif d’un énorme pouvoir auto-attribué est renforcée par un autre élément du document :

Et par simple bon sens et légitime défense, l’Amérique agira contre les menaces émergentes avant qu’elles ne soient pleinement écloses. Nous ne pouvons pas défendre l’Amérique et ses amis en nous bornant à espérer pour le mieux. Nous devons nous préparer à déjouer les desseins de nos ennemis par des activités de renseignement optimales et des actions délibérées.

L’idée est simple : il s’agit de frapper avant d’être frappé. Elle n’est effectivement pas dénuée de bon sens et peut être rapprochée de l’adage populaire qui affirme que « la meilleure défense, c’est l’attaque ». Le problème réside dans le caractère extrêmement flou du cadre donné à ces frappes préventives : « l’Amérique agira contre les menaces émergentes avant qu’elles ne soient pleinement écloses ». Le discernement d’une menace émergente n’est déjà pas aisé, mais alors que dire lorsque cette menace émergente n’est pas pleinement éclose ? Le flou extrême qui entoure cette notion laisse là encore une énorme liberté d’interprétation d’une situation donnée, et avec un peu de mauvaise volonté, il est possible de dire de n’importe quel pays du monde qu’il représente une « menace émergente non encore pleinement éclose ». Pour rester dans le domaine des adages populaires, la notion de guerre préventive présente le risque de s’apparenter rapidement à celui, stipulant que « qui veut noyer son chien l’accuse d’avoir la rage ».

Ces deux éléments nous semblent particulièrement importants, car ils fondent théoriquement quasi n’importe quelle intervention des Américains à travers le monde. L’interprétation très élastique de ces deux principes lors du déclenchement de la guerre en Irak laisse présager que les États-Unis ne devraient pas s’arrêter là, à moins que l’enlisement actuel ne débouche sur une paralysie complète. Il importe d’analyser à présent plus en détail les fondements théoriques de ces deux principes d’action. Cette analyse sera d’autant plus utile que les Américains affichent constamment un grand souci de moralité dans l’action politique, et cela encore plus depuis que le Président Bush – qui se réclame explicitement de la foi chrétienne – est au pouvoir.

La doctrine chrétienne de la guerre juste

Dès les premiers siècles de notre ère, le problème de la légitimité de la guerre s’est posé aux autorités politiques chrétiennes. Une nation qui se dit chrétienne peut-elle faire la guerre ? Et si oui, à quelles conditions et dans quel cadre ? Saint Augustin au Vᵉ siècle, puis saint Thomas au XIIIᵉ ont posé les fondements de la doctrine chrétienne de la guerre juste. Cette doctrine a été développée et précisée au XVIᵉ siècle, notamment sous la pression des guerres de religion qui sévissaient en Europe.

Voici les six principaux critères qui ont été retenus par la tradition pour dire d’une guerre qu’elle est juste :

Le premier critère est que la décision soit prise par l’autorité légitime. Le second est que la cause soit juste, c’est-à-dire que l’ennemi potentiel ait causé, cause ou s’apprête à causer au pays un tort incontestable, grave et durable. Le troisième est que l’intention soit droite, en d’autres termes que le but final de la guerre soit la paix, et une paix qui incorpore le bien de l’ennemi vaincu. Cela exige des belligérants un comportement mesuré évitant les destructions inutiles durant le conflit et les actes de vengeance après. […]

Trois autres critères s’ajouteront par la suite [ndr. : au XVIᵉ siècle. Au paragraphe précédent, l’auteur parle essentiellement des principes développés par saint Augustin et saint Thomas]. Le premier, dit du dernier recours, veut qu’avant de déclarer la guerre on ait recouru à tous les moyens pacifiques de régler le conflit – arrangements diplomatiques, arbitrage, etc. – et que tous aient échoué. Le second critère est celui de la proportionnalité, selon lequel la guerre ne doit pas causer plus de dégâts et de malheurs que ceux qu’on veut éviter en la déclarant. Troisième et dernier critère, il ne faut pas se lancer dans une guerre, ni résister à une attaque si l’on n’est pas raisonnablement sûr de réussir l’opération. C’est le principe dit de l’espérance de succès[4].

Si l’on évalue les points de la politique américaine décrits ci-dessus à la lumière de cette théorie pluri-séculaire de la guerre juste, force est de constater l’existence d’un certain décalage. Reprenons brièvement les trois premiers critères et appliquons-les à la politique internationale menée par les États-Unis. Premier critère : à moins de critiquer la légitimité du Président et du Congrès, les États-Unis remplissent ce critère. Deuxième critère : si ce critère inclut la possibilité d’une action préventive, on ne peut s’empêcher de relever l’abîme qui sépare d’un côté la notion de « tort incontestable, grave et durable » à celle de « menace émergente non encore pleinement éclose ». Troisième critère : Dieu seul lit dans les cœurs et peut juger de la rectitude d’une intention, mais tout en restant prudent, il faut cependant relever que plusieurs éléments géopolitiques ne semblent pas entrer dans le cadre de ce critère. De plus, et contrairement à ce que laissent entendre les discours officiels sur la guerre chirurgicale, la modération dans la destruction n’a pas toujours été à l’ordre du jour (cf. les euphémistiques dommages collatéraux).

Ce petit travail de comparaison pourrait être poursuivi, mais les éléments relevés suffisent déjà à constater qu’à moins d’être de fort mauvaise foi, les États-Unis ne peuvent se fonder sur la doctrine chrétienne de la guerre juste pour légitimer leur politique internationale. Or, le besoin de légitimation du discours et de l’action demeure ; la “légitimation” existe, mais c’est ailleurs qu’il convient de la chercher.

Quelle légitimation ?

Bien que se réclamant de la foi chrétienne, le Président Bush ne s’appuie pas sur la doctrine chrétienne traditionnelle pour légitimer son discours et sa pratique politiques. La vision du monde qui fonde son système se trouve au confluent de deux courants de pensée très importants : le premier est le millénarisme américain, le second la conception hégélienne de l’histoire. Dans cette partie, nous allons tenter de montrer comment ces deux courants de pensée fondent les points discutés dans la première partie du présent article. Notre approche ne sera pas psychologique, dans le sens où elle ne tentera pas d’établir jusqu’à quel point l’adhésion de l’auteur de la Stratégie à ces systèmes de pensée est consciente ; elle ne sera pas sociologique non plus, dans le sens où nous ne chercherons pas à mesurer le degré d’adhésion du peuple américain à la Stratégie. Nous nous tiendrons au niveau de l’analyse théologique et philosophique. Nous verrons enfin, dans la dernière partie, quelles peuvent être les conséquences pratiques de l’adoption de ces systèmes.

Le millénarisme américain

Pour comprendre ce qu’est le millénarisme américain, il convient d’opérer un détour théologique et de remonter aux promesses que Dieu adressa à Abram au moment de faire alliance avec ce patriarche :

Va-t’en de ton pays, de ta patrie et de la maison de ton père, vers le pays que je te montrerai. Je ferai de toi une grande nation et je te bénirai ; je rendrai ton nom grand. Deviens donc une source de bénédiction. […] L’Éternel apparut à Abram et dit : Je donnerai ce pays à ta descendance (Ge 12:1-2 et 7a. On retrouve des promesses similaires au chapitre 17 de la Genèse).

Sans entrer dans une analyse détaillée de cet extrait, relevons le caractère triple de la promesse de Dieu : Abram allait devenir le père d’une grande nation (Israël), qui allait hériter d’une terre (le pays de Canaan), le tout en vue de devenir une source de bénédiction.

L’Église antique, médiévale et du temps de la Réforme a très majoritairement interprété la venue du Christ et l’ouverture du salut aux nations qui l’accompagnent comme la réalisation de la troisième promesse faite à Abraham, celle d’être une source de bénédiction pour toutes les nations. Ainsi, la vocation du peuple d’Israël était d’être un peuple saint, mis à part pour Dieu, pour permettre la venue sur terre du Messie : là résidait sa principale raison d’être en tant que peuple terrestre habitant une région déterminée. Une fois cette vocation accomplie, Israël en tant que nation terrestre perd son rôle premier et cesse d’occuper les devants de l’histoire du salut, pour faire place à l’Église chrétienne :

Abraham crut à Dieu, et cela lui fut compté comme justice. Reconnaissez-le donc : ceux qui ont la foi sont fils d’Abraham. Aussi l’Écriture, prévoyant que Dieu justifierait les païens par la foi, a d’avance annoncé cette bonne nouvelle à Abraham : Toutes les nations seront bénies en toi ; de sorte que ceux qui ont la foi sont bénis avec Abraham le croyant (Ga 3:6-9).

L’Église du premier siècle était essentiellement composée de Juifs et ce n’est que petit-à-petit que les païens devinrent majoritaires. Mais ce fait importait peu, puisque l’appartenance au peuple de Dieu reposait dès lors non plus sur une filiation terrestre mais sur la confession de la Foi. De plus, la notion de Terre promise, si importante au temps d’Abraham, fut remplacée par une vision qui englobe le monde entier :

Jésus s’approcha et leur [ndr. : ses disciples] parla ainsi : Tout pouvoir m’a été donné dans le ciel et sur la terre. Allez, faites de toutes les nations des disciples, baptisez-les au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et enseignez-leur à garder tout ce que je vous ai prescrit. Et voici : je suis avec vous jusqu’à la fin du monde (Mt. 28:18-20).

Pour comprendre ce qu’est le millénarisme américain, il convient encore de s’arrêter sur une question d’eschatologie (qui concerne la fin des temps). L’Église antique, médiévale et du temps de la Réforme a très généralement affirmé que si le Royaume a été révélé par la personne et l’œuvre de Jésus-Christ, il ne connaîtra sa pleine manifestation qu’à la fin des temps. Dans cette perspective, la parabole de l’ivraie a toujours joué un rôle important (Mt. 13.24-30) : la séparation définitive du bien d’avec le mal n’aura lieu qu’à la fin des temps. D’ici là, ces réalités sont inévitablement et toujours mélangées.

Le millénarisme est une doctrine théologique qui s’éloigne de cet enseignement classique de l’Église et qui postule l’existence d’une période à venir de mille ans, appelée millenium, pendant laquelle Satan sera lié et le Royaume de Dieu connaîtra une pleine manifestation. Cette théorie se base principalement sur une interprétation littérale des versets bibliques suivants :

Puis je vis descendre du ciel un ange qui tenait la clef de l’abîme et une grande chaîne à la main. Il saisit le dragon, le serpent ancien, qui est le diable et Satan, et il le lia pour mille ans. Il le jeta dans l’abîme, qu’il ferma et scella au-dessus de lui, afin qu’il ne séduise plus les nations, jusqu’à ce que les mille ans soient accomplis (Ap. 20:1-3)[5].

On distingue habituellement deux types de millénarismes : le prémillénarisme, qui stipule que le Christ reviendra pour exercer personnellement un règne terrestre de mille ans depuis Jérusalem (après quoi viendra la fin des temps), et le postmillénarisme, qui envisage d’abord un âge d’or de mille ans, qui sera directement suivi du retour en gloire du Christ.

Par millénarisme américain, nous cherchons à définir un postmillénarisme particulier qui remonte à la création même de ce pays. Voici comment il s’articule : on reprend la structure de la triple promesse de Dieu faite à Abraham (un peuple saint sur une terre sainte en vue d’une bénédiction universelle) et on l’applique aux États-Unis. Le peuple élu est alors le peuple américain, la terre promise correspond au territoire du Nouveau monde et la promesse de bénédiction universelle consiste non en l’avènement du Messie, comme dans l’Ancien Testament, mais en l’entrée dans cet âge d’or de mille ans qui précède le retour en gloire du Christ, conformément aux théories millénaristes[6].

À partir du XIXᵉ siècle, ce millénarisme va se séculariser et perdre progressivement son contenu religieux. L’idée du règne millénaire de Dieu va être remplacée par celle du règne de l’Homme, de sa Liberté et de ses Droits. La structure religieuse de cette pensée ne va cependant pas se perdre : les États-Unis resteront la nation élue dans le but de travailler à l’avènement du millenium, à cette ère de liberté et de plein épanouissement des individus et des sociétés.

L’histoire des États-Unis fourmille d’exemples qui illustrent la perception messianique que ce pays a de lui-même. Voici deux extraits parmi tant d’autres :

Dieu n’a pas préparé les peuples Anglo-saxons depuis mille ans pour qu’ils s’adonnent à une vaine et stérile auto-admiration. Non. Il a fait de nous les maîtres organisateurs du monde dans le but d’établir des systèmes d’ordre là où régnait le chaos. Il nous a donné un esprit de progrès pour triompher des forces de la réaction au travers du monde. Il nous a fait exceller en gouvernement, de telle sorte que nous puissions organiser le gouvernement de peuples sauvages et séniles. S’il n’existait pas une telle force, le monde sombrerait à nouveau dans la barbarie et la nuit. Et, au sein de l’espèce humaine, Dieu a marqué les États-Unis comme sa nation choisie pour enfin conduire la rédemption de ce monde[7].

Et, plus près de nous, le Président Wilson parlant de la Première Guerre mondiale : « L’Amérique a eu le privilège infini d’accomplir sa destinée et ainsi de sauver le monde[8]. » Et, encore plus près de nous, George W. Bush, dans sa Stratégie… :

La liberté est une condition impérative, non négociable, de la dignité humaine, le droit inné de tout membre de toute civilisation. Au fil de l’histoire, la liberté a été menacée par les guerres et par la terreur ; elle a subi l’assaut de l’affrontement des volontés des États puissants et des projets maléfiques des tyrans ; elle a été mise à l’épreuve par la pauvreté et la maladie largement répandues. Aujourd’hui, l’humanité tient en main la possibilité d’affirmer le triomphe de la liberté sur tous ces ennemis. Les États-Unis accueillent sans hésiter leur responsabilité de diriger cette grande mission.

Ainsi, une première légitimation du discours et de l’action politiques américains repose sur l’accumulation de deux erreurs théologiques : la première réside dans une compréhension millénariste de la fin des temps (dans sa version religieuse ou sécularisée), la seconde dans la récupération et la transposition à l’Amérique et au millenium des promesses faites à Abram aux temps de l’Ancienne Alliance. Le millénarisme repose sur une mauvaise compréhension de la nature du Royaume de Dieu jusqu’au retour en gloire du Christ : si le règne du Christ est bien réel aujourd’hui déjà, il ne sera cependant pleinement manifesté qu’à son retour en gloire. Le bon grain et l’ivraie ne seront séparés qu’à la fin des temps et pas avant. D’ici là, les chrétiens ont à travailler activement à la manifestation du Royaume dans tous les domaines de la vie, tout en sachant que la pleine réalisation de cette œuvre n’aura lieu qu’au renouvellement de toutes choses. Pour ce qui est de la transposition à l’Amérique des promesses faites à Abram, cette erreur repose sur une mauvaise compréhension de l’histoire de l’Alliance. Si l’Alliance de Dieu est fondamentalement une, elle n’en évolue pas moins au cours de l’histoire. Ainsi, la situation très particulière du peuple d’Israël dans l’histoire du salut est un phénomène unique en vue de l’incarnation du Sauveur : aucune transposition littérale ultérieure de cette situation n’est théologiquement défendable.

De ces deux erreurs découlent naturellement plusieurs éléments développés dans la Stratégie. Le premier est celui de l’Amérique comme nation élue, ayant une mission à accomplir. Ce fait transparaît à plusieurs reprises dans le document étudié, et notamment dans l’extrait ci-dessus. Le deuxième élément réside dans une vision manichéenne du monde : d’un côté les bons qui incarnent le Bien, de l’autre les méchants le Mal. On comprend dès lors aisément pourquoi il n’y a pas de place pour des pays neutres dans le système, et pourquoi les États-Unis s’arrogent d’importants droits avec leur conception du terrorisme et leurs développements relatifs à la guerre préventive.

La conception hégélienne de l’histoire

Si la première légitimation du discours et de l’action politiques américains est essentiellement théologique, la seconde est philosophique. Elle réside dans l’adoption de la philosophie de l’histoire développée au début du XIXᵉ siècle par le philosophe allemand Georg W. F. Hegel. Après avoir présenté et commenté quelques extraits de son œuvre fondamentale sur le sujet, La Raison dans l’histoire[9], nous montrerons en quoi la Stratégie s’inspire de cette œuvre.

La pensée de Hegel est complexe, souvent obscure et fort diversement interprétée par ses commentateurs, ce qui ne facilite pas son exposition : le lecteur devra donc s’armer de patience. Il est une notion à saisir pour comprendre la philosophie de l’histoire de ce philosophe : il s’agit de celle d’Esprit. L’Esprit est en quelque sorte le dieu de Hegel tel que l’Histoire le révèle. Commençons par examiner quelle est la nature de cet Esprit :

La nature de l’Esprit se laisse connaître par son opposé exact. Nous opposons l’Esprit à la matière. De même que la substance de la matière est la pesanteur, de même la liberté est la substance de l’Esprit. Nous sommes tous immédiatement convaincus qu’une des propriétés de l’Esprit est la liberté ; mais la philosophie nous montre que toutes les propriétés de l’esprit ne subsistent que grâce à la liberté, qu’elles ne sont toutes que des moyens de la liberté, que toutes la recherchent et la produisent (p. 75).

On retrouve dans cet extrait une erreur fondatrice de la Modernité : la vision dualiste du monde, avec d’une part le monde matériel, physique, intégralement soumis aux lois nécessaires (donc non libres) de la physique, de la chimie et de la biologie et d’autre part, le monde de la pensée ou de l’esprit qui ne connaît aucune limite, qui est liberté pure. La nécessité matérielle est ainsi opposée à la liberté de l’esprit.

La pensée de Hegel présente malgré cela un aspect original : c’est la manière dont le dieu du système – l’Esprit – est intimement lié au devenir historique. Alors qu’habituellement, les philosophes affirmaient que l’Être premier est ceci ou cela, Hegel va s’attacher à développer la thèse selon laquelle cet Être premier est lui-même sujet au devenir, qu’il utilise l’histoire pour s’auto-révéler : « On peut dire que l’histoire universelle est la présentation de l’Esprit dans son effort pour acquérir le savoir de ce qu’il est en soi (p. 83). » L’histoire est le catalyseur de l’auto-révélation progressive de l’Esprit : c’est au travers de l’histoire que le dieu du système, l’Esprit, prend conscience de ce qu’il est vraiment (« en soi ») et accède ainsi à la plénitude de sa divinité[10]. Ainsi, l’Être premier n’est pas, il devient. Cette tournure de pensée bouscule passablement d’habitudes intellectuelles héritées de la pensée grecque ou chrétienne. Alors que les Grecs (à l’exception d’Héraclite) pensent avant tout en termes d’essences (ce qu’est une chose en soi), Hegel médite avant tout sur le devenir. Alors que la foi chrétienne stipule que Dieu se révèle dans l’histoire tout en lui restant extérieur (il est transcendant, nulle créature ne peut le contenir ; il est pleinement auto-suffisant et n’a pas besoin de l’histoire pour parvenir à une plus grande plénitude de son être), Hegel voit en l’histoire la manifestation progressive de son dieu, comme si Dieu se faisait dans et par l’histoire. On assiste donc à une divinisation du processus historique évolutif : tout ce qui arrive est dieu. L’hégélianisme est une forme historicisée de l’idolâtrie panthéiste si chère au cœur de l’homme.

Cette prise de conscience qu’a l’Esprit (qui est parfois nommé l’Esprit du Monde) de lui-même au cours de l’histoire ne se fait pas tout seul mais par le biais de ce que Hegel nomme l’Esprit du peuple. Tous les peuples de l’histoire participent, sous la forme particulière de leur esprit propre (qui se manifeste dans leur système juridique et politique, leurs arts, etc.), à l’auto-révélation de l’Esprit du Monde.

Les Esprits populaires à leur tour se distinguent selon la représentation qu’ils se font d’eux-mêmes, selon la superficialité ou la profondeur avec laquelle ils ont saisi l’Esprit. L’ordre éthique des peuples et son droit constituent la conscience que l’Esprit a de lui-même (p. 80).
Ce n’est donc pas seulement le devenir historique qui devient dieu, mais également l’homme et sa raison, par le biais de ses productions culturelles[11]. En cela, Hegel s’inscrit dans la droite ligne de la pensée moderne.

Ces Esprits des peuples ne sont pas tous égaux : « à chaque époque domine le peuple qui a saisi le plus haut concept de l’Esprit (p. 91). » Ce fait débouche sur une vision téléologique (orientée vers un but) de l’histoire qu’Hegel présente de la façon suivante :

Les Orientaux ne savent pas que l’Esprit ou l’homme en tant que tel est en soi-même libre. Parce qu’ils ne le savent pas, ils ne le sont pas. […] La conscience de la liberté s’est levée d’abord chez les Grecs, c’est pourquoi ils furent libres. Mais les Grecs, tout comme les Romains, savaient seulement que quelques-uns sont libres, non l’homme en tant que tel. […] Ce sont les nations germaniques qui, les premières, sont arrivées, par le Christianisme, à la conscience que l’homme en tant qu’homme est libre, que la liberté spirituelle constitue vraiment sa nature propre (pp. 83-84).

Plus loin dans son ouvrage, Hegel affirmera que « l’Amérique est le pays de l’avenir », mais « comme la philosophie ne s’occupe pas de prophéties (p. 242) », il ne développera pas ce thème. À tour de rôle, mais avec toujours plus de profondeur, des peuples travaillent à la réalisation de ce but de l’histoire universelle. Cette vision débouche sur la création de la notion de peuple universal-historique. Voici l’explication qu’en donne K. Pomian :

Un peuple est universal-historique quand il exprime l’Esprit du Monde, quand, tout en gardant sa particularité, il s’avère être porteur de l’universel, incarnation d’un principe dont l’accomplissement est nécessaire à l’avancée de l’esprit, de sa connaissance de soi et de sa liberté, c’est-à-dire au progrès du genre humain pris comme s’il ne faisait qu’un. En ce sens, c’est un peuple dominant et c’est pourquoi son entrée sur la scène de l’histoire fait époque ; les autres peuples, eussent-ils été dominants précédemment, perdent leurs droits, ne comptent plus dans l’histoire du monde. Autrement dit, ils restent là, ils vivent divers événements, mais tout cela n’a plus aucune importance du point de vue de l’histoire universelle qui peut les abandonner à leur destin[12].

Ainsi, selon Hegel, l’Esprit du monde s’incarne en différents esprits populaires pour s’auto-révéler progressivement. Tout ce processus d’auto-révélation a un sens, sens qui dépend directement de la nature même de l’Esprit :

La substance de l’Esprit est la liberté. Par là est indiqué aussi le but qu’il poursuit dans le processus de l’histoire : c’est la liberté du sujet, afin que celui-ci acquière une conscience morale, afin qu’il se donne des fins universelles, qu’il les mette en valeur ; c’est la liberté du sujet, afin que celui-ci acquière une valeur infinie et parvienne au point extrême de lui-même. C’est là la substance du but que poursuit l’Esprit du monde et elle est atteinte par la liberté de chacun (p. 85).

L’histoire possède donc un sens et celui-ci est directement lié à l’avènement de la liberté – donc de l’Esprit – dans le monde[13]. Ce fait débouche sur une vision grandiose – pour ne pas dire délirante – du processus historique, puisque ce n’est à rien d’autre qu’à la naissance perpétuelle de dieu que nous assistons. Les hauts lieux de l’histoire, tout comme les drames les plus terribles, s’intègrent dans ce processus plus général d’avènement de l’Esprit :

L’histoire universelle est la manifestation du processus divin absolu de l’Esprit dans ses plus hautes figures : la marche graduelle par laquelle il parvient à sa vérité et prend conscience de soi. Les peuples historiques, les caractères déterminés de leur éthique collective, de leur constitution, de leur art, de leur religion, de leur science, constituent les configurations de cette marche graduelle. Franchir ces degrés, c’est le désir infini et la poussée irrésistible de l’Esprit du Monde, car leur articulation aussi bien que leur réalisation est son concept même. Les principes des Esprits populaires, dans la série nécessaire de leur succession, ne sont eux-mêmes que les moments de l’unique Esprit universel : grâce à eux, il s’élève dans l’histoire une totalité transparente à elle-même et qui en apporte la conclusion (pp. 97-98).

La divinisation du processus historique est évidente et la fin de l’histoire coïncide avec l’avènement de l’Esprit du monde comme « totalité transparente à elle-même ». Voilà qui est fort éloigné de la conception chrétienne de l’histoire, qui voit en celle-ci le théâtre de l’action de la Providence divine, et non le spectacle de la naissance de Dieu lui-même.

Les idées ont toujours des conséquences. Le fait d’adhérer à la conception hégélienne de l’histoire aura d’importantes répercussions sur la manière d’envisager l’action politique. Le philosophe français Jean Brun l’a fort bien relevé dans des pages consacrées à la pensée de Hegel :

L’intronisation de l’Histoire dans tous les domaines revient à la sacraliser et à affirmer qu’il n’y a pas de crimes de l’Histoire mais seulement des crimes devant l’Histoire ; au nom du « sens de l’Histoire » et de la felix culpa, on sera conduit à angéliser une « bonne » violence et à condamner une « mauvaise » violence ; ce manichéisme réapparaît aussi bien dans les théories nazies que dans les théories communistes de l’État qui ont en outre en commun de condamner l’individualisme et d’angéliser leur révolution. Toutes idées que l’on pourrait d’ailleurs retrouver dans les « théologies de la libération » qui veulent se mettre au service d’un Dieu confondu avec l’humanité, qui pensent que l’action remplace la grâce et que l’« insurrection chrétienne » doit se mettre au service d’un sens de l’Histoire qui va dans le sens d’une libération de l’homme[14].

Cet extrait contient plusieurs éléments importants. Contentons-nous de relever d’une part que la vision hégélienne de l’histoire rendra possible le développement d’une action politique arbitraire : celle-ci ne sera plus liée à certaines normes morales fixes et durables, valables pour tous. Le « sens de l’histoire » remplacera ces normes et déterminera la bonté d’une action. Ainsi, une même action pourra être bonne ou mauvaise selon qu’elle va dans le sens de l’histoire ou pas (étant entendu que cette notion de « sens de l’histoire » est malléable à merci, en fonction des projets de tel gouvernement ou de tel groupe de pression). D’autre part, cette vision des choses conduit à une glorification de l’action : il faut agir coûte que coûte pour permettre l’auto-révélation de l’Esprit.

Il est temps, après ce long détour, de revenir à l’étude de la Stratégie. Le lecteur attentif décèlera en son sein plusieurs extraits inspirés par la conception hégélienne de l’histoire. En voici quelques exemples :

L’histoire jugera sévèrement ceux qui ont vu ce danger apparaître et qui se sont abstenus d’agir. Dans le monde nouveau où nous venons de pénétrer, la seule voie de la paix et de la sécurité est la voie de l’action.

En défendant la paix, nous profiterons également de la possibilité historique de maintenir la paix. Aujourd’hui, la communauté internationale voit s’offrir la meilleure possibilité depuis l’avènement de l’État-nation au XVIIᵉ siècle d’établir un monde où les grandes puissances sont en concurrence dans la paix au lieu de se préparer continuellement à se faire la guerre. […]

Enfin, les États-Unis tireront parti des possibilités qui s’offrent à eux en cette conjoncture pour étendre les bénéfices de la liberté au monde entier. Nous nous emploierons à porter l’espoir de la démocratie, du développement, des libres-marchés et du libre-échange aux quatre coins du monde. […]

Les États-Unis se tiendront aux côtés de tout pays déterminé à bâtir un avenir meilleur en cherchant à offrir les avantages de la liberté à son peuple.

On retrouve notamment l’idée d’une histoire divinisée qui « jugera sévèrement », comme l’Éternel-Dieu lors du Jugement dernier ; celle du primat de l’action politique qui est la « seule voie de la paix et de la sécurité » ; celle de vivre une étape particulière du processus historique (la fin de l’histoire ?), où la liberté sera enfin manifestée dans toutes les sphères de l’existence humaine (privée, publique avec la démocratie, économique avec le libre-échange, etc.) ; celle, à peine voilée, des États-Unis dans le rôle de la nation universal-historique. Cette compréhension des États-Unis comme nation phare, pays catalyseur de l’avènement de la liberté politique et économique au travers du monde présente de très fortes résonances hégéliennes pour qui a l’oreille formée.

Cet arrière-plan hégélien explique bien mieux le discours et l’action politiques américaines que la doctrine chrétienne de la guerre juste. Ce fait ne manque pas d’étonner, quand on sait avec quelle vigueur le Président Bush se revendique de la foi chrétienne. Il ne manque pas non plus d’inquiéter, quand on sait que l’hégélianisme a pu fonder théoriquement certaines facettes des deux idéologies politiques les plus meurtrières que les hommes aient inventées, le nazisme (où c’est le peuple allemand qui se voit investi d’une mission historique) et le communisme (où cette fois-ci, c’est le prolétariat). Comme le relève Jean Brun :

Lorsque les manichéismes politico-philosophiques parlent de l’hégélianisme, ils distinguent traditionnellement un hégélianisme de droite, qui aurait engendré toutes les idolâtries nationalistes de l’État, et un hégélianisme de gauche, qui se serait prolongé dans Feuerbach pour aboutir à Marx. On oublie ainsi que l’hégélianisme ne se situe pas d’un côté ou de l’autre, quelles qu’aient pu être les utilisations qu’on en ait fait, il se situe là en ce moment de l’histoire de l’Histoire où l’homme devient le collaborateur de Dieu, et Dieu le collaborateur de l’homme, au sein de ce Grand Œuvre qu’est l’histoire de l’Absolu[15].

La Stratégie fonde un nouveau type de Théologie de la libération, non dans son acception marxiste-léniniste à laquelle nous avons été habitués ces dernières décennies, mais dans sa version droit de l’hommiste et libre-échangiste. La nation universal-historique, l’Amérique, se doit de travailler partout dans le monde à l’auto-manifestation de l’Esprit, qui est liberté absolue. Et en tant que peuple universal-historique, rien ne peut ni ne doit lui résister.

Conclusion

Le millénarisme américain et la conception hégélienne de l’histoire sont deux confluents qui finissent par former un tout relativement homogène sensé légitimer l’action politique internationale des États-Unis. Le mélange est surprenant et mériterait à lui seul une étude, mais le cadre de cet article nous oblige à nous contenter de constater le fait. Ce mélange est également redoutable : il arrive parfois que deux erreurs s’entre-annulent et demeurent sans grands effets pratiques. Dans ce cas précis, elles ont plutôt un effet multiplicateur l’une sur l’autre, l’erreur théologique venant renforcer l’idolâtrie philosophique et vice-versa, toutes deux incitant – à des degrés divers – à la confusion des domaines naturel et surnaturel et développant une conception de la nature et du sens de l’histoire erronée.

Ce fait appelle une réflexion relative à la relation qui unit la pensée à l’action. Dans le cas qui nous occupe, il est à souhaiter que les États-Unis ne soient pas cohérents dans l’application de leur système de pensée. Le millénarisme américain, appliqué jusqu’au bout, pourrait servir à justifier une conduite de la guerre proche de celle d’Israël au temps de la conquête de la Terre promise. La conception hégélienne de l’histoire peut, quant à elle, servir à légitimer quasi n’importe quelle action politique et militaire, preuve en est l’histoire du XXᵉ siècle. Dieu, dans sa providence, permet souvent que les hommes n’appliquent pas de façon cohérente leur système de pensée à la réalité. C’est là un aspect de la grâce générale : si toutes les idées fausses connaissaient une pleine application, ce serait l’enfer sur terre. La réalité, avec son épaisseur propre, exerce souvent un frein sur l’homme, même malgré lui.

Le moyen de sortir de cette situation dangereuse réside à nos yeux dans la redécouverte et surtout la mise en œuvre de la doctrine chrétienne de la guerre juste. Ainsi épuré de ces erreurs, le christianisme affiché de l’administration Bush serait plus crédible et plus mûr. Il rendrait également possible un usage de la force (qui en soi est une vertu) soumis à un exercice prudent et mesuré de la raison. Voici comment Olivier Delacrétaz conclut son article consacré à ce sujet, conclusion que nous faisons nôtre, tant elle nous semble toucher au cœur du sujet que nous avons tenté de développer au cours du présent article :

À l’époque de saint Thomas, les causes terrestres, même les plus importantes étaient des biens éminemment relatifs en regard de la Cause première de toutes choses, en regard aussi du salut des âmes. Une cause pouvait être juste et néanmoins le prince reculer devant la guerre parce que le critère de la proportionnalité, par exemple, n’était pas assuré : avoir raison ne légitimait pas tout. Aucune cause temporelle n’engageait absolument. L’absolu était hors du monde.

Aujourd’hui, l’absolu est dans le monde, sous des formes tout à fait terrestres – la race ou l’ethnie, le peuple ou la nation, les droits de l’homme, la démocratie, le marché, les intérêts vitaux de telle puissance. Chacune de ces causes est considérée comme tellement juste par ses partisans qu’elle en absorbe les autres critères. Le président Bush croit fermement mener une guerre juste, non certes selon les critères traditionnels, mais directement aux yeux de Dieu. Le fait que sa cause soit juste lui suffit. Il lui donne le droit de recourir aux moyens les plus disproportionnés. Et ne parlons pas de l’intention droite qu’il vise, en fin de compte, à vouloir le bien même de l’adversaire ! L’adversaire, aujourd’hui, c’est l’Axe du Mal, ou le grand Satan. Il doit être écrasé et ce qu’il en reste doit se rendre sans conditions.

La doctrine de la guerre juste n’est pas caduque. Elle reste une approche pertinente du point de vue de la morale politique, un éclairage raisonnable permettant à l’homme d’État chrétien – ou simplement de bon sens et de bonne volonté – de juger si, objectivement et subjectivement, la guerre qu’il envisage de mener en vaut la peine. Mais on tend aujourd’hui, mélangeant arbitrairement les domaines spirituel et temporel, à lui substituer une rhétorique de la guerre juste débouchant sur l’exact contraire : la justification et l’aggravation des horreurs de la guerre[16].

Bertrand Rickenbacher

[1]      Principe qui est en soi légitime. Lire à ce propos l’article de Jean-Marc Berthoud, « Les nations : une malédiction ? » in ONU ? Non !, Lausanne, Cahiers de la Renaissance Vaudoise, 2002.

[2]      Ce refus du concept de neutralité n’est pas nouveau chez les Américains. Lors de l’entrée des États-Unis dans la Première Guerre (2 avril 1917), le Président Wilson déclara : « La neutralité n’est plus praticable ni désirable lorsque la paix dans le monde est en cause. » Cité par Jean-Jacques Langendorf, « Grandeur et scandale de la neutralité » in Les conditions de la survie, Lausanne, Cahiers de la Renaissance vaudoise, 2002, p. 193.

[3]      Point numéro 38 de L’Europe et la nouvelle stratégie de sécurité nationale des États-Unis, rapport de l’Assemblée Interparlementaire européenne de sécurité et de défense publié le 4 juin 2003.

[4]      Olivier Delacrétaz, « Remarques sur la guerre juste » in La Nation, 21 mars 2003, numéro 1702.

[5]      L’interprétation non millénariste de ces versets consiste à dire que le chiffre mille est à comprendre de façon symbolique (plénitude) et que cette période est celle qui sépare les deux venues du Christ, période pendant laquelle le salut est ouvert à toutes les nations (« afin qu’il ne séduise plus les nations »).

[6]      Il existe un livre très intéressant consacré à ce sujet : Ernest Lee Tuveson, Redeemer Nation : The Idea of America’s Millenial Role, Chicago, The University of Chicago Press, 1968.

[7]      Albert J. Beveridge (début du XIXᵉ siècle), cit. in ibid., p. vii.

[8]      Citation in Ibid, page de titre intérieure. Les deux citations sont traduites par nos soins.

[9]      Georg Wilhelm Friedrich Hegel, La Raison dans l’histoire, Paris, 10/18, 1979.

[10]    Hegel insiste beaucoup sur l’importance de ce caractère réflexif de l’Esprit dans un extrait difficile mais important : « En tant qu’Esprit l’homme n’est pas un immédiat mais essentiellement un être qui retourne à soi. Ce mouvement de médiation est un moment essentiel de l’Esprit. Son activité consiste à sortir de l’immédiateté, à la nier et à revenir ainsi en soi. Il est donc ce qu’il se fait par son activité. Le sujet, la véritable réalité, est seulement ce qui est rentré en soi. L’Esprit doit être compris uniquement comme son propre résultat (p. 78). » L’idée est qu’un être capable de réflexivité, de retour sur soi, est supérieur à celui qui vit dans l’immédiateté pure. L’histoire est donc cette médiation par laquelle l’Esprit opère ce retour sur lui-même et gagne par là même en plénitude.

[11]    Rousas J. Rushdoony, dans ses ouvrages The One and the Many (Fairfax, Thoburn Press, 1978) et The Death of Meaning (Vallecito, Ross House Books, 2002) met bien ce fait en évidence.

[12]    Krzysztof Pomian, L’ordre du temps, Paris, Gallimard, 1984, p. 135.

[13]    Voici comment F. Fukuyama, auteur d’un essai d’inspiration hégélienne qui a fait couler beaucoup d’encre en son temps et intitulé La Fin de l’histoire et le dernier homme (Paris, Champs / Flammarion, 1992), décrit cette fin de l’histoire : « Hegel avait défini l’histoire comme la progression de l’homme vers de plus hauts niveaux de rationalisme et de liberté, et ce processus avait un point final logique avec la réalisation de l’autonomie absolue de la conscience. Celle-ci, pensait-il, était incarnée dans l’État libéral moderne, apparu en Europe à la suite de la Révolution française et en Amérique à la suite de l’Indépendance des États-Unis (p. 90). »

[14]    Jean Brun, L’Europe philosophe, Paris, Stock, 1991, p. 275.

[15]    Jean Brun, Philosophie de l’histoire, Paris, Stock, 1990, pp. 178-179.

[16]    Olivier Delacrétaz, art. cit.