Au cours de cette dernière année, l’avenir de l’Europe a pris un tournant décisif, mais on ne peut pas encore dire quelle en sera la destination ultime. En novembre 2002, le sommet de l’OTAN à Prague a accepté l’intégration de sept pays provenant de derrière l’ancien rideau de fer (les Républiques Baltes, la Roumanie, la Bulgarie, la Slovaquie et la Slovénie). Ces pays rejoindront en 2004 la Pologne, la République Tchèque et la Hongrie, déjà inclues. Ceci consacre la primauté militaire de l’Occident sur l’ancien bloc communiste. Les États-Unis s’implantent ainsi dans les territoires anciennement sous domination soviétique à l’Ouest, confortant ainsi par rapport à la Russie la position de force qu’ils ont prise lors de la guerre en Afghanistan, quand ils ont établi des bases militaires en Ouzbékistan et au Kirghizstan.

En outre, le Blitzkrieg anglo-américain contre l’Irak a produit quelques réactions diplomatiques vraiment surprenantes. D’abord, la totalité des pays de l’Est ont appuyé cette campagne militaire – l’armée polonaise se plaçant même en première ligne. Cela se produisait au moment où les thèses américaines étaient incapables de s’imposer à l’ONU, face à la France, l’Allemagne et la Russie qui ont concerté leurs diplomaties au Conseil de Sécurité et, surtout, quand la plupart des pays de l’ancien bloc de l’Est – à l’exception de la Roumanie et de la Bulgarie qui ne seront admises qu’en 2007 – s’apprêtaient à entrer en janvier 2004 dans l’Union Européenne.

Ensuite, la guerre d’Irak, menée en bonne partie, comme nous le savons maintenant, pour maintenir le dollar comme devise pétrolière internationale (depuis l’an 2000, l’Irak avait choisi d’être payé en euros), a été soutenue diplomatiquement par les Pays-Bas, l’Espagne ou l’Italie, pays étroitement associés au sort de la monnaie unique européenne. L’apparent paradoxe arrivait à son paroxysme quand le premier-ministre catholique d’Espagne, José María Aznar, se montrait, souriant, entouré de deux présidents protestants, George Bush et Tony Blair, lors de la rencontre des Açores…, ceci justement au moment où le pape Jean-Paul II annonçait son intention de se présenter devant l’ONU pour plaider en faveur de la paix internationale ! Le pape, qui malgré son âge et la maladie garde encore toute sa fougue, n’est pas le genre d’homme à souffrir ce genre d’insubordination en silence. Il a réagi immédiatement en faisant une visite-éclair en Espagne. Cette visite ne peut qu’être considérée comme l’expression de sa volonté de marquer la souveraineté papale sur l’un des pays les plus traditionnellement fidèles à Rome. Même si le pape a été soucieux de ne pas désavouer le président Aznar, il a reçu les louanges de la gauche traditionnellement anticléricale pour sa position sur la guerre. L’emprise de la papauté sur l’Espagne s’est bien affermie.

La politique d’équilibre des pouvoirs

De toute évidence, nous nous trouvons aujourd’hui en Europe devant une expression très claire mais, à bien des égards nouvelle, de la politique d’équilibre des pouvoirs. Une telle politique est inhérente à la division de l’humanité pécheresse en différentes nations, dispersion du pouvoir politique voulue par Dieu suite à l’auto exaltation de l’humanité par la Tour de Babel (Gen. 11:1-9). Elle repose sur deux principes fondamentaux, propres à l’existence même des nations : celui de la souveraineté et celui du pouvoir –, réalités liées, parmi d’autres facteurs, au territoire, à la population et à la situation géographique de chaque pays. Le jeu des pouvoirs entre nations souveraines tend à un équilibre (toujours instable, certes, et parfois très lent à atteindre) ceci notamment par l’établissement d’alliances établies selon la relation des forces en présence à un moment donné. L’objectif ainsi poursuivi est qu’aucune puissance ne développe son hégémonie au point que les autres nations se trouvent en danger de perdre leur propre souveraineté. L’antithèse de l’équilibre des pouvoirs, c’est l’empire.

L’expression classique de la politique d’équilibre des pouvoirs en Europe fut la diplomatie du cardinal Richelieu qui, pendant la Guerre de Trente Ans, s’était engagé dans des alliances où le Royaume de France s’associait au monde protestant, avec les princes allemands du Nord et le roi de Suède en particulier, contre l’Empereur catholique du Saint Empire Germanique. Les fruits de la politique d’équilibre de Richelieu se récoltèrent lors de la Paix de Westphalie (1648), Traité qui permit quelque 150 ans de paix relative sur le continent européen. L’abandon progressif de cette politique n’a fait que combler ce continent de guerres. En effet, la Révolution française a ouvert la voie, au travers de la centralisation politique et administrative du plus grand pays d’Europe occidentale, à une nouvelle course pour l’hégémonie européenne. Dès lors, l’affaiblissement de la France au Congrès de Vienne (1814-15), après la déconfiture de l’Empire napoléonien, a ouvert la voie à l’unification de l’Allemagne autour de la Prusse. Le démantèlement postérieur de l’Empire Austro-Hongrois à Versailles (1919) ne pouvait que mener à l’expansion allemande vers l’Est ou celui de la Russie Soviétique vers le Sud, ce qui s’est effectivement produit à la fin de chacune des guerres mondiales.

Après ces 150 années de guerres nationales et révolutionnaires, l’Europe a, à nouveau, connu 50 ans de paix par un processus d’unification économique et militaire sous la houlette des États-Unis. Ce mouvement visait à faire cesser l’antagonisme entre la France et l’Allemagne et à garantir la défense de l’Occident face au bloc communiste. Il est évident que la disparition de l’URSS et la désintégration du bloc communiste ainsi que la réunification allemande qui s’en suivit a complètement bouleversé le jeu des forces sur la scène européenne. Car la porte fut à nouveau ouverte pour une nouvelle expansion occidentale, et plus spécifiquement allemande, vers l’Est. L’Allemagne a ainsi besoin de promouvoir le développement de l’Union Européenne pour que son expansion vers l’Est ne paraisse pas comme l’avènement d’un nouveau Reich. De son côté, la France appuie cette soi-disant « construction européenne » dans l’espoir de contrôler l’Allemagne, grâce à une parité de pouvoir théorique dans les organes de décision communautaires. De cette manière, la France et l’Allemagne, bien que pour des raisons distinctes, voire opposées, sont devenus les grands promoteurs de l’idée d’une Europe unie, dont le Traité de Maastricht, l’Euro et le projet d’une Constitution européenne, qui vient d’être présenté au mois de juin dernier, sont les acquis incontournables. Dans l’immédiat, on dispose d’une zone économique continentale unifiée, un gigantesque marché de 400 millions de personnes, deux fois la population des États-Unis et quatre fois celle du Japon. À l’horizon se dessine la possibilité d’intégrer dans cette nouvelle Europe la Russie, aboutissant ainsi à réaliser l’idée du général de Gaulle : une Europe s’étendant « de l’Atlantique à l’Oural », ceci notamment pour ce qui concerne la politique de défense. La réussite d’un tel projet permettrait à l’Europe de se détacher de la tutelle des États-Unis, dépendance qui, lors des campagnes militaires d’après le 11 septembre, a revêtu un caractère humiliant pour les partenaires européens, du moins pour la France et l’Allemagne.

Le pouvoir dans la nouvelle Europe

Par conséquent, pendant la première moitié de cette année, au moment où les diplomaties européennes se divisaient à propos de la guerre d’Irak, on a assisté à deux actes d’une importance extraordinaire pour l’avenir d’Europe : l’annonce d’une Europe à 25 membres pour l’an prochain et la publication du projet de constitution européenne qui devra être votée en référendum par les pays membres. Loin d’être contradictoires cette division sur le plan diplomatique et l’union politique qui se dessine, sont profondément reliées. En effet, les bases sur lesquelles repose la nouvelle constitution, citoyenneté européenne et principes d’attribution et de subsidiarité, ne signifient rien d’autre que la formation d’une nouvelle Europe fédérale, si ce n’est dans les structures de gouvernement, du moins dans l’application du principe de souveraineté. Autrement dit, la réalité que masque cette langue de bois communautaire n’est autre que la perte du principe même de souveraineté nationale par les États membres.

En effet, l’article 10 de la nouvelle constitution instaure la primauté du droit européen sur le droit des États. L’exception est ici l’Allemagne, le seul pays à avoir déclaré dans les années 1990 qu’au niveau interne, le droit national allemand primerait sur le droit européen. Ce faisant, elle marque sa prépondérance évidente sur le reste de l’Europe. En plus, l’Union européenne détiendra des compétences exclusives dans les domaines clefs de l’économie (politique monétaire, commerciale et douanière) et elle en exercera d’autres selon le principe bien connu de subsidiarité. Ce principe, emprunté directement au Magistère romain[1], mais dont la portée est ici renversée, signifie que l’Union Européenne exercera son autorité dans d’autres domaines que ceux qui lui sont propres, suivant un critère d’efficacité (art. 9.3). Il faut ainsi s’attendre à ce qu’une fois que l’autorité européenne aura agi dans un domaine prétendument de « compétence partagée » ou « d’action d’appui », ce domaine deviendra celui de sa juridiction exclusive. En effet, comme le droit européen prime sur les droits nationaux, rien ne pourra empêcher l’accumulation de compétences et de pouvoirs par l’administration centralisatrice de Bruxelles. En outre, l’Union détiendra de plus en plus de compétences en matière de politique d’emploi, comme dans celui de la politique étrangère et de la sécurité (défense européenne), politiques que les États membres devront appuyer « sans réserve » (art. 15.2). La division diplomatique spectaculaire entre États membres de l’Union lors de la récente guerre d’Irak ne fait que mettre en lumière le fait que les domaines de la politique extérieure et de la sécurité sont les seuls où les États membres veulent, ou peuvent encore, exercer leur souveraineté, et cela en cherchant l’appui de la nation la plus puissante du moment, les États-Unis. Ces domaines de la politique extérieure et de la sécurité seront sans doute l’aspect le plus conflictuel du développement prochain de la nouvelle Europe. Mais il est prévisible qu’en restant à l’intérieur de l’Union, l’engrenage du pouvoir communautaire l’emporte finalement sur les résistances nationales.

L’obligation d’approbation de ce projet de constitution européenne par voie de référendum par chacun des États membres n’est donc pas surprenant : dans le cas d’une approbation le principe de souveraineté sera dans les faits transmis par les différents peuples à l’Union Européenne. La perte de souveraineté sera donc alors définitive. Il est évident que le consensus à l’échelle européenne qui s’est forgé petit à petit entre les partis politiques nationaux qui se disputent le pouvoir et les grands médias va œuvrer à camoufler totalement cette réalité lors des diverses consultations référendaires.

Le pouvoir, et lui seul

On se trouve donc sur le point d’assister à la naissance de quelque chose qui est encore privé de visage défini, dont l’avenir est incertain et auquel il est difficile, de par ses dimensions et la structure de son pouvoir, de trouver des parallèles historiques, si ce n’est celui de l’ancienne URSS. Sûrement, l’aspect le plus novateur de l’Union européenne réside dans la nouvelle doctrine qu’on y trouve de l’équilibre des pouvoirs. Si dans la doctrine classique, l’équilibre se fait à partir de la reconnaissance du principe de la souveraineté nationale, maintenant il ne sera à atteindre qu’une fois ce principe aboli. De cette manière, en ce qui concerne les anciennes nations, tant que leur identité politique ancienne n’aura pas été entièrement effacée, il ne restera à l’intérieur de l’Union Européenne qu’un rapport brut entre pouvoirs nationaux, situation extrême dont on n’est pas en mesure de prévoir les dangers.

Il ne faut pas se tromper : l’Union Européenne est conçue exactement en fonction de ce nouvel équilibre des pouvoirs. C’est ainsi que les organes exécutifs (le Conseil des ministres et la Commission européenne) sont nommés directement par les États membres ; qu’on dispose d’un double pouvoir législatif (le Parlement et le Conseil des ministres) ; et que chaque pays aura un pourcentage de voix déterminé en fonction de son pouvoir, supposé ou réel, clause constitutionnelle qui décidera de la plupart des actes législatifs de l’Union. C’est justement la procédure concernant la prise de décision qui rend inévitable la recherche d’un équilibre des pouvoirs parmi les alliances qui se constituent entre les États membres de l’Union Européenne.

Dans ce sens, la parité de pouvoir entre l’Allemagne et la France (en 2009, les deux pays auront chacun 29 voix) n’est qu’une illusion d’optique : car il faut ajouter au compte de l’Allemagne les voix des pays de l’Est traditionnellement pro-allemands, comme le sont les Républiques baltes, la Slovaquie, la Slovénie, la Bulgarie et l’incorporation prévisible de la Croatie. En 2009, l’Allemagne détiendra le contrôle de ces pays, après une colonisation économique intensive de vingt ans. En plus, cette colonisation n’aura pas seulement un caractère économique : la population allemande se tournera massivement vers ces territoires de l’Est pour l’installation d’entreprises ou simplement pour l’achat de résidences secondaires, ce qui a déjà commencé à se produire chez les Sudètes. La Poméranie et la Silésie ainsi que le reste de la Pologne occidentale ne vont pouvoir échapper à ce processus de germanisation. Il est prévisible que dans les environs de 2009, le panorama de l’Europe de l’Est ne sera pas très différent de celui d’entre les deux guerres. Les populations des pays de l’Est vivent avec une certaine indifférence, ou plutôt une sorte de fatalisme, le destin qui se dessine devant leurs yeux, comme le montrent les superbes taux d’abstentions lors des référendums d’adhésion à l’Union Européenne, abstentionnisme qui se situe en général à près de 50 % de l’électorat. Un journaliste tchèque décrivait récemment l’avenir qui attend son pays lors de sa prochaine entrée dans l’Union Européenne ainsi :

Quand en 2004 la porte de la cage européenne se fermera derrière nous, nous allons retrouver toute notre capacité, si bien développée pendant le communisme, de ne rien faire contre ce mal sinon d’autant et plus maudire nos voisins occidentaux qui, pendant quelques mois ou semaines, avec l’avarice qui les caractérise, vont racheter le sol sous nos pieds. Ils achèteront les maisons dans lesquelles nous vivons et nous mettront à la rue. Ils vont ensuite acheter la rue et ils nous mettront dans les forêts… Et après ? Faudra-t-il demander l’asile en Russie ou en Biélorussie ?

Le journaliste ricane en suggérant à ses concitoyens de demander l’aumône sur la Place Rouge. Il vaut mieux, conclut-il, se satisfaire de la jouissance des commodités européennes.

En ce qui concerne l’Europe occidentale, on assistera de plus en plus à la création d’« euro-régions » transfrontalières qui vont diluer progressivement les contours des États. Justement, l’Union Européenne encourage la dispersion des régions en les dotant de voix politiques dans un comité qui, en principe, n’est que consultatif. Des régions comme la Catalogne ou le Pays Basque vont petit à petit se détacher de plus en plus de l’Espagne. Par ailleurs l’Alsace et la Lorraine, par exemple, ne s’attacheront pas pour autant davantage à la France. Des initiatives sécessionnistes vont apparaître un peu partout, ce qui ne fera qu’affaiblir les États au sein de l’Union. Tant à l’Est qu’à l’Ouest, on aura l’occasion de vérifier l’axiome selon lequel une Europe dans laquelle le principe de la souveraineté de l’État-nation aura été aboli ne peut, par définition, être autre chose qu’une Europe germanisée[2].

Si la France veut encore assumer le rôle de contre-pouvoir à l’Allemagne en Europe, elle devra pour finir se tourner vers les pays périphériques comme, parmi d’autres, le Royaume Uni, les Pays Bas ou l’Italie (ce qui, au bout du compte, a longtemps été sa politique). Mais c’est à ces pays qu’elle s’oppose actuellement, cherchant à se constituer avec l’Allemagne comme le noyau dur de l’Union. De leur côté, les pays du Sud de l’Europe verront, d’une part, s’éloigner pour toujours la pluie de subventions, financement bruxellois de leurs infrastructures reçu pendant une vingtaine d’années ; mais, de l’autre, ils constateront le déplacement de leurs entreprises vers les pays de l’Est. Sans doute leur seule chance est, entre temps, d’asseoir leur pouvoir véritable par une croissance économique accélérée (donc artificielle), liée notamment à l’augmentation de la population due à une immigration massive. En quelque 10 ans, l’Espagne (pour ne prendre que ce pays) a accueilli quelque deux millions d’immigrés. Les prévisions (ou faudrait-il parler de projets ?) indiquent qu’en 2009 ce chiffre aura doublé. La réserve de population provenant des anciennes colonies donne aux dirigeants européens une marge de manœuvre qui permet la mobilisation industrielle massive de la femme et sa conséquence obligée, celle de creuser encore davantage la chute démographique. Cette mobilisation économique féminine est une des conditions nécessaires à cette croissance économique forcée.

Assurément, c’est ici, d’un point de vue chrétien, que se trouve l’aspect le plus inquiétant de la nouvelle Europe. Car, tant pour ce qui concerne l’idéologie transnationale qui la soustend, que dans la course au pouvoir entre États qu’elle entraîne, l’Europe nouvelle doit, au minimum, réformer la famille et, si cela est possible, la démembrer. On ne peut pas interpréter autrement l’attention « spéciale » accordée à la protection des « droits des enfants » dans la constitution européenne (art. III.4). À vrai dire, on n’a pas besoin que l’Europe se porte comme Protecteur des enfants, car les droits nationaux occidentaux punissent déjà les comportements délictueux à leur égard. Ce but (qui figure même comme l’un des principaux objectifs de l’Union !) ne peut donc avoir qu’une intention idéologique : celle d’opposer les soi-disant « droits des enfants » à l’autorité de leurs parents. On peut apprécier de la même façon la définition qui y est donnée du mariage et de l’acte par lequel on fonde une famille (art. II.9). Loin d’exprimer un souci sincère d’affermir cette institution fondée par Dieu à la Création, cet article ne semble avoir d’autre objectif que d’interdire aux droits nationaux le moyen de refuser légalement aux homosexuels le droit de se marier et d’adopter des enfants, ceci en vertu du principe de la non-discrimination en matière de droits (art. II.21). Le Vatican a bien compris la nature de cette démarche et, peu après la parution du projet de constitution, a contesté toute compétence des États à légitimer légalement un quelconque « mariage » entre homosexuels. Mais le Magistère romain a surtout (ce qui ne saurait passer inaperçu) fait appel aux politiciens catholiques des différents pays pour qu’ils s’opposent aux directives qui, cela est sous-entendu, allaient venir de Bruxelles. La réaction furibonde des principaux partis pro-européens, démocrates-chrétiens allemands en tête, montre bien que la décision en matière de « mariage » d’homosexuels est arrêtée. Ce qui est sûr, c’est que la Cour de justice européenne imposera cette injonction constitutionnelle à tous les pays membres de l’Union, attaquant ainsi la forteresse ancestrale de la famille, fondement et appui des vraies libertés, outrepassant les contraintes nationales.

La place de Dieu dans l’avenir de l’Europe

La nouvelle Europe qui se dessine se lève devant nos yeux comme étant l’incarnation de l’Idée hégélienne, c’est-à-dire la culmination inéluctable du devenir historique, Idée étatique à laquelle il faut soumettre toute valeur. Elle possède aussi en propre ce caractère futuriste de rupture radicale avec le passé qui caractérise le monde depuis la Révolution française. C’est cet esprit qui pendant le siècle dernier a engendré les pires totalitarismes. On peut très justement se demander si cette Europe pourra se soustraire à pareille tentation totalitaire, tentation dont elle abrite le germe en son sein. À vrai dire, l’idéologie européenne, forgée par des socialistes ou des conservateurs amoraux et libertins, n’est autre qu’une variante douce de l’utopie socialiste. Elle partage avec le marxisme une conception matérialiste de la vie, vision du monde où l’économie prime sur tous les domaines de la réalité, perçue comme étant le principe directeur de l’humanité. Elle cherche à prendre sur elle les droits et les devoirs qui naturellement, c’est-à-dire, selon la réalité telle que Dieu l’a créée, incombent aux nations et à la famille. Elle n’a d’autre but que l’instauration d’un super-État qui modèlerait à volonté les populations de tout un continent. En conséquence, lorsqu’elle aura ruiné matériellement et spirituellement des générations d’européens, elle devra, soit reconnaître son erreur fondamentale et revenir sur ses pas (se repentir !), soit se précipiter dans une fuite en avant, manifestant ainsi toutes ses potentialités destructrices. Dans les deux cas, il n’est guère à prévoir que le choix se fasse dans la paix et dans le calme.

Mais, à un niveau différent, nous devons attirer l’attention du lecteur sur un fait que cette construction européenne suppose déjà : la mise à mort programmée de l’héritage de la Réforme. Ceci se fera non seulement par l’assemblage en une seule Union de pays catholiques et protestants, mais surtout par ce fait que le principe même de la Réforme, celui de la souveraineté des nations et celle des Églises particulières face aux prétentions universelles de l’Empire et de la Rome papale, est antithétique au principe d’hégémonie transnationale qui anime la construction européenne. Pendant les premiers 130 ans du Protestantisme (c’est-à-dire jusqu’au Traité de Westphalie en 1648), ce principe de la Réforme a été défendu par les nations protestantes jusqu’à verser leur sang pour les défendre. La dernière et plus longue des conflagrations confessionnelles, la Guerre de Trente Ans, a été d’un sort inégal pour les pays de la Réforme : pour une partie du monde protestant la liberté des peuples et des Églises fut reconnue par la force des armes. Mais ce gain fut acquis au prix de la perte de la moitié de la population protestante du continent, notamment par la recatholicisation forcée des territoires centraux de l’Empire. En plus, l’état d’esprit produit par ces conflagrations interchrétiennes n’a eu comme conséquence que de faire germer l’idéologie incrédule des Lumières, mentalité qui aboutit aujourd’hui à une sorte d’œcuménicité culturelle européenne animée d’un esprit totalement sécularisé, c’est-à-dire athée. L’affaiblissement doctrinal et spirituel du protestantisme pendant les siècles qui ont suivi la Paix de Westphalie est allé de pair avec le renforcement du catholicisme-romain, mouvement qui est arrivé à son sommet avec Vatican II, lorsque l’Église romaine, tout en maintenant intacts tous ses principes fondamentaux, s’est dramatiquement replacée au centre même de l’échiquier de la modernité. L’idée même d’une Europe Unie suit les modèles corporatistes et hiérarchiques de l’Église romaine. Seulement, il reste à voir si Rome sera assez habile pour se mettre à la tête de cette Europe qui se lève. Ce sera certes une entreprise fort difficile, vu le caractère foncièrement laïc que revêt la construction européenne… mais qui peut le savoir ? L’Église romaine est avant tout subtile et habile. Pouvait-on, à la fin du XIXᵉ siècle, prévoir le cheminement qu’elle allait prendre dans les décennies qui allaient venir ?

Les jours qui viennent seront difficiles, et on ne peut guère être encouragé en contemplant l’état des Églises protestantes du continent européen, livrées comme elles le sont à la désorientation et à l’indifférence, quand ce n’est pas ouvertement à l’apostasie, dansant l’air que siffle l’esprit du temps. Mais s’il peut encore se trouver une espérance pour cette Europe c’est tout simplement en revenant à l’esprit de la Réforme, esprit qui n’est autre que celui d’un Christianisme authentiquement biblique. Cet esprit affirme que la distinction salutaire des nations n’est pas abolie par le déjà de la rédemption et que l’abolition de toute frontière doit attendre le jour qui est encore à venir, celui de la réalisation plénière du pas encore du Royaume de Dieu. Ce dernier ne se manifestera dans sa plénitude qu’avec la venue en gloire de Jésus-Christ au dernier jour. Si la division des nations est bien un mal relatif dû à la Chute (voyez la condamnation par Dieu de la tour de Babel), par contre elle est un bien éminent par rapport aux tendances impérialistes de l’humanité déchue. C’est ce bien (l’existence de nations distinctes les unes des autres) qui permet l’évangélisation du monde et qui retarde la parution de « l’homme du péché » annoncé par les Écritures (II Thessaloniciens 2:3-4). Tel est le message de la Réforme : c’est dans les limites et possibilités de chaque nation que les richesses insondables de la grâce de Dieu, libre et imméritée, se manifestent en séparant pour sa gloire d’entre leur sein un peuple aimé dès avant la fondation du monde.

Certainement, face au jeu des forces qui se dresse devant nous, nous avons bien peu de ressources personnelles à présenter : notre résolution de servir Dieu avec nos familles en toute circonstance ; la volonté de ne pas être balayé par les vents de l’histoire ou assimilé par les miasmes des idéologies impériales ; un désir impérieux de voir sa propre culture et son propre pays être atteint et transformé par la Parole de Dieu. Mais, surtout, dans notre impuissance, nous avons recours à la prière, nous adressant avec ferveur à notre Père céleste, le Dieu Tout-Puissant.

Jorge Ruiz

Jorge Ruiz Ortiz est un pasteur espagnol de confession réformée œuvrant à l’implantation d’une Église dans le nord de l’Espagne. Il est l’auteur d’une thèse de doctorat en théologie systématique sur le Judaïsme dans la pensée de l’Eglise catholique romaine après Vatican II, thèse présentée à la Faculté Libre de Théologie Réformée d’Aix-enProvence. Il détient par ailleurs une licence en journalisme.

[1]      Voir Pie XI, Encyclique Quadragesimo Anno, § 71, (15-05-1931).

[2]      John Laughland, The Tainted Source. The Undemocratic Origins Of The European Idea, Warner Books, London, 1998, p. 155. Ce livre capital est disponible en français sous le titre La liberté des nations. Essai sur les fondements de la société politique et leur destruction par l’Europe, François-Xavier de Guibert, Paris, 2000.