Plusieurs ouvrages influents provenant du « Mouvement de Théologie Biblique » ont mis en doute l’exactitude de la compréhension réformée traditionnelle de l’enseignement de l’apôtre Paul sur la justification comme un acquittement objectif de culpabilité et une entrée dans une condition de justice relative à Dieu, par la grâce et au moyen de la foi, ceci en opposition à la confiance des Juifs en la justice de leurs œuvres. Pour citer Tom Holland dans son livre, « Les lignes directrices de la théologie de Paul. Un nouvel examen radical des influences sur les écrits bibliques de Paul » :
Il a été affirmé que les Réformateurs ont introduit leur propre débat avec Rome dans leur lecture du débat de Paul avec le Judaïsme. Certains théologiens bibliques soutiennent maintenant que la compréhension que Paul avait de la justification ne concernait pas le fait d’être acquitté du péché, comme le comprenaient les Réformateurs. Bien plutôt cette question concernerait le fait de faire partie de la communauté de l’alliance.[1]
1. Une ré-interprétation de Paul sur la justification
Cette nouvelle appréciation (et pour certains auteurs, ce rejet) de l’exposition réformée/luthérienne de la justification s’est manifestée en plusieurs étapes. Je ne peux mentionner que quelques-unes des sources de ce développement. W. D. Davies réagit de manière justifiée après la Deuxième Guerre Mondiale à l’attribution par Bultmann d’un arrière-plan largement hellénistique à la pensée de l’apôtre Paul. Son ouvrage le plus influent fut Paul et le judaïsme rabbinique[2] N. T. Wright de son côté écrit :
Le travail de Davies manifeste une nouvelle attitude dans la recherche d’après guerre envers le Judaïsme. Jusqu’alors le Judaïsme avait été considéré par la plupart des exégètes de Paul comme le modèle par excellence du mauvais côté de la religion. Il représentait l’effort humain autonome, le légalisme, les préjugés et l’orgueil […] Mais avec Davies la scène changea complètement et cela dans la ligne des travaux de Karl Barth, avec ce qu’on appelait le mouvement de « théologie biblique » et, bien sûr, avec la réaction d’après guerre contre l’antisémitisme odieux qui produisit l’holocauste. Le Judaïsme était tout d’un coup à la mode ; les idées juives considérées bonnes […] [Davies] démontra enfin qu’on ne pouvait pas dissocier Paul de son contexte juif sans lui faire grandement violence.[3]
Les idées sur Paul et sur le Judaïsme de Davies furent poussées beaucoup plus loin par son disciple E. Sanders dans son ouvrage célèbre, Paul et le judaïsme palestinien[4]. Comme l’écrit N. T. Wright :
Son point principal […] peut être exprimé assez simplement. Le judaïsme du temps de Paul n’était pas, comme on l’a souvent pensé, une religion légaliste de salut par les œuvres […] La plupart des exégètes protestants avaient considéré le rapport de Paul avec le judaïsme comme une forme de l’ancienne hérésie du pélagianisme, selon laquelle les êtres humains doivent par leurs seuls efforts gagner leur salut. […] Non, nous dit Sanders. Le fait de garder la loi dans le judaïsme se faisait toujours dans le cadre de l’alliance. Dieu avait pris l’initiative lorsqu’il avait fait alliance avec le judaïsme ; la grâce de Dieu précède ainsi tout ce que les hommes (ici tout spécialement les juifs) font en réponse. Le juif gar-de la loi par gratitude […] et non pas, en d’autres mots, afin de devenir membre du peuple de l’alliance, mais pour y rester. Être « dans » l’alliance était en premier lieu le don de Dieu. Sanders appela ce schéma doctrinal « le nomisme de l’alliance » (du mot nomos en grec, qui veut dire loi). Garder la loi juive était la réponse humaine à l’initiative alliancielle divine. De cette manière Sanders coupa l’herbe sous les pieds de la lecture majoritaire de Paul, ceci tout spécialement dans le Protestantisme.[5]
Wright explique ensuite le climat culturel et politique qui était le contexte qui appuyait si fortement la ré-interprétation par Sanders de la pensée de Paul, avec son souci d’avoir une attitude positive envers les juifs et d’autres minorités :
Son but pratique est très clair : les chrétiens devraient considérer les juifs avec beaucoup plus de respect que par le passé, et en particulier ne pas leur attribuer un type de religion dont ils étaient innocents. Les chrétiens pauliniens et les successeurs du judaïsme du premier siècle ne devraient pas s’anathématiser comme ils l’ont souvent fait. (Ibid.)
Le spécialiste anglais bien connu du Nouveau Testament, James Dunn, suivit Sanders, comme le fit aussi N. T. Wright. Les travaux de Dunn témoignent également du souci culturel et politique que pourrait favoriser ce changement dans la compréhension traditionnelle de la controverse de Paul avec les juifs du Iᵉ siècle. James Dunn et Alan Suggate, dans leur ouvrage, « La justice de Dieu : Un nouveau regard sur l’ancienne doctrine de la justification par la foi »[6] ont cherché à développer la doctrine de la justification comme base pour lutter contre le racisme. Tom Holland réagit comme suit :
Sans en aucune manière minimiser sa préoccupation avec cette terrible doctrine [la justification (réd.)] son attention ne se fixait pas sur le sens de la justification. Son intérêt était plutôt d’appliquer cette doctrine aux questions sociales contemporaines. Plus loin je défendrai [c’est Holland qui parle (réd.)] la position selon laquelle, pour Paul, la justification concerne l’entrée dans l’alliance et non l’égalité de tous les hommes devant Dieu. Mais pour ceci il aurait mieux fait de partir de la doctrine de l’homme créé à l’image de Dieu. (Holland, ch. 9, p. 5).
Tout cela nous montre que l’exégèse n’est jamais libre d’influence culturelle, pas plus au XXIᵉ siècle qu’au XVIᵉ. Cela peut aussi expliquer pourquoi, depuis les premières initiatives de Davies et de Sanders, un si grand nombre d’exégètes se sont hâtés de se ranger du côté de la nouvelle vision de l’enseignement de Paul. Cette remarque ne veut pas dire que leurs préoccupations étaient fausses ou que leur travail exégétique ne doit pas être pris au sérieux. Mais cela devrait nous rendre prudents vu que ces auteurs ne sont pas moins marqués par les problèmes de leur culture que ne le fut un Martin Luther, ou même l’auteur de la présente critique !
Maintenant, examinons de plus près la façon dont des spécialistes aussi influents que Sanders, Dunn et Wright ont réinterprété l’enseignement de Saint-Paul sur la justification. Sanders écrit que : […] le nomisme de l’alliance enseigne que notre place dans le plan de Dieu est établi sur la base de l’alliance et que l’alliance exige comme réponse appropriée de l’homme son obéissance aux commandements, tout en lui fournissant les moyens d’expier ses transgressions. […] L’obéissance maintient notre position dans l’alliance, mais ne nous gagne pas en tant que telle la grâce de Dieu. […] La notion de justice dans le judaïsme implique le maintien du statut du juste dans le groupe des élus[7]. Dunn commente :
Lorsqu’il parle ici (i.e. Gal. 2 : 15 et16) « d’être justifié », Paul ne pense pas à une initiative précise de Dieu. La justification de Dieu n’est pas l’action première de Dieu pour établir son alliance avec Israël, ni son acceptation initiale de quelqu’un comme membre du peuple de l’alliance. La justification de Dieu est plutôt la reconnaissance par Dieu du fait que quelqu’un se trouve dans l’alliance – qu’il s’agisse d’une reconnaissance initiale, d’une action répétée de Dieu (les actes salutaires de Dieu), ou de sa justification finale de son peuple […] « Être justifié » chez Paul ne peut, en conséquence, pas être traité simple-ment comme une formule d’entrée ou d’initiation ; et il n’est pas non plus possible de tirer une ligne de démarcation claire entre l’usage de Paul et l’usage allianciel typiquement juif. (J. Dunn, Jesus, Paul and the Law, p. 90.)
Dunn précise ensuite ce qu’on a prétendu que Paul voulait dire par l’expression, « les œuvres de la loi »,
Son rejet du fait que la justification puisse provenir des œuvres de la loi est, plus exactement, un rejet de toute prétention à ce que la justification puisse dé-pendre de la circoncision ou du fait d’observer les tabous alimentaires et purificateurs juifs. On est donc justifié de conclure de ceci que par les « œuvres de la loi » Paul cherchait à attirer l’attention de ses lecteurs sur des observations par-ticulières de la loi telles la circoncision ou les lois alimentaires. Mais pourquoi de telles « œuvres de la loi » si particulières ? Le contexte social plus général nous suggère une raison.
Du contexte dans lequel se situe la littérature gréco-romaine de l’époque nous pouvons constater que c’était en effet de telles coutumes qui étaient très large-ment considérées comme étant typiquement juives. (Dunn, op. cit., p. 191)
Dunn va jusqu’à faire cette affirmation vraiment étonnante :
« Œuvres de loi » « œuvres de la loi », ne sont jamais ici comprises, ni par Paul, ni par ses interlocuteurs juifs, comme des œuvres aptes à faire gagner la faveur de Dieu, des obéissances nous valant des mérites. Elles sont vues plutôt comme un badge indiquant ce qu’implique le fait d’appartenir au peuple de l’alliance, les traits distinctifs des juifs en tant que peuple de Dieu ; donnés précisément par Dieu pour cela, ils servent à manifester leur statut dans l’alliance. […] En d’autres mots, Paul a précisément en vue ce que Sanders appelle le « nomisme de l’alliance » […].
Plus important encore pour l’exégèse biblique de la Réforme est le corollaire que l’expression « les œuvres de la loi » ne signifie pas les « bonnes œuvres » en général, telles qu’elles étaient décriées par les héritiers de Luther, travaillant à l’édification autonome du moi. […] L’utilisation de l’expression « œuvres de la loi » dans Galates 2 : 16 a un sens restreint : il se rapporte précisément à ces indicateurs de statut décrits plus haut, à des œuvres alliancielles – ces règles prescrites par la loi que tout bon juif acceptait comme allant de soi pour tout juif fidèle. Être juif c’était être membre de l’alliance et ce qui impliquait le fait d’observer la circoncision, les lois alimentaires et le sabbat. En bref, Paul paraît à nouveau comme étant, plus que beaucoup ne l’ont pensé, moins un Européen du seizième siècle qu’un homme attaché aux réalités de la vie juive du premier siècle. (Dunn, op. cit., p. 194 et 195)
N. T. Wright est, lui aussi, de l’avis que la justification ne se rapporte pas au fait d’être sauvé mais aux signes qui manifestent l’appartenance à la communauté de l’alliance. Il affirme :
La justification […] ne concerne pas la manière dont on entre dans la communauté du peuple véritable de Dieu, mais comment savoir qui est membre de cette communauté […] Pour utiliser le langage courant chez les théologiens, cela ne concerne pas tant la sotériologie que l’ecclésiologie ; cela ne regarde pas tant le salut que l’Église. (Wright, Ce que Paul a vraiment dit, p. 119)
Il ajoute plus loin :
Ce que voulait exprimer Paul par la justification devrait maintenant être clair. Il ne s’agit pas tant de : « comment vous êtes devenu un chrétien », que de savoir « comment vous pouvez reconnaître un membre de la famille de l’alliance ». (Ibid., p. 122)
II. La réponse à la ré-interprétation de la pensée de Paul sur la justification
Par souci d’être bref et clair je répondrai à cette ré-interprétation complète de « l’article sur lequel l’Église tient debout ou tombe » (Luther), en examinant deux affirmations cruciales de partisans de cette nouvelle interprétation. Elles nous mè-nent au cœur de leur thèse.
- (A) Ces savants ont-ils raison au sujet des « œuvres de la loi » ?
- (B) Ont-ils raison lorsqu’ils affirment que la justification ne concerne pas l’entrée dans l’alliance du salut, mais est un signe d’appartenance à la communauté ?
Presque tout ce qu’ils nous offrent dans leur nouvelle interprétation découle de ces deux affirmations. La Bible soutient-elle leur position ?
(A) « Les œuvres de la loi »
Une lecture simple, tant de l’Ancien que du Nouveau Testament, nous oblige à contredire de la manière la plus catégorique leur dilution des « œuvres de la loi » en de simples « badges attestant l’appartenance à l’alliance », tels la circoncision, le respect du sabbat et les lois alimentaires. Le professeur Moo, dans son Commentaire sur les Romains, nous fournit ici le bon indice :
Dunn minimise de manière constante le rôle que la transgression de la loi joue dans l’argumentation de Paul. Cette transgression n’est pas simplement l’adhésion à certaines marques d’identité ethniques. De manière répétée, Paul insiste en Romains 2 : 1-19 que ce n’est pas leur dépendance envers la loi, ni le fait, comme tel, de la circoncision qui rend les juifs justiciables devant Dieu, mais bien leur désobéissance à la loi.[8]
Je suis étonné que des exégètes aussi compétents que Dunn et Wright puissent étudier, de manière détaillée, des passages tels Galates 2 (comme Dunn l’a fait dans son article, « La nouvelle perspective sur Paul » et dans le chapitre 7 de son livre Jésus, Paul et la Loi) ou Romains 3 (comme l’a aussi fait Wright, dans Ce que Paul a réellement dit, p. 105-107), comme si Paul n’avait pas écrit Romains 1, ou comme si le Maître divin de Paul n’avait pas prêché le Sermon sur la Montagne. En d’autres mots, ils ont isolé les « œuvres de la loi » de leur contexte allianciel plus large (pour utiliser une expression chère à ces exégètes !).
Est-il possible d’interpréter ce que l’apôtre Paul voulait dire par les « œuvres de la loi » et la justification de la condamnation de la loi en séparant complètement ces doctrines de la façon dont l’apôtre rend évident, dans les deux premiers chapitres de l’épître aux Romains, le jugement dévastateur de Dieu sur les Juifs et les Gentils ? Plus encore, Paul aurait-il pu comprendre la condamnation des pécheurs par la loi (ceci tant à l’intérieur qu’en dehors d’Israël) d’une manière aussi foncièrement différente que ne l’avait fait le Christ qu’il rencontra sur la route de Damas ? Car, dans les chapitres 5 à 7 de Matthieu (le sermon sur la montagne) Jésus démontre l’état désespéré du Pharisaïsme à la lumière du sens véritable de la loi de Dieu.
Dunn et ses collègues ont traité avec une compréhension bien plus douce le formalisme pharisaïque et ses prétentions à parvenir par ce moyen à la justice, que ne le firent le Seigneur Jésus-Christ et son apôtre aux Gentils ! En lisant le Sermon sur la Montagne on n’a pas l’impression que les Pharisiens avaient plus ou moins raison de réduire, comme ils le faisaient, les exigences de la sainte loi de Dieu à des œuvres qu’ils pouvaient parfaitement bien accomplir humainement, telles la circoncision, le respect du sabbat, le respect des règles alimentaires et ainsi de suite. Ils considéraient peut-être ces œuvres comme des badges indiquant leur appartenance à Israël, comme autant de preuves qu’ils jouissaient déjà des bienfaits de la grâce de Dieu, mais il ne semble guère que cela ait été l’avis de Jésus-Christ !
Bien au contraire, le Seigneur Jésus a montré quelle était l’ampleur des exigences de cette loi divine, loi que sonde les motivations les plus profondes du cœur humain. Loin de limiter l’autorité de la loi sur l’âme et sur la communauté à n’être que de simples « badges d’appartenance », il affirme la hauteur et la profondeur de ses exigences universelles :
Celui donc qui violera l’un de ces plus petits commandements, et qui enseigne-ra aux hommes à faire de même, sera appelé le plus petit dans le royaume des cieux, mais celui qui les mettra en pratique et les enseignera, celui-là sera appelé grand dans le royaume des cieux. Car je vous le dis, si votre justice n’est pas supérieure à celle des scribes et des Pharisiens, vous n’entrerez pont dans le royaume des cieux. (Matthieu 5:19-20)
Parmi bien d’autres matières placées dans la gamme des exigences légales dé-coulant du caractère de Dieu se trouvent les réactions pécheresses suivantes : la colère (Mt. 5:22) ; les convoitises charnelles (Mt. 5:28) ; le divorce (Mt. 5:32) ; les faux serments (Mt. 5:34) ; la vengeance (Mt 5:38-42) ; des réactions erronées face à des ennemis (Mt 5:43-48) ; le fait d’étaler sa piété (Mt. 6:1-23) ; les soucis (Mt. 23-24) ; la dureté dans le jugement des autres (Mt. 7:1-5) et ainsi de suite. Une religiosité, telle qu’on la trouvait parmi les dirigeants pharisiens de cette époque, qui se fixait sur l’obligation de respecter certaines « œuvres de la loi », tout en négligeant le cœur et l’âme d’une justice véritable découlant d’une relation correcte avec Dieu, aboutit au résultat désastreux de celui qui « construisit sa maison sur le sable ». (Matthieu 7:24-29)
Le sérieux avec lequel Jésus s’est opposé à la confiance pharisaïque de ceux qui s’imaginaient avoir rempli les exigences de la loi de Dieu comme fils allianciels d’Abraham, ne se voit pas uniquement dans le sermon sur la montagne mais également dans le huitième chapitre de l’Évangile de Jean. Là, les Pharisiens nient leur besoin de recevoir une liberté véritable de la vérité que leur offre le Christ. Ils lui répondent : « Nous sommes la descendance d’Abraham et nous n’avons jamais été esclaves de personne… » (Jean 8:33) Jésus leur répondit : « En vérité, en vérité, je vous le dis, quiconque commet le péché est esclave du péché. Or, l’esclave ne demeure pas toujours dans la maison ; le fils y demeure pour toujours. Si donc le Fils vous rend libres, vous serez réellement libres. » (Jean 8:34-35)
Puis Jésus leur explique que de descendre physiquement d’Abraham ne garantit pas le fait d’être réellement libre (c’est-à-dire d’être justifié, membre de l’alliance de la grâce de Dieu). « Je sais que vous êtes la descendance d’Abraham, mais vous cherchez à me faire mourir, parce que ma parole ne trouve pas de place en vous » (v. 37). Il est significatif que, par rapport à la compréhension correcte que donne le Nouveau Testament de la justification, Jésus nie de la manière la plus nette que les Pharisiens auraient effectivement accompli « les œuvres d’Abraham » (v. 39). Il est clair qu’il n’acceptait pas que le fait de garder des « badges d’appartenance », tels la circoncision, le sabbat et les loi alimentaires suffisait pour les garder « dans l’alliance » comme semence d’Abraham. Bien au contraire, ils avaient « pour père le diable » (v. 44) ce qui voulait dire qu’ils avaient besoin d’entrer dans l’alliance par une œuvre de la grâce.
L’enseignement de l’apôtre Paul que l’on trouve dans les deux premiers chapitres des Romains n’est pas moins clair et effrayant que celui de son Seigneur pour ce qui concerne la juste condamnation de la loi si ample de Dieu, sur tous les efforts humains – ceux des Juifs comme ceux des Gentils – pour se justifier eux-mêmes. Dans ces chapitres, qui sont essentiels à la réception de l’Évangile de la grâce, Paul montre la colère juste de Dieu « contre toute impiété et toute injustice des hommes qui retiennent injustement la vérité captive » (Rom. 1:18).
Paul démontre que le juste jugement de Dieu condamne l’humanité tout entière : tant « ceux qui ont péché sans la loi » que « ceux qui ont péché sous la loi » (Rom. 2:12). Les domaines spécifiques où Paul montre la condamnation par Dieu des adversaires de Christ (voir l’ouvrage, « Le Judaïsme du second temple »), tels l’adultère ou le sacrilège idolâtre, sont utilisés par lui pour démontrer que la circoncision extérieure, loin de justifier les Juifs, les condamnerait si elle n’était accompagnée de « la circoncision du cœur, selon l’esprit et non selon la lettre » (Rom. 2:29). Rien, de ce que la « nouvelle perspective » sur Paul et la justification dit sur l’alliance comme des « badges d’appartenance » à l’alliance, ne peut donner le moindre réconfort à ceux dont l’adhésion à la circoncision et à d’autres badges de l’alliance est jugée par Dieu n’être qu’extérieure, et non intérieure. Ceci nous conduit directement à notre deuxième réponse à cette réinterprétation de Paul.
(B) La justification comme moyen d’entrée dans le salut allianciel.
Serait-il vrai que, selon les enseignements de Jésus et de Paul, le fait de garder les « badges d’appartenance » au Judaïsme traditionnel, indiquerait être « dans l’alliance » et ne de n’avoir ainsi pas besoin d’être justifié pour y entrer ? Considérons la manière dont le Christ s’est, dans Jean 3, occupé de Nicodème, l’un des chefs des Pharisiens. Qui pourrait douter un instant que Nicodème était circoncis, gardait le sabbat et respectait les lois alimentaires ? Cependant, le Seigneur lui a déclaré qu’à moins d’être né de nouveau il ne pouvait ni voir le Royaume de Dieu (Jean 3 : 3), ni y entrer (v. 5). Le Seigneur lui affirma que la vie et les actions de la chair ne pouvaient produire que du charnel et qu’une naissance surnaturelle au moyen de l’Esprit était nécessaire pour parvenir au salut (v. 5-8).
Jésus lui expliqua en plus, que cette naissance par l’Esprit impliquait que l’on regarde vers Celui qui, comme le serpent de bronze cloué au poteau dans le désert, donnerait, par le seul regard de la foi, la guérison à la morsure provenant du venin mortel du péché (Jean 3:13-16). Ceci signifie qu’il faut croire spécifiquement au Christ, le Fils unique de Dieu (Jean 3:16). La foi en lui enlève notre condamna-tion, c’est-à-dire la foi est l’instrument de notre justification (v. 18). Seule l’union avec lui permet aux actions (ou œuvres) humaines d’être « accomplies en Dieu » (v. 21). Rejeter cette lumière signifie que nos œuvres seront réprouvées – c’est-à-dire condamnées, non acceptées (v. 5-8).
C’est précisément le besoin urgent d’échapper à la juste colère de Dieu contre le péché universel qui occupe l’apôtre des Gentils dans les chapitres 3 et 4 des Romains. En Romains 1 : 18, Paul avait écrit : « La colère de Dieu se révèle du ciel contre toute impiété et toute injustice des hommes… ». Il démontre ensuite que, tant le Gentil que le Juif, sont des impies et des injustes. C’est-à-dire que leur pé-ché, qu’il soit « sous la loi » ou « sans la loi » (Rom, 2:12) mérite le jugement de Dieu (Rom. 2:1-6), car « le monde entier est reconnu coupable devant Dieu » (Rom. 3:19). Tant les Juifs que les Gentils sont coupables devant la loi divine qu’ils ont transgressée par leurs péchés (Rom. 3:9).
En d’autres mots, « le monde entier » (ce qui inclut également et de manière évidente sa portion juive) est pécheur et sous la condamnation du juste jugement de Dieu. Ceci est le dernier et le plus grand problème de tout être humain car « ceux qui pratiquent de telles choses sont dignes de mort… » (Rom. 1 : 32). Comment échapper à la colère de Dieu contre le péché, et à la mort éternelle qu’il implique, est la grande question traitée par Paul dans les chapitres 3 et 4 des Romains. Les exégètes qui suivent la ligne de « la nouvelle perspective sur Paul » traitent cet élément essentiel de l’espérance que donne l’Évangile (notre délivrance de la colère divine) de manière trop superficielle. Comme l’a fait remarquer Stephen Westerholm, « Bien que Sanders et Raisanen admettent que Paul défende l’universalité du péché en Romains 1-3, cette doctrine est déplacée par eux aux périphéries de la pensée de l’apôtre »[9].
La question capitale n’est sûrement pas ici celle des « badges d’appartenance » indiquant qui se trouve inclut dans l’alliance, comme si une telle réponse pouvait résoudre la question dernière du déversement de la colère de Dieu sur le péché ! Paul va droit au cœur du problème dans Rom. 2:26 : «… il a voulu montrer sa justice dans le temps présent, de manière à être (reconnu) juste, tout en justifiant celui qui a la foi en Jésus. » C’est ici la question déterminante, tant pour le temps que pour l’éternité : comment Dieu peut-il demeurer juste et en même temps justifier des pécheurs impies (qui croient en Jésus) ? Dieu ne peut pas et ne veut pas violer son propre caractère. Son caractère a la stabilité de l’univers. Comment peut-il alors convenablement déclarer juste un pécheur qui croit en Jésus et ne pas, par cet acte, renier son intégrité ?
La seule manière pour lui de maintenir sa justice, tout en acceptant et en acquit-tant des pécheurs, est par la propitiation au travers du sang de Christ (Rom. 3:25). Propitiation est une expression plus forte que celle d’expiation. L’expiation concerne la couverture du péché, son pardon ; la propitiation concerne le fait d’écarter de manière objective la colère de Dieu contre ce qui viole son caractère saint, c’est-à-dire le péché. L’obéissance infinie de Jésus par sa vie sainte et sa mort expiatoire a entièrement satisfait les exigences justes du caractère de Dieu qui demandent de lui qu’il traite de façon juste la question du péché. Le sang de Jésus a détourné la colère de Dieu de ceux qui s’identifient par la foi avec Son expiation. Dunn et Wright ne traitent pas de manière sérieuse cette réalité dernière. (Voyez par exemple l’explication insuffisante donnée par Wright de la doctrine de la « justification » telle qu’on la trouve en Romains 3 : 24-26. (N.T. Wright « Ce que Saint Paul a réellement dit », p. 129).
Mais comment un pécheur condamné peut-il s’identifier à l’expiation propitiatoire ? La question est ici : « Comment entrer dans cette alliance de salut ? » Il ne s’agit donc nullement ici de « badges d’appartenance » à l’alliance de Dieu. En d’autres mots, « Comment obtenir le pardon de nos péchés ? » Paul traite de ceci en Romains 4. Là il démontre comment Abraham fut déclaré juste même avant de recevoir la circoncision comme marque d’initiation manifestant son entrée dans l’alliance (Rom. 4:3, 10-11 et Genèse 15:16). Abraham fut déclaré juste par la foi, car il «… crut à Dieu et cela lui fut compté comme justice » (Rom. 4:3).
Paul considère que sa pensée est en accord avec la manière dont Abraham et David entrèrent dans une relation juste avec Dieu, lorsqu’il montre que tous deux furent établis dans leur communion avec Dieu, non par les œuvres, mais par la foi.
« Quant à celui qui ne fait pas d’œuvre, mais croit en celui qui justifie l’impie, sa foi lui est comptée comme justice. De même, David proclame le bonheur de l’homme au compte de qui Dieu met la justice, sans œuvres : Heureux ceux dont les iniquités sont pardonnées, et dont les péchés sont couverts ! Heureux l’homme à qui le Seigneur ne compte pas son péché ! » (Romains 4:5-8)
Bien que l’argumentation concernant l’imputation de la justice du Christ aux pécheurs soit centrale à la vision qu’à Paul de l’essence de l’Évangile, Wright n’hésite cependant pas à critiquer la notion même d’imputation (op. cit. p. 125). De la même manière (bien que manifestant un plus grand souci de garder une certaine notion de l’imputation accompagnant la justice subjective du pécheur), Dunn écrit : « Le débat pour savoir si « la justice de Dieu » est un génitif objectif ou subjectif, « une activité de Dieu » ou « un don accordé par Dieu », peut trop facilement devenir une nouvelle forme d’exégèse du style ou bien – ou bien. Car la dynamique rela-tionnelle se refuse tout simplement à se conformer à une telle analyse… »[10]. Si Dunn a raison ici, alors non seulement les Réformateurs Protestants, mais également l’apôtre Paul lui-même, s’est trompé avec sa déclaration qui prend la forme : « ou bien… ou bien », ceci du fait que le croyant est déclaré juste, non par ses œuvres, mais par la justice imputée du Christ ! Paul enseigne d’une manière incontestable que ceux qui croient en Christ entrent dans l’expérience du salut ; ils sont pardonnés de manière éternelle et complète, non en fonction de leurs œuvres, mais – comme Abraham et David – par la foi. Qu’on soit circoncis (comme dans le « Judaïsme du second temple » dont parlent tant les partisans de la nouvelle perspective sur Paul), ou qu’on soit incirconcis, on devient justifié « par la foi » (Rom. 3 : 20), sans « les œuvres de la loi » (Rom. 3 : 28). Dans le contexte de la justification d’Abraham, Paul oppose de manière spécifique la justification par la foi à la justification par les œuvres (Rom. 4 : 2 et 4). Avoir « Sa foi lui être comptée com-me justice » (Rom. 4 : 5), et une considération de grâce et non un droit (ou de « dû ») – v. 4. Car c’est « par la foi en Jésus-Christ pour tous ceux qui croient […] ils sont gratuitement justifiés par sa grâce, par le moyen de la rédemption qui est dans le Christ-Jésus… » (Rom. 3 : 22, 24).
Wright semble croire que la foi, et la justification dont elle est l’instrument, est une sorte d’insigne ou de borne indiquant l’appartenance à l’alliance, tandis que pour l’apôtre il s’agit de quelque chose de bien plus important : l’unique moyen d’être « considéré comme juste » par Dieu. En Rom. 5 : 9 l’apôtre montre à quel point cette doctrine de l’imputation de la justice est d’une portée eschatologique majeure pour le croyant. Car elle constitue pour lui le moyen unique pour échapper au jugement de la colère finale de Dieu : « A bien plus forte raison, maintenant que nous sommes justifiés par son sang, serons-nous sauvés par lui de la colère. »
Il me semble, qu’en dépit de toute leur perspicacité, ni Sanders, ni Dunn, ni Wright n’accordent d’aucune manière le poids qu’il conviendrait de donner à cette question massive qui est de savoir comment, par l’imputation de la justice du Christ reçue par la foi, porte d’entrée dans la grâce miséricordieuse de l’alliance, des pécheurs peuvent échapper à la colère de Dieu. Wright parle de la doctrine de l’imputation comme étant une « transaction commerciale froide » (op. cit., p. 110). Dunn, de son côté, nie pour l’essentiel l’imputation du péché d’Adam à l’espèce humaine et ne peut, en conséquence rien retirer de sensé de l’imputation de la justice du Dernier Adam à tous ceux qui se trouveront « en Lui », par la foi et cela dans la puissance de l’Esprit (Dunn, « La théologie de Paul, », p. 94-97).
A la place d’une claire imputation juridique de la justice du Christ aux croyants (Rom. 4:3, 5) et d’une non-imputation juridique à leur égard de leurs péchés maintenant déplacés sur un substitut infini et saint (Rom. 3 : 8 ; II Cor 5 : 19), la nouvelle perspective sur Paul semble offrir quelque chose qui ressemble à un mé-lange confus d’une foi considérée comme badge signalant l’appartenance à l’alliance avec une justification considérée comme la grâce infuse d’une vie régénérée. Avec tout le respect dû à ces savants, nous devons constater qu’ils nous présentent quelque chose de bien moindre que l’Évangile apostolique de la justifi-cation par la grâce, au moyen de la foi.
L’Évêque Robert Forsyth, un ami personnel et un collègue de N. T. Wright, a donné une explication succincte de la différence pastorale entre la nouvelle perspective sur la justification (en particulier de celle de Wright) et de la compréhension protestante traditionnelle de la justification par la grâce, au moyen de la foi :
« Le problème avec la compréhension que Tom [Wright] a de ces questions est qu’il paraît impliquer que Dieu nous justifie parce que nous avons été régénérés par le Saint-Esprit, sommes venus à la foi et appartenons au peuple de Dieu. C’est-à-dire que sa position ressemble à la doctrine Catholique romaine du XVIᵉ siècle, aujourd’hui tombée en discrédit, selon laquelle nous sommes justifiés par-ce que Dieu œuvre en nous, plutôt que parce qu’en Christ Dieu a travaillé pour nous à la croix. Or, bien que nous soyons en ordre avec Dieu parce que nous appartenons à l’Église et non le contraire, de telles implications ont produit un trou-ble considérable chez les réformés aux convictions évangéliques. »
Je crois que la lecture simple et directe que nous avons faite des textes sacrés, en examinant des passages décisifs de Matthieu, de Jean et de l’épître aux Romains, montre le caractère indéfendable de la ré-interprétation de Paul sur la justification. Les avantages qu’elle pourrait offrir (par exemple de faciliter le dialogue avec des amis juifs ou catholiques romains) m’apparaît largement perdue par sa manière d’embrouiller et d’édulcorer cette Bonne Nouvelle si majestueuse, que nous devrions partager avec eux – entière et complète – avec le plus grand zèle tout en cherchant à leur dire la vérité avec amour.
Douglas Kelly
[1] Paul Holland, Contours of Pauline Theology. A Radical New Survey of the Influences on Paul’s Biblical Writings, Mentor Books, 2004, Ch. 9, p. 1. Cité d’après le manuscrit.
[2] W. D. Davies, Paul and Rabbinic Judaism, Harper, London 1948.
[3] N. T. Wright, What Saint Paul Really Said, Eerdmans, Grand Rapids, 1997, p. 16 et 17.
[4] E. Sanders, Paul and Palestinian Judaism, A Comparison of Patterns of Religion, Augsburg Fortress Pub, 1977
[5] N. T. Wright, What Saint Paul Really Said, p. 18 et 19.
[6] James Dunn et Alan Suggate, The Justice of God : A Fresh Look at the Old Doctrine of Justification by Faith, Paternoster, 1993.
[7] Sanders, « Paul », 75, 420, 544, cité dans James Dunn, « The New Perspective on Paul » dans, Jesus, Paul and the Law. Studies in Mark and Ephesians, Presbyterian Publishing Corporation 1990, p. 186.
[8] Douglas J. Moo, The Epistle to the Romans New International Commentary on the New Testament, Eerdmans, Grand Rapids, 1996, p. 214.
[9] Stephen Westerholm, Israel’s Law and the Church’s Faith : Paul and His Recent Interpreters, Lightning Source Inc, 1990, p. 160.
[10] James Dunn, The Theology of Paul the Apostle, Eerdmans, Grand Rapids, 1997, p. 344.